Extraits de Sortie de secours : comment échapper au déclin du Québec

Extraits de Sortie de secours : comment échapper au déclin du Québec

Tels que publiés dans Le Soleil en février 2000

Jean-François Lisée


 

De l’introduction : La fin est proche, elle est juste derrière nous

Où en sommes-nous? Dans le pétrin, de toute évidence. Mais encore? Nous sommes à la fin, plutôt trois fois qu’une. Et avant de préparer des commencements, de vouloir ou de craindre ce qui sera, il faut faire le deuil de ce qui n’est plus, admettre que plusieurs des trop longs métrages politiques québécois des dernières décennies ont atteint la dernière image de la dernière bobine. Que le mot « fin » y est apparu.

Avec le siècle, en effet, trois cycles historiques québécois majeurs ont trouvé leur conclusion, et ça change tout.

Celui qui a commencé en 1960 par la Révolution tranquille et qui a mis 40 ans à imprimer au Québec, à son économie, à son expression culturelle, à son éducation, à sa technologie, à son équilibre linguistique, à ses institutions politiques, à son ouverture sur le monde, un élan qui ne pâlit nullement de la comparaison avec les sociétés occidentales les plus performantes.

Celui qui a commencé en 1966 par le déchirement, en deux camps, d’une génération politique, jusqu’alors unie dans son anti-duplessisme et dans sa quête de modernité, mais à partir de ce moment divisée quant à la meilleure stratégie de défense et de promotion des intérêts de la « nation canadienne-française ». Les uns, de Jean Lesage à Lucien Bouchard, ont voulu renforcer l’autonomie du seul État d’Amérique contrôlé par une majorité de francophones, jusqu’à lui donner une souveraineté partielle ou totale. Les autres, autour de Pierre Trudeau et de Jean Chrétien, ont voulu au contraire investir, moderniser et muscler l’État canadien pour y établir un French Power qui exercerait son influence et son pouvoir au-delà des seules frontières du Québec.

Trente-trois ans plus tard, les « Québécois d’Ottawa » l’ont largement emporté sur ceux de Québec, ayant réussi à concentrer dans l’État fédéral un pouvoir judiciaire, constitutionnel, législatif, administratif et, désormais, budgétaire qui fait du gouvernement canadien l’acteur prépondérant de la vie politique. Victoire de la concentration du pouvoir fédéral sur une autonomie québécoise qui a déjà commencé à s’étioler, qui est condamnée à une posture de plus en plus défensive et qui devra s’accoutumer à l’impuissance. Victoire à la Pyrrhus, cependant, car ce nouveau super-État canadien, sous des dehors de bilinguisme officiel, préside un Canada moins francophone qu’à l’arrivée de MM. Trudeau et Chrétien. Moins qu’hier, mais plus que demain, car l’assimilation des francophones hors Québec et les déclins démographique et linguistique au Québec annoncent pour 2050 – autant dire demain – un pays à 85 % anglophone. Les Québécois, contrôlant moins de leviers dans leur État provincial et voyant leur poids diminuer dans l’État central, sont en perte rapide de pouvoir.

D’autant que le troisième et dernier cycle fermé par le siècle fut celui ouvert par le référendum de 1980 sur la souveraineté-association. Le 20 mai 1980, les Québécois ont voté Non, mais ont commencé à croire que la décision leur appartenait de rester au Canada ou de quitter la fédération. L’imposition d’une constitution, en 1982, contre le voeu du Québec a conduit à la tentative de réparation de Meech dont l’échec, en 1990, a ouvert une fenêtre historique pendant laquelle la souveraineté mobilisait suffisamment de Québécois pour la rendre possible. Cette fenêtre était en train de se refermer lorsqu’en octobre 1995, 49,4% de Québécois – la plupart par volonté souverainiste, plusieurs par calcul stratégique – votaient Oui, et pensaient avec raison qu’un vote majoritaire serait suivi d’effet. Cinq ans plus tard, ce serait peu dire que la fenêtre de la mobilisation souverainiste est fermée, la marée de Meech s’étant définitivement retirée. Deux forces se conjuguent désormais pour verrouiller la souveraineté : l’opinion publique québécoise, que la hantise de l’échec rend allergique à l’apparition de la moindre « condition gagnante », et un pouvoir fédéral qui entend bloquer législativement le seul point de passage théoriquement praticable.

