Deux mai: Le dépit, l’espoir et le rejet

(Mon analyse de l’élection du deux mai, telle que publiée dans L’actualité courant.)

On ne pourra pas nous reprocher, à nous Québécois, de ne pas essayer. Et, lorsqu’on essaie, de ne pas y mettre toute la gomme. Avec la trudeaumanie, en 1968, on a donné 54 % des votes et 56 sièges au «French Power». Le début d’un temps nouveau. Puis, octobre 1970, l’armée et les prisons. Puis, la Constitution, l’exclusion.

Nous n’y sommes pas allés de main morte pour remplacer les trudeauistes par les bleus de Mulroney en 1984: 50 % des votes, 58 sièges. Un espoir de réparation, dans l’honneur et l’enthousiasme. Puis Meech. Puis le mépris.

Alors, en 1993, nous n’y sommes pas allés avec le dos de la cuiller pour obtenir «le vrai pouvoir», celui du Bloc québécois: 49 % des votes, 54 députés, assez pour former l’opposition officielle de Sa Majesté. Puis, six élections passent. Le fruit souverainiste semble hors de portée. Le fruit fédéraliste s’entête à ne jamais être assez mûr pour une réforme.

On vient de remettre ça, en 2011, 43 % des votes et 59 sièges pour Jack Layton. Remarquez: le résultat est spectaculaire, mais la dose a baissé. Nos vagues emportaient 54 % de nos votes en 1968, plus que 43 % en 2011. Malgré tout, 23 % des électeurs sont restés fidèles au Bloc québécois — qui ne récolte que 5 % des sièges. Un Québécois sur quatre a écouté Duceppe, Parizeau, Marois, même l’un-peu-trop-coloré Gérald Larose, leur disant qu’il ne fallait pas tomber dans le panneau.

Que derrière le beau sourire de Jack Layton, se trouvait un parti qui avait appuyé le rapatriement de la Constitution, rejeté l’accord du lac Meech, voté la loi honteuse de Stéphane Dion sur la clarté référendaire.

«Peut-être, peut-être, a répondu la foule, mais le NPD, on ne l’a pas encore essayé!»

C’est un vote chargé. Un vote qui concentre en lui-même plusieurs décisions, plusieurs émotions. Le dépit, l’espoir, le rejet.

Le dépit, d’abord. On avait, naguère, rompu avec Trudeau et avec Mulroney. Claqué la porte. On était sorti de la relation, en colère et le pas pressé de prendre l’avenir d’assaut. Cette fois, rien de tel. On ne voulait pas quitter le Bloc avec fracas. On ne voulait pas lui faire de peine. On n’a rien à lui reprocher. Ou si peu. D’être resté lui-même? De n’avoir pas, à lui seul, fait sauter l’embâcle politique Québec-Canada? De dire la vérité, mais un peu trop souvent et un peu trop de la même façon?

Gilles Duceppe aurait-il pu triompher, le 2 mai, s’il s’y était pris autrement? Non. La campagne aurait pu être plus habile. Le slogan («Parlons Qc») aurait pu être bien, bien meilleur. Mais, pour l’essentiel, le Bloc était à prendre ou à laisser. Il incarnait une stratégie: parler à Ottawa de sa propre voix, peser sur les décisions lorsqu’on avait la balance du pouvoir, mais ne pas diluer sa force dans des arbitrages au sein d’un parti dominé par le Canada anglais. Le Bloc, donc, à prendre ou à laisser. Les Québécois ont laissé.

L’espoir, ensuite. Il est multiforme. Jack Layton représente, indubitablement, le changement, la fraîcheur, une attitude positive qui jure avec le discours ambiant. Comme les pacifistes que nous sommes, il ne voit pas pourquoi nous sommes en Afghanistan ou pourquoi nous voulons acheter des avions-chasseurs à coups de milliards. Comme les écolos que nous sommes, il veut taxer les pétrolières et prendre le virage vert. Comme les sociaux-démocrates que nous sommes, il pense famille, travailleurs, consommateurs à protéger contre les intérêts scandaleux sur les cartes de crédit.

