Bientôt : un sixième sens un peu insensé

Docteur, suis-je normal ? L’autre nuit, j’ai rêvé à mon IPhone. Sans que je lui aie demandé quoi que ce soit, il me montrait l’image de mon portefeuille, oublié sur le comptoir d’un restaurant. Je l’ai remercié en le tapotant gentiment. Puis me suis éveillé en sueurs.

Il est vrai que, depuis que je l’ai, il a pris dans ma vie une place considérable. Il prend mes appels et mes messages, bien sûr, me dit quelle température il fera, me donne l’itinéraire vers ma destination, m’indique s’il y a une station service ou une pharmacie dans les parages, quels films jouent à quelle heure dans quel cinéma, me donne la première page du Monde et du New York Times, prend des photos. Il me permet d’écouter Shakira, les Colocs et la chronique internationale d’Alexander Adler. Il me montre les cinq meilleures publicités de la semaine dans le monde. Mais il fait plus : il convertit mes euros en yen, me sert de boussole, de niveau (oui, de niveau), de lampe de poche, de métronome et de dé à jouer. Il me fournit aussi le son du sabre-laser au cas où je croiserais Darth Vador.

Il ne me rend pas savant, mais m’interdit de ne pas savoir. Deux exemples. L’autre jour, ma fille avait été frappée par l’histoire d’un lépreux dans un roman et voulait savoir comment la maladie se propageait. Tap, tap, tap, j’ai pu lui dire, exactement, et la rassurer. Mon truc : Wikipanion. Alors quand l’ancien premier ministre Lionel Jospin, notre invité au Cérium en avril, s’intéressait au Hockey et s’est demandé tout haut qui avait inventé les patins, j’ai pu lui dire, avec un bref délai, qu’on en trouvait une première trace dans son pays, à Saint-Denis au nord de Paris, du temps du roi Clovis. Épaté, le monsieur, je vous jure. Épaté.

Avons-nous donc en main l’outil ultime, l’information la plus pratique ? Que non. Ce n’est qu’un avant goût. Bientôt entre vos mains, ou plutôt, porté en collier : Le Sixième Sens. Un petit génie du laboratoire média de MIT près de Boston, Pranav Mistry, a mis ensemble, pour 350$, un téléphone cellulaire, un mini-projecteur, une mini-caméra sensible aux mouvements que vous faites avec vos doigts et vos mains. Devant n’importe quelle surface (un mur) vous projetez une carte Google. Avec vos doigts, vous l’agrandissez, la faite défiler. Vous approchez votre poignet de la caméra ? Elle comprend que vous voulez l’heure et y projette une petite horloge. Montrez votre main ouverte, c’est le clavier du téléphone qui apparaît. Vous voulez n’acheter que des produits écologiques ? Ou biologique ? Ou le moins cher ? Ou avec la plus forte teneur en sucre ? Montrez à votre caméra un produit pris sur la tablette du supermarché, il fera apparaître un feu vert, jaune ou rouge, vous indiquant s’il répond à vos attentes et vous donnant davantage d’infos si vous le désirez. Vous prenez un livre en librairie, la caméra projette sur sa couverture l’évaluation des lecteurs, une critique.

Intéressé ? Vous n’avez encore rien vu. L’équipe du MIT Média Lab compte rendre notre vue plus facile mais, en certains cas, extrêmement embarrassante. Vous rencontrez quelqu’un, la camera reconnaît son visage, cherche sa base de donnée publique (page web, résultat Google, blogue) et projette sur son corps (oui, sur son corps) des informations le concernant. Moi qui ai une mauvaise mémoire des noms, cela va me servir ! Je vais programmer mon « sixième sens » pour me dire le nom et la fonction de la personne rencontrée. Mais la caméra projettera-t-elle aussi des informations que j’ai pu stocker en voulant les oublier, telles : « vous lui devez 200 $ » ou, « vous n’avez pas retourné ses cinq derniers appels » !

Ce n’est que le début de nos problèmes. D’abord, l’utilisation de cet outil n’est pas très discret. Imaginez que vous êtes au cinéma, votre machin reconnaît Sophie Marceau et projette sur le grand écran la dernière critique du film que vous regardez ! Bon, on peut toujours l’éteindre. Autre cas limite : vous croisez Angelina Jolie ou, disons, Lucie Laurier et vous tentez de vous concentrer sur ses yeux (je parle aux hommes, évidemment). Mais votre bidule projette des informations sur la partie supérieure du tronc de la personne. Faut-il les lire ? Comment cela sera-t-il perçu ? Gare à la gifle.

Autre exemple. Vous êtes chanteuse et que vous acceptez de vous produire lors d’un mariage. On vous présente le marié, votre truc le reconnaît comme un des 10 motards criminalisé les plus recherchés au Québec. Vous tentez de détourner votre regard, mais votre patente projette le mandat d’arrêt sur la robe de mariée de madame. Cela provoque, disons, un malaise.

Gageons que l’utilisation du gadget serait souvent ressentie par sa victime comme une intrusion dans son intimité (même si elle s’est ouverte dans Facebook ou dans son blogue), comme une marque de méfiance et une suprême impolitesse.

Comme quoi il est souvent bon de savoir. Mais la qualité des relations humaines nécessite, il faut bien l’avouer, une salutaire dose d’ignorance.