Ce que l’on doit à Lucien Bouchard

 

Parce qu’il a osé, le Québec économique et social est superbement équipé pour le XXIe siècle. Parce que les Québécois refusent d’oser la souveraineté, il n’a pu les sortir du marais politique canadien.

Jean-François Lisée
Ex-conseiller politique de Lucien Bouchard et auteur de Sortie de secours

LaPresse 13.1.01

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Il est parti. Parce qu’il ne pouvait réaliser le grand objectif qui avait motivé sa venue : faire du Québec un pays. Pourtant si quelqu’un avait le cran, l’audace, la volonté, la capacité de rassembler et la poigne nécessaire pour trancher, c’était lui.

L’aveu d’impuissance personnelle face au dilemme politique québécois qu’il a livré au Salon rouge, dans la transparence et la dignité, est d’autant plus éloquent que la liste de ses réalisations suffirait à couvrir d’éloges les chefs de plusieurs gouvernements à la fois. C’est que la difficulté, loin de le rebuter, l’attirait.

Au début de 1996, qui pouvait croire que cet homme initialement peu versé en économie, chef d’un parti plus porté à la générosité qu’à l’épargne et premier ministre d’un peuple habitué au crédit et inconscient de la bombe à retardement de l’endettement, allait diriger un effort colossal pour éliminer le déficit ? Les sondages donnaient à l’époque la réponse : moins de 20% des Québécois. Qui aurait cru qu’il le ferait sans déchirer le filet social et au point de pouvoir ensuite réduire les impôts et réinvestir en éducation, en santé, pour l’enfance ?

Parce qu’il a osé prendre les dossiers de front, s’y investir totalement, user de son savoir et de ses talents, comme de son charme et de son autorité, il laisse aux Québécois de 2001 un outil collectif plus solide et plus solidaire que celui dont il avait hérité.

À l’heure où il assume ses responsabilités face à l’Histoire, on lui doit de dire la part qu’il a eue dans la modernisation accélérée que le Québec a connue depuis cinq ans, une époque de grands chantiers, comparable à celles qu’ont présidées Jean Lesage, puis René Lévesque lors de son premier mandat.

Le rétablissement financier d’un Québec naguère extrêmement fragilisé est principalement sa réalisation. C’est lui qui a fixé l’objectif. Lui qui a réuni les Sommets, lui qui avait le crédit nécessaire auprès des leaders syndicaux et patronaux – un rare mélange – lui qui a mené les négociations pour arracher, en dernière heure, les consensus nécessaires. Lui qui s’est impliqué jusqu’au cou, avec Jacques Léonard, dans la conclusion d’une réduction négociée de la masse salariale des employés de l’État, puis, avec Rémy Trudel, dans celle de la facture de 500 millions aux municipalités. Lui qui est allé plaider à New York pour empêcher des analystes incrédules d’infliger au Québec une décote de plus. Il l’a réussi sur la seule force de sa détermination à faire ce que ces analystes, comme les Québécois, tenaient pour impossible. Lui qui a ensuite fait en sorte – il se l’était juré – qu’à l’avenir, les finances québécoises ne poussent jamais plus un premier ministre à faire ce pénible pèlerinage, qui attestait crûment de la faiblesse du Québec.

Bernard Landry, réel architecte de l’activisme de l’État québécois pour la relance de l’emploi et la promotion fiscale de l’essor technologique du Québec, fut un indéfectible allié dans le combat pour le déficit zéro. Mais, il le reconnaîtra sans peine, la force motrice de l’entreprise était le premier ministre. Ensemble, comme François Mitterrand et Pierre Mauroy l’avaient fait avec le Parti socialiste français au début des années 80, le couple Bouchard/Landry a réussi à réconcilier le Parti québécois – donc la moitié de la famille politique québécoise –avec les impératifs de la croissance économique. Un travail de fond, salutaire et durable.