Du chapitre : L’autre pouvoir francophone

J’ai un parti pris pour le bénéfice du doute. Je ne considère pas les bonnes intentions comme suspectes. J’ai cependant la conviction que certains enfers en sont particulièrement bien pavés.

C’est pourquoi j’ai toujours trouvé réductrice la thèse selon laquelle Pierre Trudeau et Jean Chrétien ont été motivés par une volonté de nuire au Québec et, par extension, aux Québécois. On prend l’effet pour la cause.

[ …]

Trudeau écrit dans ses Mémoires politiques qu’il « existait une situation d’urgence, dans le domaine linguistique, et l’idée d’y remédier avait joué un rôle important dans notre décision d’entrer en politique ». À l’époque, ajoute-t-il, « les autorités fédérales affichaient le plus complet mépris pour la langue parlée par un tiers de la population canadienne ».

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C’est pourquoi, dès son arrivée au pouvoir, ajoute-t-il, « j’avais l’intention d’affirmer résolument le fait québécois et le fait français au sein du gouvernement central ».

De fait, la rapidité avec laquelle Trudeau, sitôt devenu premier ministre en 1968, rédige et propose la Loi sur les langues officielles, qui allait ouvrir les institutions fédérales au français, témoigne de la priorité qu’il accorde à cette « urgence ». C’est, en un sens, le combat fondateur des trudeauistes, car il déclenche dès 1968 au Canada anglais un concert de récriminations qui fleure le racisme linguistique. On mesure mal, dans le Québec de l’an 2000, la difficulté qu’a représentée l’introduction d’une mesure aussi sensée.

Car, s’il y avait mépris chez les autorités fédérales, il représentait correctement le sentiment de l’électorat, et Trudeau se dit surpris de l’ampleur du ressentiment qu’il soulève. Lors des élections de 1972, qui ont suivi la mise en application de la Loi sur les langues officielles, Trudeau et son parti ont failli perdre le pouvoir et ont dû se contenter d’un gouvernement minoritaire. La perte d’influence du Parti libéral dans l’Ouest a largement été attribuée à l’hostilité suscitée par la Loi sur les langues officielles, perçue comme un cheval de Troie vers la francisation forcée de toute la population.

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À l’heure de clore le dernier chapitre du siècle, l’oeuvre linguistique de MM. Trudeau et Chrétien et de tous les francophones qui les ont suivis à Ottawa force l’admiration. Jamais, avant eux, pendant le siècle, les francophones de tout le Canada n’ont vu leurs droits aussi bien reconnus, aussi bien défendus, jamais ils n’ont vu autant des leurs occuper des positions de pouvoir, jamais ils n’ont vu les mérites du français vantés avec autant de vigueur. Il faudrait applaudir à tout rompre à ce rapport d’étape s’il n’était accompagné, comme on va le voir, d’effets secondaires désastreux pour les francophones qu’il prétend épauler.

Du chapitre : Un État d’implosion appréhendée

Est-ce un signe avant-coureur? En novembre 1999, le chroniqueur Michel Vastel notait que, après le départ de plusieurs francophones éminents dans la haute fonction publique fédérale et à la tête de sociétés d’État, il n’y avait plus, au tournant du siècle au Canada, que deux sous-ministres francophones sur 30, aucun à des postes essentiels. Pierre Trudeau puis Brian Mulroney avaient poussé à la roue pour promouvoir à des postes clés des fonctionnaires francophones qui, pendant plus d’une décennie, ont occupé davantage que leur part des fonctions cruciales de l’appareil étatique. Aujourd’hui, la majorité anglophone reprend ses droits, et les clés du pouvoir. Et cette majorité n’est pas fixe. Elle enfle.

