La guerre qui nous pend au bout du nez

societe_fevrier2010D’ici 24 mois, peut-être même à l’été, voici ce qui risque de se passer. Une centaine d’avions militaires israéliens vont décoller pour aller bombarder l’Iran.

Les cibles seront militaires: les installations produisant les composantes d’une bombe nucléaire dont la fabrication, jugeront les agences de renseignement, est imminente. D’autres cibles militaires seront visées. Dans les heures qui suivront, l’Iran ripostera. Des super-pétroliers seront coulés dans le détroit d’Ormuz, en mer Rouge. Cela bloquera la route du pétrole indispensable aux économies d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Le prix du baril franchira en quelques minutes la barre du 200 dollars, les bourses chuteront d’au moins 30%, entrainant le monde dans une nouvelle crise économique et jetant des millions de salariés à la rue.

Au Moyen-Orient, les missiles du Hezbollah accumulés sur la frontière sud du Liban depuis deux ans pleuvront sur Israël, comme ceux placés à Gaza et passés en contrebande dans les tunnels qui se moquent du blocus israélien. Ces missiles étant plus puissants que ceux utilisés lors des affrontements précédents, ils toucheront les grandes villes, dont Tel Aviv. En Europe et en Amérique, les réseaux terroristes, galvanisés par ces événements, multiplieront les attentats. L’antisémitisme et l’islamophobie auront, à nouveau, la cote.

La marine américaine intervient

Le blocus du détroit d’Ormuz étant, pour l’Occident, intolérable, une intervention militaire américaine, appuyée par des alliés européens dont la France, tentera de rouvrir le passage. Mais le lieu étant à portée des missiles iraniens, il faudra en détruire les bases. À la guerre Israélo-Iranienne s’ajouteront donc une guerre Américano-Iranienne, peut-être Franco-Iranienne. Nouveaux affrontements, et nouveaux soulèvements dans une partie du monde musulman contre cette nouvelle agression. Nouveaux attentats terroristes en Occident.

Cette situation, pourrie, durera au moins une décennie. Quel est le degré de probabilité de ce scénario ? Il est malheureusement très élevé. Israël a déjà bombardé des installations nucléaires chez ses voisins: en Irak en 1981, en Syrie en 2007.  Il est réaliste à 80%

La volonté israélienne d’interdire absolument l’Iran de se doter d’une arme nucléaire est partagée par une immense majorité de citoyens de l’État juif.  En haut, en bas, à droite, à gauche, dans les partis, au gouvernement et dans l’État major. Ce refus d’un Iran nucléarisé est d’abord fondé sur le fantôme de la Shoah. Les juifs ont survécu à une tentative de génocide. L’Iran nucléaire, dont le président répète sa volonté de détruire Israël, aurait la capacité de réussir là où Hitler a échoué. Les Israéliens refusent de donner à quiconque ce pouvoir sur leur existence.

En Israël, la fin de l’optimisme

Ensuite, cette crainte est nourrie par la disparition presque totale, en Israël, de vision optimiste des choses. La vague d’attentats (140) qui a traumatisé les habitants de Jérusalem pendant la seconde Intifada, et qui a servi de justification pour la construction — très consensuelle en Israël — du mur et de la barrière de sécurité bouclant la Cisjordanie, les bombardements venus de Gaza et du Sud Liban, les réprobations occidentales aux abus de pouvoir commis par l’État juif dans sa riposte à ces attaques, tous ces éléments sont perçus comme autant de signes de la fermeture du monde autour du lopin de terre israélien.

L’idée même d’une paix avec une partie de la Palestine — la Cisjordanie, car Gaza est vue comme une terre perdue aux islamistes radicaux pour des générations — est intégrée comme un pis-aller. Les Israéliens les plus ouverts à la paix envisagent l’existence, à proximité, d’un État palestinien probablement hostile et qu’il faudra tenir sous contrôle. Évidemment, après l’attaque sur l’Iran, il n’y aura plus de paix qui tienne. Et on peut penser que la timidité des efforts de paix du gouvernement Israélien est liée à sa conviction que cette négociation est futile, car elle ne survivra pas à l’attaque sur l’Iran.

J’ai eu l’occasion, cet été, à l’invitation du Comité Québec-Israël, de discuter avec bon nombre d’Israéliens et d’observateurs critiques. J’en suis ressorti extrêmement pessimiste. La conversation avec les interlocuteurs israéliens va invariablement comme suit:

Nous : les dirigeants iraniens ne seront pas assez fous pour utiliser la bombe contre Israël, elle-même nucléarisée. Téhéran serait vitrifiée en 20 minutes!

Eux : C’est un risque qu’on ne veut pas courir.

Nous: Une attaque sur l’Iran signifie la certitude du blocage d’Ormuz, des attaques de missiles sur Tel Aviv, des attentats terroristes, donc le déferlement d’une misère humaine gigantesque en Israël, en Iran bien sûr, dans la région, et pour les économies du monde.  Une non-attaque sur l’Iran signifie le risque, et non la certitude, d’une attaque nucléaire.

Eux: Peut-être, mais vous n’êtes pas à notre place.