On sait moins encore qu’alors même que se déployait cet effort, avec ses effets douloureux dans plusieurs secteurs, c’est Lucien Bouchard qui a voulu dégager des sommes considérables pour étendre la solidarité envers les enfants. C’est à sa demande et dans ses bureaux que des hauts fonctionnaires ont conçu la politique familiale la plus généreuse sur le continent. On n’en retient aujourd’hui que le volet, majeur, des garderies à 5 dollars. Mais il était accompagné de la prestation unifiée qui couvrait, pour la première fois, les besoins essentiels de tous les enfants de familles à faible revenus. L’idée était tellement saine et bonne, que le gouvernement canadien s’en est emparé depuis, et a occupé presque tout ce terrain. En ce sens, les enfants de tout le Canada sont redevables à Lucien Bouchard d’avoir décidé – non sans résistance interne – qu’il fallait, sans attendre l’équilibre budgétaire, trouver et investir les sommes nécessaires à l’enfance et à la conciliation travail/famille. Les familles de la Colombie-Britannique, qui vient d’importer le concept québécois des garderies, lui doivent également un coup de chapeau.

D’ici une décennie, le Québec sera le seul endroit au monde où les femmes jouiront de l’équité salariale dans le secteur privé, autant que dans le secteur public. Un progrès social considérable. Ce n’était pas, à l’origine, une idée Lucien Bouchard, loin s’en faut. Mais il y eut un moment où le projet de loi sur l’équité salariale était politiquement et cliniquement mort. J’ai vu Lucien Bouchard le ramasser, en modifier les paramètres, lui redonner vie, et l’imposer au patronat au risque de faire dérailler le Sommet économique de l’automne 1996, auquel il tenait tant.

Une incarnation exemplaire de la « troisième voie »

Néo-libéral, Lucien Bouchard ? Comparé à qui ? Dans le brouhaha des débats entretenus par des chiffres artificiellement gonflés sur la pauvreté au Québec – alors que le nombre de prestataires de l’assistance-emploi tombe en flèche – qui mentionne encore que depuis quatre ans, les prestataires qui n’ont pas la capacité de joindre le marché du travail ont la garantie de l’État québécois qu’aucune réforme ne viendra amputer leur revenu indexé ? C’est ce qu’on appelle l’appauvrissement zéro, pour lequel on cherche toujours un équivalent étranger. La loi qui interdit les « clauses orphelins » vous paraît trop molle ? Trouvez-en une autre, ailleurs, qui ne ferait que la moitié du chemin qu’elle couvre.

Oui, il a mis l’économie au centre du débat. Dans une société qui exporte 60% de tout ce qu’elle produit, il était temps qu’un chef du PQ affirme haut et fort que notre richesse collective dépend de la compétitivité de nos entreprises. Sinon, nous n’aurons plus les moyens de notre social-démocratie. Oui, il pense que l’allègement réglementaire est un élément de cette compétitivité. Mais qui se souvient que c’est lui qui a réduit de 44 à 40 heures la semaine de travail régulière, au-delà de laquelle on touche temps et demie ? Lui aussi qui a augmenté le salaire minimum plus rapidement au Québec que n’importe où ailleurs sur le continent ? Il laisse un Québec qui, selon Statistique Canada, est l’endroit en Amérique du Nord où les inégalités de revenus sont les plus faibles. Oui, il a nommé à la tête d’Hydro-Québec quelqu’un qui voulait et qui pouvait la rendre plus profitable. Mais il n’a jamais songé à privatiser ce bien collectif.

Depuis quelques années, à l’initiative du premier ministre britannique Tony Blair, il existe un mouvement dit de la « troisième voie ». Il réunit des gouvernements sociaux-démocrates réconciliés avec les impératifs de l’économie de marché et de la compétitivité, mais refusant de soumettre la société toute entière aux dogmes du néo-libéralisme. À ces rencontres internationales de la modernité sociale et économique, on trouvait, en plus de Blair, l’Américain Clinton, le Français Jospin, l’Allemand Schröder, quelques autres. J’ai toujours pensé qu’il y manquait Lucien Bouchard. Le gouvernement qu’il a dirigé est une incarnation exemplaire de la troisième voie.

Sans y être aussi activement impliqué, il fut tantôt un détonateur, tantôt un soutien de taille dans la résolution d’autres dossiers qui hantaient le paysage québécois depuis des décennies, et qui sont maintenant réglés à notre plus grand bien.