D’une part, 85 % des francophones du pays se trouvent désormais au Québec, comme 90 % de ceux qui vivent en français. D’autre part, on assiste à une réduction du poids démographique du Québec au sein du Canada. Réduction du poids démographique, donc du poids électoral, donc du pouvoir. Au fil du temps et des mouvements démographiques, la diminution du poids du Québec est inscrite dans l’histoire canadienne. Cela n’aurait pas posé de problème aux francophones si, au Manitoba ou en Saskatchewan, le fait français avait essaimé, implantant ailleurs une base politique que les francophones perdaient au Québec. Le contraire s’est produit.

Représentant le tiers des Canadiens au début de la Confédération en 1871, les Québécois n’en constituent aujourd’hui même plus le quart. Autrement dit, lorsqu’au début de la fédération, il fallait prendre une décision entre Canadiens, théoriquement, sur trois décideurs, il y avait un Québécois. Aujourd’hui, il n’y en a moins d’un Québécois sur quatre.

En 1999, plusieurs organismes se sont penchés sur l’avenir de la démographie québécoise et canadienne: Statistique Canada, l’Institut de la statistique du Québec, l’actuaire en chef du Régime des pensions du Canada et la Régie des rentes du Québec.

Tous confirment que la tendance à l’affaiblissement démographique du Québec au sein du Canada va non seulement se maintenir, mais s’accélérer. La chute de la natalité québécoise, le faible nombre de citoyens du Canada ou de l’étranger qui viennent s’y installer font en sorte que la population québécoise ne fera bientôt plus le poids face aux autres Canadiens.

En février 1999, l’Institut de la statistique du Québec a révisé à la baisse son scénario « moyen » de prévision démographique, c’est-à-dire le scénario considéré ni optimiste, ni pessimiste. Selon ce nouveau calcul, la population québécoise va cesser de croître en 2031 pour se mettre à décliner en chiffres absolus.

Lorsqu’on compare cette estimation à celle que fait l’actuaire en chef du Régime des pensions du Canada au sujet de l’augmentation de la population canadienne sur la même période, l’avenir s’assombrit.

Bref, dans une cinquantaine d’années, lorsque le club électoral canadien se réunira, il ne comptera qu’un membre québécois sur cinq.

Du chapitre : La voile et la quille

Les Québécois doivent se préparer à être déçus. De plus en plus souvent, ils se feront dire d’aller à Ottawa. Assez régulièrement, ils iront. Et le gouvernement fédéral leur accordera le temps et l’énergie auxquels leurpoids politique et démographique leur donne droit, c’est-à-dire de moins en moins.

À l’Assemblée nationale, il se développera une culture de la frustration. Qu’a pu faire Québec lorsque Ottawa a décidé, en 1999, d’abroger une entente en vertu de laquelle Communication-Québec était le point d’accès de toutes les demandes d’information sur les services gouvernementaux, fédéraux et provinciaux, et a créé un nouveau guichet  » Canada » séparé, plus coûteux, mais immanquablement canadien? Chialer et laisser faire.

Que pourra faire le Québec lorsque, demain et après-demain, Ottawa usera de ses milliards de surplus pour financer directement les villes, les organisations communautaires, imposer des priorités nouvelles dans les domaines culturel, économique, social? Chialer et laisser faire.

Pris dans l’étau financier construit ces dernières années, le gouvernement québécois va gérer au plus près, pendant qu’Ottawa, par la porte de côté, viendra distribuer des chèques ciblés sur des programmes aguicheurs. À la lumière des nouveaux programmes pancanadiens qui s’annoncent, comme dans les nouvelles lois canadiennes sur l’eau, les jeunes contrevenants et les renseignements personnels, les ministres québécois, avec leurs coalitions sectorielles, vont dénoncer le refus de prendre en compte la différence québécoise, l’expérience acquise et appliquée, l’approche et la manière. La plupart du temps en vain.