Il y a quelques mois, l’ancien conseiller du Président Carter, le brillant Zbigniew Brzezinski, était au CORIM à Montréal et déplorait l’abcès de fixation que fait Israël et l’Occident face à la nucléarisation iranienne. Puisque, dans son environnement immédiat, l’Inde, Israël, la Russie et le Pakistan ont la bombe nucléaire, et puisque l’Iran est une grande puissance régionale, la tentation nucléaire est irrésistible. Autant l’admettre, dit Zbig, mais appliquer la bonne vieille doctrine de la dissuasion. Que les États-Unis annoncent que toute utilisation de l’arme nucléaire iranienne sur Israël sera considérée comme une attaque sur le territoire américain et appellera une riposte nucléaire massive. C’est ce genre de menace qui, pendant l’équilibre de la terreur, a évité pendant un demi-siècle toute utilisation de l’arme nucléaire.

La peur de la prolifération

Peut-être, nous rétorque-t-on, mais en ce cas, d’autres États de la région voudront l’arme nucléaire. L’Arabie Saoudite, l’Égypte, la Turquie. Ce ne serait pas une bonne nouvelle. Certes. Et dans les documents publiés fin novembre par Wikileaks, le roi Saoudien affirme aux Américains que si l’Iran acquérait la bombe, « tout le monde, dans la région, ferait de même ».

Toute prolifération augmente le risque d’utilisation de la bombe. Mais ce risque de prolifération, donc d’équilibre régional de la terreur, est-il plus grave que la certitude d’une guerre avec l’Iran et de ses conséquences pour la planète entière ?

C’est ce que croient les Israéliens et plusieurs pays arabes de la région. Toujours selon les échanges diplomatiques rendus publics par Wikileaks, le chef de l’État du Bahrein a déclaré en privé en 2009 que « le danger de le laisser se poursuivre [le programme nucléaire iranien] est supérieur à celui de le stopper ». Son voisin des Émirats Arabes Unis dit aux militaires américains que des frappes aériennes ne suffiront pas et qu’il « faudrait alors des troupes au sol ». Les autorités jordaniennes comparent l’Iran à « une pieuvre« ‘, alors que le président Égyptien Hosni Moubarak, « éprouve une haine viscérale pour la République islamique », rapporte un diplomate américain.

Obama, qui tente d’engager la planète sur un parcours de dénucléarisation complète, avance aussi la proposition transitoire d’un Proche-Orient dénucléarisé. Selon son raisonnement, pourquoi avoir une nouvelle bombe en Iran si le Pakistan, l’Inde et Israël promettent de détruire les leurs dans un échéancier à déterminer ? Un beau vœu n’habitant pour l’instant que dans quelques esprits américains.

Quelle date l’attaque ?

Reste à déterminer la date de l’attaque israélienne. La plus rapprochée est mars 2011, le moment où, selon Israël, l’Iran pourrait commencer à construire sa bombe. La suivante est après mai 2011, car Jérusalem recevra à ce moment de nouvelles bombes américaines propres à détruire les bunkers dans lesquels se camoufle, en sous-sol, le programme nucléaire iranien.

Cela pourrait changer. Tout dépend de la lecture que fait Jérusalem de l’état et de la qualité des renseignements obtenus par l’espionnage occidental, et russe. (Et la qualité des renseignements obtenus par les espions israéliens infiltrés chez les russes !). Tout dépend aussi des succès de la stratégie de sabotage actif du programme nucléaire iranien effectué par les troupes spéciales américaines et, dit-on, britanniques. (Voir le texte qui fait le tour de la question, The Point of No Return, de Jeffrey Goldberg dans The Atlantic de septembre 2010. Alain Minc a aussi un intéressant chapitre dans son ouvrage de prospective Les dix jours qui ébranleront le monde.)

Les Israéliens ne sont pas les seuls à croire que l’attaque est nécessaire. À l’automne, l’ex-premier ministre Tony Blair, ci-devant envoyé de l’Union européenne et de l’ONU pour le processus de paix au Moyen-Orient, se disait favorable à l’attaque préventive. Nicolas Sarkozy s’y est déjà montré favorable — son ex-ministre Bernard Kouchner ayant déclaré que « la guerre » serait nécessaire pour empêcher la nucléarisation de l’iran.  Au Canada, Stephen Harper a réitéré en novembre sa volonté d’appuyer Israël « coûte que coûte ». Il sait précisément ce que ces mots signifient.

Aux États-Unis, les Républicains, galvanisés par leur succès aux élections de mi-mandat, en rajoutent. Ainsi le Sénateur Lindsey Graham a réclamé début novembre une attaque américaine en Iran: «non seulement pour neutraliser leur programme nucléaire mais aussi pour couler leur marine de guerre, détruire leur armée de l’air et porter un coup décisif aux Gardiens de la révolution, en d’autres termes, pour neutraliser ce régime».

L’administration Obama n’est pas chaude, bien qu’elle affirme que « toutes les options sont sur la table ». Et Israël presse Washington de monter une attaque conjointe avec elle sur l’Iran, plutôt que de laisser l’État juif faire la tâche seule. Mais voici qu’un journaliste respecté, David Broder du Washington Post, l’incarnation même de la modération, écrit qu’une attaque sur l’Iran serait exactement ce dont Obama et les démocrates auraient besoin pour unir le pays derrière le président, à temps pour sa réélection en 2012. Misère ! Quand je vous dis que ça nous pend au bout du nez…