Il a appuyé Pauline Marois dans le démêlage du vieil écheveau des commissions scolaires linguistiques, enfin mises en place et réduites en nombre – un des dossiers casse-cou que la ministre a réalisé avec brio . Il a épaulé Louise Harel dans le rapatriement des pouvoirs de formation de la main-d’œuvre, une revendication vieille de 32 ans.

Il a soutenu Yves Rochon dans l’établissement du seul régime d’assurance-médicament du continent. Il coûte cher ? Parlez-en aux aînés de New York qui nolisent des autobus pour venir acheter ici des médicaments dont le prix, chez eux, excède leur maigre revenu. Contrairement à ceux de la richissime Amérique, les aînés québécois n’ont plus à redouter que le coût des médicaments ne les pousse à la faillite. Un million de Québécois à faible revenus naguère non-assurés bénéficient maintenant de cette sécurité et – marque de commerce de Lucien Bouchard encore – tous les enfants du Québec bénéficient d’une couverture gratuite.

 

Un praticien du nationalisme civique

Il a donné à Guy Chevrette l’autorité politique nécessaire pour mettre de l’ordre dans le fouillis des outils de développement local. Sans qu’on en parle dans la métropole, la société civile a été investie partout en régions d’un pouvoir accru sur son développement, par le biais des Centre locaux de développement. Je suppose que dans quelques années, un chercheur du Wisconsin ou d’Oslo en vantera les louanges, attirant notre propre attention sur cet autre legs structurant de l’ère Bouchard.

Sait-on aussi que c’est lui qui a donné le signal d’une politique active d’embauche de membres des minorités culturelles dans la fonction publique, à hauteur de 25% de toutes les nouvelles recrues (« pourquoi pas 33% ?», demandait-il, pressé de combler le retard historique). Aucun autre gouvernement, libéral ou péquiste, ne s’y était concrètement efforcé. C’est Robert Perreault qui a mis ces programmes en place. On voit la distance qui sépare cette politique inclusive des déclarations d’un des prétendants à la succession de l’ex-député de Mercier.

Les relations avec la communauté anglophone, toujours problématiques sous un gouvernement souverainiste, sont plus paisibles aujourd’hui qu’à plusieurs tournants du règne libéral de Robert Bourassa. Avec les autochtones ? Malgré les embûches, le couple Bouchard/Chevrette a permis plus d’ententes, de pragmatisme, de progrès qu’à aucun moment depuis René Lévesque. Lucien Bouchard, c’était le nationalisme civique appliqué.

Sur le plan international, Lucien Bouchard a cultivé avec soin les rapports essentiels du Québec avec la France, s’y rendant une fois toutes les années et demie environ, leur donnant un contenu plus résolument économique et technologique et tissant avec Alain Juppé, puis Lionel Jospin, des liens personnels à la mesure de l’estime réciproque considérable qu’ils éprouvaient. Il a surtout réorienté l’effort québécois vers les États-Unis, s’y rendant chaque année au moins quatre fois à titre officiel et réinvestissant cette année dans le réseau des délégations. Avec Louise Beaudoin, il a aussi ouvert une politique latino américaine, avec ses missions au Mexique et en Argentine et une « décennie québécoise des Amériques ». Il a ainsi correctement positionné les priorités étrangères québécoises sur leur double ancrage essentiel : la France et l’Europe d’une part, les États-Unis et les Amériques de l’autre.

Puis, avant de partir, il a voulu mettre une dernière pierre, majeure, à son travail de construction du Québec. Il s’est engagé à fond dans le dossier des fusions municipales, derrière Louise Harel, et réglé une fois pour toutes, de la façon qu’il a choisie, un autre dossier jusque-là jugé inextricable : celui de la métropole. Au passage, il a donné au Québec une capitale nationale digne de ce nom.

C’est tout ? Non. Ce serait trop long. Il faut l’avoir vu négocier, tard le soir, lors du Sommet de l’agriculture, pour faire entrer l’industrie laitière dans l’ère de l’exportation. Il faut l’avoir vu doubler d’un coup le budget des bibliothèques publiques et décider de doter le Québec d’un symbole de la valeur de la lecture : la Grande bibliothèque. Il faut l’avoir vu surtout, pendant la crise du verglas, coordonner les efforts, diriger les opérations, ressentir la détresse jusque dans sa chair, rassurer, chaque soir, des centaines de milliers de réfugiés temporaires. La force et la compassion qu’il savait exprimer dans ces journées glaciales procurèrent alors un réconfort inestimable.

