3- Rendre la corporation (partiellement) redevable aux salariés

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement retouchés.)

Le Conference Board du Canada a publié en novembre 2008 un rapport sur la confiance. Vendu aux entreprises pour 160$, le rapport de 28 pages indique que « la confiance est maintenant la valeur clé ». Une entreprise qui n’a pas la confiance de ses salariés, de ses clients, de ses fournisseurs et de la communauté dans laquelle elle agit sera moins efficace et moins profitable. Le lecteur cherchera en vain, cependant, les mécanismes proposés par l’organisation pro-patronale pour enchâsser concrètement dans la corporation des mécanismes suscitant la confiance. Rien pour la représentation de tous ces acteurs dont la confiance est essentielle. La confiance, dans ce contexte, n’est qu’une bonne pratique d’affaires, un fait du prince.

La communauté où s’implante l’activité économique peut avoir une prise sur la vie de l’entreprise. D’abord en rendant ses aides – subventions, aides publiques – conditionnelles à la poursuite de l’activité, donc remboursables en cas de délocalisation. Ensuite en donnant à la communauté le droit de racheter les équipements en cas de départ ou de faillite et de proposer avec les ex-salariés une reconversion sous forme d’entreprise d’économie sociale.

Il existe une façon simple et directe, dans le train de réforme que nous envisageons, de transformer encore, cette fois-ci de l’intérieur, la corporation et la moyenne entreprise. Il s’agit d’y établir légalement un rôle, minoritaire mais réel, pour les salariés.

Calvin Coolidge, le président Républicain en poste au moment de la crise de 1929, a eu cette phrase: « l’entreprise est un temple où les travailleurs vont pour prier ». Dans cette conception, l’entrepreneur – le capitaliste – est Dieu. Les salariés sont les fidèles qui lui doivent obéissance (non, dévotion), se soumettent aux commandements et aux rites.

Une réaction d’une partie de la gauche est de rejeter l’entreprise, surtout la corporation, comme un lieu de confrontation pure entre patrons et salariés. C’est la révolte permanente des ouailles contre le clergé.

Rien ne changera pourtant la réalité : la majorité des citoyens passent davantage de temps de veille à l’entreprise qu’à la maison. Une grande partie de leur qualité de vie dépend de leur participation à une expérience de travail intéressante et valorisante ou alors à une expérience dévalorisante et frustrante. Ils ont donc intérêt à ce que leur temps dans la corporation participe de leur épanouissement. Pour les patrons, la science économique démontre que la moitié des innovations générées à l’interne proviennent des salariés et que, pour susciter ces innovations, la mobilisation des salariés, leur intégration dans le processus de développement de l’entreprise est essentielle. Le rapport québécois du Groupe de travail sur l’investissement en entreprise a d’ailleurs identifié la « gestion participative qui implique les employés et les réseaux externes» comme un des sept facteurs essentiels qui augmentent le rendement de l’investissement.

Il y a donc lieu d’affirmer que l’entreprise, même privée, est un lieu social essentiel de la vie collective et de ses participants : les actionnaires et entrepreneurs, certes, mais aussi les salariés et les cadres. Cela signifie que la société doit voir l’entreprise non seulement comme une froide machine à richesse qui transforme ses salariés en intrants comme les autres, mais comme un lieu de vie, d’échange et de croissance personnelle pour ceux qui la font fonctionner et qui participent à sa réussite.

Pour que la participation des salariés ne reste pas lettre morte, il faudrait d’abord introduire dans les entreprises moyennes et grandes des « comités d’entreprises », comme il en existe en Europe, sur lesquels siègent les représentants de la direction et des salariés de la production, du soutien et des cadres. Le comité, existant sur chaque lieu de travail et au siège social par délégation, doit être régulièrement informé et consulté par la direction  pour le développement de l’entreprise. Il ne s’agit pas, là, de cogestion, mais de dialogue participatif.