Mais il a fait plus, dans cette campagne. Il a joué avec notre fibre nationale. C’est le seul parmi les chefs fédéralistes qui a rappelé «le problème historique» que constitue l’exclusion du Québec de la Constitution de 1982. Empruntant au vocabulaire péquiste, il a promis de réunir les «conditions gagnantes» pour le retour du Québec dans la grande famille.

Qu’a-t-il dit de plus, de concret, de fiable? Rien de rien. Mais ceux qui croient aujourd’hui que les Québécois n’ont pas un désir inassouvi d’être respectés et reconnus dans le pays auquel ils appartiennent encore souffrent d’une variété particulièrement virulente de cécité. En pleine campagne électorale, deux Québécois sur trois ont affirmé aux sondeurs qu’ils souhaitaient, oui, qu’on rouvre la discussion sur leurs droits et leur place dans la fédération. (Ailleurs au Canada, deux citoyens sur trois s’y refusent, d’où l’embâcle.)

Jack Layton sait très bien que les chances de succès d’une telle opération sont infinitésimales. Que les «conditions gagnantes» qu’il évoque ne seront réunies qu’après le premier jeudi de la semaine des quatre. Mais il a joué de cette carte, fait miroiter le gros lot, en sachant qu’il y aurait preneurs dans le pays de l’espoir. Il a eu raison.

Si le Canada n’avait livré au pays qu’un gouvernement conservateur minoritaire, Jack Layton aurait pu mener le reste du Parlement dans un renversement de Harper et diriger un gouvernement principalement orange. Il aurait alors été mis au défi de livrer la marchandise au Québec. Mais aujourd’hui, cantonné dans l’opposition, il aura beau jeu d’affirmer qu’il n’y peut rien, et de changer de sujet. Enfin, juste assez pour ne pas tarir l’espoir.

Le rejet, finalement. La ruée québécoise vers le NPD est une variante de la stratégie appliquée lors des deux dernières élections:  empêcher les conservateurs de gouverner, au moins de gouverner de façon majoritaire. Nous étions 75 %, en 2006, à voter non conservateur. En 2008, 78 %. En 2011, 83 %. Sur ce point, nous sommes clairs, constants et de plus en plus insistants.

Il y eut une époque où Stephen Harper, par un beau «discours de Québec» nous avait aguiché non pas avec des «conditions gagnantes», mais avec de grands changements, y compris l’encadrement du pouvoir fédéral d’empiéter sur notre autonomie. On attend encore. On attendra toujours. Il n’en est plus question.

Mais sur la culture, sur la criminalité, sur le pétrole, sur la politique internationale, sur l’environnement, il nous a bien montré qu’il était aux antipodes du Québec qu’on a en tête.

Le 2 mai, c’est le rejet de ce gouvernement qu’on a voulu exprimer. On l’a fait en jouant dans une équipe pancanadienne, espérant ainsi empêcher au moins les conservateurs d’avoir le pouvoir absolu. Un temps, en fin de campagne, on a même pensé que notre décision de jouer pancanadien permettrait à Layton de renverser Harper. Tout un beau risque!

Mais en fin de soirée, le 2 mai, on a déchanté. Le Québec a enlevé à Harper cinq circonscriptions. Les Québécois ont fait leur travail anti-Harper. Mais le Canada anglais a redonné à Harper ces cinq circonscriptions, et il en a même rajouté 24 pour donner à Stephen Harper une majorité béton.

Résultat: le rapport de force québécois disparaît. De 2004 à 2011, le Bloc et les autres partis d’opposition ont régulièrement forcé le pouvoir conservateur à adopter telle réforme, à ajouter tel budget, à renoncer à telle offensive. Maintenant que le gouvernement est majoritaire, cette marge de manœuvre n’existe plus.

En un sens, les Québécois ont essayé autre chose le 2 mai. Ils ont joué la seule carte qu’ils n’avaient jamais utilisée. Et le Canada a élu, malgré eux, le gouvernement majoritaire que le Québec souhaitait ne jamais avoir. En fait, les Québécois auraient envoyé 75 députés NPD à Ottawa, Harper aurait quand même obtenu sa majorité. Un constat aliénant. Notre destin est défini par d’autres.

Et ce fait, têtu, renvoie les Québécois à eux-mêmes. Il les renvoie au seul cadre politique dans lequel ils ont, seuls, le pouvoir de changer les choses: les élections québécoises.