Exportons Julie Snyder en Chine !

Selon Beaumarchais, en France, « Tout finit par des chansons ». Et si, dans le monde Arabe et en Chine, la démocratie commençait par des chansons ?

Auteur de 18 bouquins savants sur les questions arabes, l’historien Henry Laurens donnait récemment une entrevue assez pessimiste sur les perspectives de démocratisation au Moyen-Orient. Le radicalisme religieux va donc croître ? s’inquiète le journaliste. « Non, répond le professeur au Collège de France, car il y a aussi Star Academie ! »

Allo ? Vous qui n’avez pas récemment dirigé votre antenne satellite de façon à capter en direct et sans filtre de censure les chaînes arabes, ne savez peut-être pas que les problèmes électoraux de l’Irak ou la course à la succession de Yasser Arafat sont peu de choses à côté du principal mouvement de démocratisation en terre arabe des 12 derniers mois : le vote pour les candidats aux émissions clones de Star Académie et de Pop Idol.

Vous connaissez le système : à chaque émission, les téléspectateurs participent au processus d’élimination des candidats, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Banale, voire frivole, dans des pays pratiquant la démocratie depuis des générations, la chose est perçue autrement par des populations qui n’ont jamais voix au chapitre. Ainsi, les jeunes Syriens, Libyens, Koweitiens, Saoudiens, Émiratis, Libanais, Tunisiens, Marocains et autres, usant du pouvoir du courriel, du cellulaire et des messages textes, ont imposé leurs choix. La cote d’écoute de ces émissions a atteint 80% chez les jeunes libanais et plus de six millions de citoyens arabes se sont prononcés pour une finale opposant un étudiant dentiste libyen et un chanteur palestinien.

Dans le monde arabe, où 40% de la population a moins de 15 ans, le droit de choisir est une idée neuve. Même dans les États, comme le Liban, où le vote existe, « ce genre d’émission a donné pour la première fois l’occasion de voter pour d’autres personnes que les dinosaures qui gouvernent », disait le jeune Omar, 24 ans, à l’AFP. Autre indice que la chose a son importance : les conservateurs religieux et les radicaux s’y opposent avec la dernière énergie. Le doyen du collège islamique du Koweït s’indigne de la « décadence » inhérente à ces émissions, et le groupe islamique militant Hamas a déclaré la chose frivole, pécheresse et détournant l’attention de l’Intifada. Et comme le concept suppose que les jeunes participants vivent sous un même toit pendant plusieurs mois, le cheik libanais Samir Zeeni craint que « le diable soit au rendez-vous ». Que filles et garçons disposent de chambres de prière séparées ne semble pas l’avoir totalement rassuré.

L’origine occidentale des émissions, la mixité, le déhanchement ont sur les mentalités arabes le même effet qu’Elvis sur le Bible Belt dans les années 50. Henry Laurens rapporte que des colonels de la région lui confient être dans une situation impossible. « Ils ne veulent ni que leur filles soient voilées, ni qu’on voie leur nombril ! » Dilemme.

Tout processus électoral charriant son bagage de passion, celui-ci ne fait pas exception. Comme les Québécois qui votaient pour Audrey à Canadian Idol, les jeunes de chaque pays arabe ont tendance à soutenir leurs candidats. Et pas seulement les jeunes. L’autorité palestinienne avait déclaré une semaine de solidarité en faveur du chanteur national et monté des écrans géants dans plusieurs villes pour encourager le vote. Mais lorsque le Libyen a gagné (avec 54% des voix), plusieurs ont accusé le colonel Kadhafi d’avoir pesé sur le résultat en rendant les appels téléphoniques gratuits en Libye pendant la durée du vote.

Ne chipotons pas car il n’y a pas de petits profits dans la marche vers la démocratie. L’Asie est le nouveau terrain test du processus. Dans l’autocratique Singapour, les autorités ont refusé de révéler quelle était la marge de victoire du vainqueur de Singapour Idol, suscitant un tollé : il n’y a pas de démocratie sans transparence. Au Vietnam – oui, au Vietnam communiste – le vice-ministre de la culture a écrit aux juges pour leur dire que leurs commentaires acerbes étaient contraires aux principes du Parti. Le plus dur, et le plus important, sera de franchir la muraille de Chine. L’absence de tradition démocratique en Chine, combinée à la montée en puissance économique du pays, commence à peser sur les efforts internationaux de démocratisation. Maintenant grande acheteuse de pétrole, la Chine se présente aux portes des dictateurs africains en leur offrant contrats et aide sans poser la moindre condition quant aux respects des droits humains, évidemment. Une attitude qui mine les timides percées tentées par les pays occidentaux et qui a miné l’action de l’ONU au Darfour.

Il est donc impératif de lancer Star Académie/Chine et China Idol dans les plus brefs délais. Les Québécois sont-ils prêts, au nom de l’avenir planétaire de la liberté, à se départir de Julie Snyder pour une tâche qui demandera au moins une décennie ? Les Canadiens sont-ils disposés aussi à se passer de Ben Mulroney ? Ce sera dur, je sais, mais la cause est bonne.