La culture de l’oubli

Les historiens de demain sauront tout sur l’émergence de la culture populaire québécoise. Mais sur la politique? Il y aura des trous dans leur mémoire.

Quand Dominique Michel a su qu’un auteur voulait la rencontrer pour écrire sa biographie, elle eut une réaction de comédienne. Elle affirma avec aplomb qu’elle ne pouvait participer au projet, parce qu’elle était elle-même en train d’écrire son autobiographie. C’était faux. Jusqu’à cet instant où elle décida que son histoire allait être racontée à sa façon, sous sa plume. D’où son succès de librairie. Plus de 500 pages de souvenirs, d’anecdotes, d’évocations du milieu du spectacle des années 1950 à nos jours.

Pendant la saison estivale, je vous offre, en rappel,
quelques textes déjà publiés dans L’actualité ou ailleurs
et qui pourraient chatouiller votre intérêt…
Bon été !

Dodo n’est pas la première à se livrer. Avant elle, il y eut Alys Robi, Janette Bertrand, Renée Martel, Danielle Ouimet, Andrée Boucher, j’en passe. Nos journalistes culturels sont également à la tâche. Sur Céline Dion, Gerry Boulet, Gilles Latulippe, Olivier Guimond, Dédé Fortin, Jean-Pierre Ferland, Ginette Reno, Claude Blanchard. La liste est longue.

Le paradoxe est frappant. Ces artistes, souvent dépourvus de formation universitaire, savent témoigner. Nos hommes politiques, pourtant avocats, économistes ou issus du journalisme, échouent quand il s’agit de laisser derrière eux leur version des faits. Jean Lesage, père de la Révolution tranquille, n’a pas écrit une ligne. Pierre Trudeau, Robert Bourassa et René Lévesque, au cœur de notre histoire récente, n’ont pas été à la hauteur de leur devoir de mémoire. Trudeau a publié un petit ouvrage tiré d’entrevues données à Radio-Canada. Une misère, pour celui qui se présentait comme un grand intellectuel et qui aurait eu tout le temps, à la retraite, de rédiger un témoignage substantiel. René Lévesque, à la plume agile, a laissé un excellent récit de ses jeunes années, mais les chapitres d’Attendez que je me rappelle portant sur son expérience de premier ministre sont bâclés. Robert Bourassa a eu peu de temps, entre sa retraite et son décès. Mais malgré ses promesses d’entreprendre son propre récit, il n’a rien fait. C’est son ancien directeur des communications, Charles Denis, qui s’attelle aujourd’hui à la tâche, non sans introduire des contre-vérités, inventant par exemple que Bourassa avait fait libérer le prisonnier Gérald Godin pendant la crise d’Octobre, alors qu’il avait au contraire donné le feu vert à son internement.

Parmi nos anciens chefs, Claude Ryan est le plus navrant. L’intellectuel au centre de tous les débats depuis l’après-guerre, directeur du Devoir, chef du camp du Non en 1980, ministre de Bourassa, n’a pas cru bon de nous donner le moindre souvenir, le moindre portrait, la moindre évocation de ce qu’il a vécu. Jacques Parizeau, lui, a préféré se confier à son biographe Pierre Duchesne, ce qui n’est pas rien, mais ne remplace pas le témoignage direct, venu de la tête et du cœur. Jacques Parizeau n’aime d’ailleurs pas le troisième tome de l’ouvrage. On n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Ailleurs, aucun président américain, aucun homme politique français d’envergure ne songerait à quitter ce monde sans donner sa version des faits, toute partiale soit-elle. Ici, ce devoir de mémoire semble inexistant, comme si on voulait faire mentir la devise du Québec. Ce n’est pas tout. Ailleurs, y compris à Ottawa, les journalistes de la presse parlementaire produisent chaque année des récits qui offrent le premier brouillon de l’histoire. Ici, en 10 ans, un seul ouvrage est sorti de la colline – le Mario Dumont de Denis Lessard. Pis: dans les universités, nos départements d’histoire dédaignent l’histoire politique et on a trop des doigts d’une main pour compter les professeurs occupés à nous restituer le fil de notre vie politique. Et je ne dis rien de la réforme de l’enseignement de l’histoire, qui veut épargner à nos jeunes les conflits qui ont forgé leur nation. Comme si on voulait enseigner aux jeunes Français que Jeanne d’Arc a été la première femme au foyer, sans préciser qui avait allumé le brasier.

Les politiciens fédéraux, ou venus d’Ottawa, sont plus fidèles au devoir de mémoire. Brian Mulroney a publié une longue autobiographie. Paul Martin a fait de même. Lucien Bouchard a livré en 2001 la première partie de son parcours et on serait surpris qu’il ne ponde pas, un jour, la suite. Jean Chrétien aussi avait fait un rapport d’étape, avant de devenir premier ministre, et, maintenant retraité, promet une suite. Même Jean Charest, en arrivant à Québec, en 2003, s’est livré sur son alors courte carrière dans un petit opuscule assez vivant. Ce n’est donc pas le désert, mais, chez les politiciens québécois, la disette. Un auteur dont le livre récent ne passera pas à l’histoire, Alfonso Gagliano, a le mieux résumé la situation québécoise. «La mémoire, a-t-il dit, est une faculté affaiblie.»