 

Et la souveraineté ?

Et la souveraineté, le plus grand de tous les dossiers ? Pourquoi son énergie pure, sa détermination sans borne ne se sont-elles pas concentrées sur cet objectif ? Mais elles l’ont été, à sa manière! Son pari, clair et limpide, qu’il expliquait dans chaque micro et à chaque discours, était que les voix manquantes au Oui en 1995 étaient liées aux insécurités économiques des Québécois. Il avait de bonnes raisons de le croire. On avait de bonnes raisons de le suivre. Une fois ce travail de fond complété, avec la peine que l’on sait, il pensait pouvoir réussir le référendum et réussir encore mieux, sur ce socle renforcé, la souveraineté.

Quand même, dans ce dossier comme dans tous, Lucien Bouchard était à l’affût d’occasions propices à accélérer le mouvement. Dès le printemps 1996, après le premier sommet, il fut outré de l’intervention juridique fédérale visant à ravir au Québec son droit de déterminer lui-même son avenir (la cause Bertrand qui allait mener ultimement à C-20). Publiquement, puis devant le Conseil des ministres, le Caucus des députés et le Bureau national du Parti québécois – comme les journaux l’ont rapporté à l’époque – il suggéra de déclencher illico une élection sur ce thème, de recouvrer ainsi le droit de tenir un référendum, et peut-être de le tenir dans la foulée. Il voyait des conditions gagnantes, fut mis en minorité par chacune de ces instances et décida – à mon très grand regret – de se plier au sentiment général.

L’occasion était manquée. Il fallait maintenant traverser le tunnel des compressions budgétaires. Lucien Bouchard espérait qu’à l’élection québécoise de novembre 1998, il obtiendrait un mandat assez fort pour tenter un référendum. Les Québécois le lui ont refusé. Il comptait encore sur eux pour lui donner le signal, deux ans plus tard, à l’élection fédérale de novembre 2000, qu’il y avait de la braise sous l’apparente passivité. Il n’a pu que constater le décrochage d’un nombre croissant de Québécois, malheureusement convaincus à la fois de l’aggravation du problème et de l’absence de solution.

Le drame est là, son pari n’a été relevé qu’à moitié : aujourd’hui, davantage de Québécois qu’en 1995 sont convaincus que le Québec a la force économique nécessaire pour réussir la souveraineté. Mais échaudés par un second échec référendaire, apeurés par les obstacles ajoutés par le pouvoir fédéral, beaucoup d’entre eux ont acquis à bon droit la conviction que le référendum, lui, sera un échec qu’ils ne veulent pas renouveler. Il y a une part de lucidité dans cette conviction, elle nous enfonce cependant plus avant encore dans l’impasse. Bref, pendant que Lucien Bouchard faisait sauter un cadenas, un autre, plus pernicieux encore, s’installait.

Face à ce mur, il fut d’une part réfractaire aux propositions purement volontaristes, d’autre part incapable, lui qui avait vécu Meech, de se voir replonger dans une tentative de réforme interne de la fédération canadienne. L’élection fédérale passée, il a dû s’arracher douloureusement à son rêve et tirer le trait. Cela étant, l’exigence de transparence et d’honnêteté qui était sienne lui imposait d’en informer sans délai ses militants et ses concitoyens. Il l’a fait, en disant toutes ses vérités, toute son émotion.

Il avait affirmé, en 1996, vouloir faire du Québec un pays souverain avant le début du troisième millénaire, dont il fixait la date au 1er janvier 2001. Et qu’a-t-il fait ? Il a mis le Québec en forme pour le nouveau siècle, lui a donné une force financière et économique, une solidarité sociale, des structures scolaires, municipales, de développement local et économique adaptées et prometteuses. Il a renouvelé, donc, de grands pans du modèle québécois et participé ainsi comme nul autre à l’élan global que vit aujourd’hui, sur presque tous les plans, la société québécoise.

Le Québec avait le privilège d’avoir à sa tête, non seulement un chef d’État, mais un grand chef d’État. Il lui a refusé, hélas, la force de se donner un État.