Que nous réserve la suite de la saga judiciaire à laquelle est soumise depuis son adoption la charte québécoise de la langue française? Un politologue a émis l’hypothèse suivante: « On peut penser que, puisque la Cour suprême s’est déjà prononcée, les politiques québécoises actuelles sont en sécurité. En fait, rien n’est moins certain. Les décisions d’un groupe de juges peuvent être renversées plus tard par leurs successeurs. Une Cour suprême pourrait décider un jour que l’interdiction faite [par la loi 101] à un nouvel immigrant ou à un francophone de s’inscrire à l’école anglaise, alors que les anglophones ont ce droit, est contraire à la charte des droits; la Cour pourrait invoquer à cet effet l’article 15 de la charte qui requiert l’égalité de tous les citoyens. Un tel jugement semble improbable aujourd’hui, mais qui sait ce qui attend la prochaine génération, quand la présence francophone va se réduire en tant que réalité démographique à l’extérieur du Québec et que le poids du Québec va décliner dans le Canada? »

Qui est cet auteur pessimiste? Le professeur Stéphane Dion, écrivant en 1992. En vertu d’une telle hypothèse, parfaitement vraisemblable, l’Assemblée nationale pourrait invoquer la clause dérogatoire de la charte des droits pour se soustraire au jugement de la Cour. Le Québec devrait donc en pratique « suspendre » le « droit à l’égalité » de ses citoyens, tel qu’interprété par les juges fédéraux. On voit d’ici la pression politique interne et externe qui s’abattrait sur les pauvres parlementaires.

Nous aurons donc un gouvernement et un peuple mis en demeure de plaider, sur un nombre croissant de sujets, pour qu’on prenne en compte leur différence, y compris leur différence linguistique. Un gouvernement et un peuple qui devront justifier, encore et encore, leur spécificité.

Du chapitre : Verrouillés

Le début de l’an 2000 donne des signes de déjà vu. Un gouvernement souverainiste vieux d’un an à peine, élu avec le mandat d’organiser un référendum sur la souveraineté, mais qui suscite une insatisfaction grandissante; des troupes souverainistes en proie à la morosité; une presse qui donne pour exclue la tenue d’un référendum : le portrait exact de la situation vécue à quelques mois du référendum d’octobre 1995.

Comme au début de 1995, il faut savoir si, derrière le décor maussade de l’actualité politique, les forces de l’opinion se présentent de manière propice à un nouvel effort souverainiste ou si, au contraire, il y a cette fois une réelle adéquation entre les choses et le bruit des choses.(…)

Le constat est net: la baisse tendancielle de l’intention de vote souverainiste, depuis sa pointe à 67% lors de la mort de Meech en 1990, fut à peine interrompue par l’ampleur de l’effort référendaire de 1995 et son onde de choc du début de 1996, puis a continué son oeuvre, effacé la totalité du chemin parcouru depuis 1989, et est en voie de rendre même le terrain gagné à la fin des années 80. Les sondages Léger & Léger de fin 1999, début 2000 donnent même des résultats en deçà de 43 %.

À la surface des choses, la fenêtre historique ouverte par la mort de Meech s’est maintenant complètement refermée. Qu’en est-il sous la surface?

Les convictions demeurent…

Depuis 1995, le Groupe de recherche sur l’opinion publique a continué de suivre à la trace les quatre éléments préalables de l’adhésion à la souveraineté. Prenons-en le pouls, au tournant du siècle.