Lorsque l’entreprise grandit et fait le bond qualitatif de se transformer en corporation, elle lance une Offre publique d’achat, elle ouvre donc son capital à l’actionnariat externe. Une réforme majeure serait de prévoir qu’au moment de cette ouverture de capital, une proportion fixe des nouvelles actions (2%, 5%, 15% ?) soient remises, sans frais – ce qui est possible à cette étape – aux salariés de l’entreprise. Ils deviendraient donc, collectivement et automatiquement, les porteurs d’un des blocs les plus importants d’actions et devraient détenir pas moins de 10% des sièges au Conseil d’administration de l’entreprise.  Ils pourraient voir, là, au respect des normes du travail et des normes éthiques et seraient bien sur associés au succès de l’entreprise.

Cette participation des salariés au capital de l’entreprise n’altère en rien l’utilité de l’action syndicale. La question de la répartition du rendement de l’entreprise entre profit aux actionnaires et augmentations salariales (ou de congés supplémentaires) est toujours sujet à conflits entre patrons et salariés et la réponse tient souvent des rapports de force entre les uns et les autres. Mais les comités d’entreprises et la participation de salariés comme actionnaires majeurs forcera la transparence sur la situation réelle de la corporation et évitera les conflits fondés sur de fausses évaluations de la situation, de part et d’autre. Ils écarteront la pratique des mises à pied effectuées pour de strictes raisons boursières, la fermeture sans préavis de lieux de travail et l’absence d’offre de reconversion et de replacement en cas de fermeture. Une présence renforcée de représentants des salariés dans la structure de l’entreprise permettra également d’instaurer les programmes de formation continus que les gouvernements éclairés (Royaume-Uni, France) introduisent avec succès depuis quelques années et qui contribuent à faire sortir des centaines de milliers de travailleurs de l’analphabétisme, augmentent leur compétence et leur productivité[1].

arton10338-38cefLes chercheurs français auteur du livre 20 Propositions ont une autre idée, fort inventive, qui pourrait s’appliquer ici. Ils proposent que les salariés puissent choisir de recevoir une fraction de leur revenu, soit sous forme de salaire, soit sous forme d’actions de la corporation. En rendant public chaque année la répartition entre paiement et actions gratuites résultant de ces choix, la corporation serait forcée de « fournir aux investisseurs un indicateur fiable et régulier de la confiance accordée à la pérennité de son entreprise par le « capital humain » qui la fait vivre » indiquent-ils. Autrement dit, si 0% des salariés ne veulent prendre d’actions de l’entreprise, c’est très mauvais signe. La corporation aurait donc une incitation continue à faire en sorte que ses salariés, associés au succès de l’entreprise, fassent le choix d’investir une portion plus grande de leur épargne dans la « communauté de destin » que serait devenu leur lieu de travail.

[1]Chaque britannique intéressé détient son Skills Accountqui lui permet de déterminer le niveau de formation, d’aide monétaire, de soutien indirect (par exemple, garde et transport pour les mères seules) dont il a besoin pour (ré)apprendre à lire, passer le niveau technique ou viser le niveau professionnel. Depuis le lancement du programme en 2001, deux millions d’adultes sont sortis de l’analphabétisme et 1,8 million a complété une étape de formation technique. Près de 50 000 employeurs participent activement au régime. En France, le gouvernement a lancé en 2004 le « droit individuel à la formation » par lequel chaque salarié a droit à 20 heures de formation par an.

La formation peut se dérouler sur les heures de travail, et alors le salarié est rémunéré (la formation en entreprise est la plus utile pour l’avenir du salarié et la plus bénéfique pour la productivité et l’innovation parce que plus proche des besoins immédiats). Elle peut également se dérouler à l’extérieur de l’entreprise, et alors l’employeur verse 50% du salaire horaire pendant la période de la formation. Un an et demi après l’implantation du programme, 90% des employeurs affirmaient avoir reçu des demandes de formation, 50% de la part des ouvriers, 37% de la part des cadres. La formation s’était faite pour moitié en temps de travail et pour moitié à l’extérieur.

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