La misère des puissants

La culture de la victime atteint son apogée : les décideurs en souffrent et aucun vaccin n’est en préparation pour le moment.

L’actualité, août 2006

Le Québec survit à tout. Au bogue de l’an 2000, au virus du Nil, à la vache folle. Nous percevons à peine les queues des tornades qui dévastent nos voisins du Sud et, à part une tempête de verglas et une inondation par siècle, Dame Nature semble nous avoir choisis entre toutes les nations pour nous affliger d’un mal, d’un seul : les nids-de-poule.

Ainsi abandonnés, nous avons dû concocter notre propre affliction : le syndrome de la victime. Nous sommes Aurore l’enfant martyre. Cela vient de loin. Je me suis habitué à pousser un soupir chaque fois que, arrivant à Québec, je roule sur un pont qui porte le nom d’un homme dont la seule distinction fut d’être assassiné. Mais je nous sens, depuis un an, en victimite aiguë.

Un homme politique avoue-t-il avoir consommé une drogue dure lorsqu’il était ministre ? Il se pose en victime de journalistes qui ne font que leur travail en demandant combien de fois et jusqu’à quand. Une animatrice télé associée aux mouvements d’émancipation devient-elle représentante de la monarchie ? Elle se sent « bannie du Québec » parce qu’on ose examiner la cohérence de sa pensée. Un géant de la littérature, indépendantiste notoire, réprouve-t-il publiquement les orientations du mouvement ? On dénonce la « chape de plomb » qui s’est abattue sur lui, alors que ses détracteurs se sont déconsidérés par leurs dénonciations outrancières.

De tous ces exemples, et de bien d’autres auxquels je viens à l’instant, on a tiré la conclusion que le Québec est devenu intolérant, incapable d’accepter la dissidence. Denise Bombardier pense par exemple qu’au Québec, il « faut taire » tout ce qui n’est pas politiquement correct. Elle le dit chaque semaine dans Le Devoir, chaque soir au bulletin télévisé le plus écouté et chaque matin au poste de radio le plus syntonisé. Ce paradoxe vous avait-il échappé ?

Nous ne sommes pas en présence d’un trop plein de critiques mais d’une dysfonction des colonnes vertébrales. Il m’est arrivé de mettre sur la place publique des écrits qui m’ont valu critique, opprobre, accusations, inimitiés. Ce n’était pas très amusant. Mais c’était prévisible et prévu. Je n’étais pas une victime du débat que je suscitais, mais un participant, adulte et consentant. Il y a des façons parfaitement éprouvées de se soustraire au crible de la critique : il suffit de rester dans son sous-sol, de ne pas poser sa candidature, de décliner les nominations, de peser ses mots pendant les entrevues.

Le manifeste des « lucides » nous a fait franchir un nouveau seuil. Plutôt que d’insister sur le caractère rassembleur de certaines de leurs propositions, ses auteurs consacrent des pages à se plaindre « des groupes de pression de toutes sortes, dont les grands syndicats, qui ont monopolisé le label “progressiste” ». Ils prévoient que ces redoutables forces vont « les clouer au pilori ». Et après avoir jeté l’opprobre sur quelque 500 organisations qui estiment, autant qu’eux, contribuer au développement du Québec, ils ajoutent, sans rire : « Cette attitude d’intolérance doit être abandonnée. »

Les membres du comité Bouchard ont innové : ils se sont posés en victimes avant de subir le premier reproche. Michel Kelly-Gagnon, nouveau président du Conseil du patronat – le groupe d’intérêts le plus riche et le plus puissant du Québec -, a pris le relais en accusant les groupes communautaires d’être responsables de « l’immobilisme » dont le Québec est victime. Québec solidaire n’a pas de député à Québec et voilà qu’il est au pouvoir. Déjà ?

Deux dossiers ont offensé les puissants : le CHUM, dont ils voulaient l’installation à Outremont – j’étais d’accord -, et le Casino de Montréal nouveau et amélioré – j’aurais applaudi si Loto-Québec avait en échange mis au rancart 80% de ses appareils de loterie vidéo. Dire que la gauche a tué ces projets est aussi irrationnel que de considérer le vote ethnique comme la cause de la défaite du Oui au référendum de 1995. Dans les deux cas, chacun savait d’avance d’où viendrait l’opposition. Il fallait réussir malgré elle, ou ne rien entreprendre.

Qui a détourné le CHUM d’Outremont ? Trois dangereux gauchistes : le ministre de la Santé, Philippe Couillard, l’ex-premier ministre Daniel Johnson et l’actuel premier ministre, Jean Charest, retournant sa veste. Qui a fait dérailler le Casino ? Deux dangereux gauchistes : le ministre des Finances, Michel Audet, refusant d’appuyer le projet le jour de son annonce, puis le premier ministre, qui lui a préféré une autre bataille : Orford.

Lucien Bouchard disait au printemps que les grands projets – bons et mauvais – naissent dans la controverse. Arrive un moment où le leader doit donner le feu vert « sur le bras », c’est-à-dire assumer le risque, a-t-il dit. Il l’a fait : déficit zéro, fusions municipales, garderies à cinq dollars, Grande Bibliothèque.

Les victimes ne font pas l’histoire. Et les critiques n’ont pas pour fonction de se taire. Que ceux qui ont du cran engagent le débat et prennent des décisions. Que les autres rénovent leur sous-sol.