1) Je ne suis pas en mesure de régler mes problèmes en restant ici. Traduction politique: la réforme du fédéralisme est impossible. Comparées à celles de janvier 1995 (40 %), et malgré la mauvaise volonté fédérale, les données du printemps 1999 indiquent une baisse du pessimisme (-5 %).

2) Je suis assez compétent pour voler de mes propres ailes. Traduction politique: le Québec a les compétences humaines, techniques et financières nécessaires pour faire la souveraineté. Comparé à celui de janvier 1995 (57 %), cet indicateur de confiance en soi monte légèrement (+3 %), dans la marge d’erreur. Il reste nettement en retrait de ce que le déficit zéro, la nouvelle solidité financière du Québec et la baisse du chômage et du nombre de prestataires de l’aide sociale auraient pu annoncer. Cette hausse timide constitue la grande déception de l’indicateur, mais il n’y a pas de dégradation.

3) J’ai le droit de partir. Traduction politique: le Québec a le droit de se séparer. Comparativement à janvier 1995 (61 %), et malgré les efforts fédéraux, on enregistre une hausse (+5 %).

4) Si je pars, je réussirai. Traduction politique: la souveraineté politique est réalisable. Par rapport à janvier 1995 (40 %), on enregistre depuis deux ans une hausse assez stable d’une douzaine de points: les Québécois sont désormais majoritaires à penser que la souveraineté est réalisable.

Au total, donc, une stabilité des conditions du départ, une solidité des convictions que le Québec a le droit de partir et un mieux notable quant à ses chances de succès s’il fait le saut. Rien pour faire la fête, mais rien de démoralisant.

Surtout lorsqu’on sait que de nouveaux arguments sont maintenant en jeu qui, dans le feu d’une période préréférendaire et référendaire, auraient un effet positif sur l’opinion. Ainsi, l’obligation de négocier imposée par la Cour suprême en cas de victoire du Oui serait de nature à rasséréner une partie des hésitants, même en face d’un contre-discours fédéral affirmant qu’elle ne s’applique pas à cause du libellé de la question ou du seuil de majorité prévu par Québec.

La richesse budgétaire nouvelle dont disposerait un Québec souverain grâce au rapatriement de sa part des surplus fédéraux ferait également sentir son impact sur le vote souverainiste, dans des proportions difficiles à évaluer.

…mais la volonté n’est plus là

Cependant, ces données et la plus-value que les nouveaux arguments promettent mesurent surtout la capacité de partir, pas la volonté. Pour cela, il faut retourner aux autres conditions qui nourrissaient l’optimisme dans le camp souverainiste au printemps 1995 et mesurer leur progrès, ou leur recul.

 

  • Alors, les Québécois tenaient majoritairement la souveraineté pour « inévitable » (54 %). Ce n’est plus le cas. Ils ne sont plus que 37 % à le croire (17 %). 
  • Alors, les Québécois francophones étaient majoritairement disposés à voter Oui à une question portant sur la souveraineté. Ce n’est plus le cas, pas plus que pour la souveraineté assortie d’une offre de partenariat. 
  • Alors, sortant de neuf ans d’immobilisme libéral, ils étaient massivement en faveur du « changement », à 65 % au début de 1995. Aujourd’hui, après des années de réformes et de bouleversements, ils ne sont plus que 55 % (-10 %) à souhaiter que ça bouge. 
  • Alors, les francophones étaient plus de 60 % à se dire « Québécois d’abord ». Depuis, cette identification est passée sous la barre des 60 % dans la plupart des coups de sonde réalisés depuis la fin de 1996 (-5 %).

Surtout, ils étaient au total plus de 70 % à penser que le Québec devait lever tous ses impôts, signer tous ses traités, voter toutes ses lois – la définition même de la souveraineté.

Prenons le temps de comparer ces données cruciales, selon des relevés de mai 1980, cités par René Lévesque dans ses mémoires, ceux de Léger & Léger du printemps 1994, puis ceux de décembre 1999:

 

Le Québec devrait-il être le seul gouvernement à faire toutes les lois sur son territoire?Oui: 1980: 43 % 1994: 71 % 1999: 49 % (-21 %)

Le Québec devrait-il être le seul gouvernement à prélever tous les impôts sur son territoire?

Oui: 1980: 54 % 1994: 73 % 1999: 56 % (-17 %)

Le Québec devrait-il être le seul gouvernement à signer tous les traités internationaux le concernant?

Oui: 1980: 46 % 1994: 75 % 1999: 44 % (-31 %)

Résumons-nous: les quatre indicateurs qui évaluent la « capacité » des Québécois de faire la souveraineté démontrent que, à tout prendre, le véhicule de la souveraineté reste en bon état, légèrement mieux par rapport au début de 1995 et avec un réel potentiel d’amélioration.

Cependant, tous les indicateurs qui mesurent la « volonté » de faire la souveraineté sont en chute notable, en retrait, même, sur une question essentielle, par rapport à mai 1980. Sans cette volonté, rien ne peut se faire. Autrement dit, les Québécois savent, davantage qu’en l995, que le bateau de la souveraineté se rendrait à bon port. Cependant, ils sont moins intéressés qu’avant à acheter leur billet.(…)

Du chapitre : Déboussolés

A l’été 1999, Léger & Léger a testé l’énoncé suivant : « Ça ne me dérange pas que le Québec soit une province ou un pays. Ce qui est important, c’est que cette question soit réglée une fois pour toutes. » Les répondants venaient d’indiquer, quelques minutes plus tôt, qu’ils étaient à 55% opposés à la souveraineté. Mais ils se sont dit d’accord avec cet énoncé dans une proportion de… 70% (dont un énorme 48% « entièrement d’accord »).

On peut penser que, chaque répondant imaginant la victoire de son option, a projeté son espoir sur sa réponse, mais Léger ne les a pas laissés s’en tirer à si bon compte. À ces répondants qui venaient de dire, à 55%, qu’ils étaient contre la souveraineté et, à 73%, qu’ils ne voulaient pas de référendum sur la souveraineté, il a demandé : « souhaiteriez-vous un nouveau référendum si vous étiez à peu près certain que la majorité des Québécois voteraient Oui à ce référendum ?» Réponse : Oui, 52%.

La volonté d’en finir est plus forte que la volonté tout court. Ce résultat ne signifie absolument pas qu’un référendum sur la souveraineté serait gagnant. Une majorité souverainiste requiert un effort de volonté dont la disparition est révélée par toutes les réponses précédentes, qui éclairent aussi l’érosion du lien canadien. Tout pourrit en même temps. Et un gouvernement fédéral trudeauiste qui voudrait faire entériner par référendum sa vision de la place du Québec au Canada s’engloutirait dans le même marais (seulement 13% des Québécois approuvent le « fédéralisme actuel »). Rien de solide ne peut être construit sur la base de l’opinion politique québécoise actuelle.

La dernière question de Léger nous éclaire cependant sur la nature du blocage qui provoque tout ce reflux. En déclarant qu’ils voudraient un « référendum gagnant sur la souveraineté » pour en « finir une fois pour toutes », alors même qu’ils nous disent être « tannés d’en entendre parler » (73%), qu’ils ne veulent pas de référendum et ne veulent pas de la souveraineté, les Québécois identifient leur blocage: la peur de perdre encore, la peur de se déchirer pour rien, la peur de se chicaner pour rien. Retirer cette peur de l’équation, c’est modifier l’opinion du tout au tout. C’est la clé.

Il ne s’agit pas de la peur des impacts économiques de la souveraineté – elle a diminué avec les années. Il ne s’agit pas de la peur de négociations difficiles avec le Canada – c’est un tracas parmi d’autres. Il s’agit ici d’une peur différente, à la fois moins tangible mais plus paralysante : la peur de se dire non à soi-même, la peur de faire la preuve que nous sommes des loosers.

Il faudra raconter un jour comment le traumatisme de l’échec de 1980 a pesé, à 15 ans de distance, sur les préparatifs du référendum de 1995. Comment des dizaines de milliers de militants souverainistes, puis des centaines de milliers de Québécois, ont refusé de croire à la possibilité d’une victoire du Oui à l’automne 1995 jusqu’à la toute dernière semaine. Qu’ils se sont alors, presque à reculons, donnés la permission d’espérer. Que dans des jours chargés d’émotion, d’angoisse, d’espoir, de courage et de foi, ils se sont presque dit Oui. La remontée du Oui dans les semaines ayant immédiatement suivi le référendum est d’ailleurs dû au réflexe de ceux qui disaient : « avoir su que tant de gens voteraient Oui, je l’aurais fait moi aussi ».

Mais ayant surmonté, avec beaucoup de difficulté, leur peur de l’échec en 1995, ils ont échoué encore. Et cette conscience d’avoir échoué a mis plus d’un an à s’installer, tant les vainqueurs d’octobre 1995 avaient l’air de vaincus. Mais en 1999, en 2000, chacun a repris son vrai rôle. Les vainqueurs ont l’air plus vainqueurs que jamais, les vaincus plus victimes que jamais. Et les électeurs du Oui, ceux qui voulaient l’être, pensaient l’être, pourraient l’être, voient le risque d’un nouvel échec comme une épreuve à éviter à tout prix.

S’ils avaient la garantie qu’une majorité allait voter Oui, 60% de préférence pour être bien certains, ils seraient prêts pour un nouveau rendez-vous. Si le résultat du vote était connu à l’avance, publié la veille de la tenue du référendum, ils retrouveraient leur ressort, poserait le geste, « en finiraient ».

Mais tant que ça n’arrivera pas – et ça n’arrivera pas – ils sont aux aguets et vont s’assurer qu’on ne les y reprendra pas. Ils savent comment le processus souverainiste s’installe sur la rampe de lancement, ils savent comment il peut prendre de l’élan, du momentum. Ils l’imaginent décoller, puis s’écraser, et leur faire mal. Et ils savent comment l’en empêcher.

En inventant le concept de « référendum gagnant » et surtout de « conditions gagnantes », Lucien Bouchard a une fois de plus démontré sa capacité de coller à l’humeur populaire. Cependant, en disant tout haut ce que les Québécois pensaient secrètement, en mettant les conditions gagnantes au centre du jeu politique pendant la campagne de 1998, il en a fait, non autant d’étapes à franchir dans la longue marche vers la souveraineté, mais autant de signaux d’alarme. Un genre de « système de détection avancé » de la souveraineté.

L’électorat, sentant que les premières conditions gagnantes allaient être réunies aux élections du 30 novembre 1998, et voulant écarter toute possibilité d’un nouvel échec souverainiste, a mis les freins.

S’est ainsi créé, pour le Québec politique de l’an 2000, un cercle vicieux. Rejetant la souveraineté par peur de ne pouvoir la réaliser, mais encore convaincus de la nécessité d’un Québec fort, les électeurs n’appuient que faiblement le seul parti qui veuille réellement défendre le Québec, de peur que ce dernier n’en profite pour faire la souveraineté. Résultat: le rapport de forces du Québec s’amoindrit, le gouvernement souverainiste n’a pas l’élan requis pour proposer la souveraineté et ne peut mobiliser correctement l’opinion pour la défense des droits du Québec, car il est a priori suspect de vouloir en faire un tremplin pour la souveraineté. Quant au parti fédéraliste, assez lucide pour savoir le fédéralisme non réformable, il ne veut pas défendre avec force les droits du Québec, de peur d’échouer dans ses revendications et de faire ainsi la démonstration de la nécessité de la souveraineté.

Nous sommes dans la pire des situations.(…)