La part des lions

George Bernard Shaw estimait qu’un « homme est véritablement cultivé lorsque des statistiques peuvent l’émouvoir profondément ». Point besoin d’avoir fait les HEC, cependant, pour réagir aux chiffres qui suivent. Aujourd’hui, sur la planète Terre, les fortunes réunies des 500 personnes les plus riches dépassent le revenu annuel de… la moitié de l’humanité.

Pendant la saison estivale, je vous offre, en rappel,
quelques textes déjà publiés dans L’actualité ou ailleurs
et qui pourraient chatouiller votre intérêt…
Bon été !

L’économiste britannique George Monbiot écrit que cette situation planétaire rappelle le niveau d’inégalités entre la noblesse et le peuple qui avait motivé le peuple de Paris à prendre la Bastille puis de couper des têtes couronnées. Il estime que, demain, la révolte des pauvres à l’échelle mondiale ne se fera pas en pendant les aristocrates ni même en envoyant des Boeing contre des tours. Il s’agira plutôt d’une décision commune de nombreux pays du Sud de cesser les paiements de leur dette à moins de concessions majeures sur l’accès aux marchés des pays du Nord, notamment en matière agricole et textile. Le poids grandissant des pays du Sud dans la gouvernance mondiale, notamment avec le G20, reconfigure d’ailleurs complètement les rapports de force mondiaux.

« Les pays en développement son de plus en plus conscients de leur pouvoir et ne vont plus se contenter de promesses, écrit  Mark Halle, spécialiste du commerce à l’Institut international de développement durable à Genève. Ils veulent des résultats tangibles, voire des concessions préalables de la part des pays riches comme preuves de leur bonne foi. » Sinon, ajoute-t-il, les négociations commerciales internationales vont rester là où elles sont : au point mort. Nous entrons dans une période de turbulences qui pourrait provoquer corrections ou conflits dans la distribution mondiale de la richesse.

La marche est haute, cependant. L’auteur canadien Thomas Homer-Dixon constate, comme bien des économistes, l’augmentation du revenu dans plusieurs pays pauvres, comme la Chine et l’Inde, pendant les premières années du troisième millénaire, jusqu’à la crise de 2008. Il y a donc « convergence » entre les revenus des pauvres et des riches. Un écart qui va finir par se refermer. Certes, admet Homer-Dixon dans son excellent livre The Upside of Down. Si la tendance se maintient, le revenu moyen des pays pauvres va atteindre le niveau actuel moyen des pays riches en… 2100. Mais, à ce moment, les pays riches auront accru leur revenu, de sorte que le rattrapage ne sera que très partiel. Pour atteindre un vrai point de convergence, il faudrait attendre jusqu’en 2291. Ces calculs sont purement théoriques, admet l’auteur, car la planète ne peut écologiquement permettre une telle croissance. Mais cela donne une idée de la résilience de l’inégalité.

L’inégalité fait des progrès également au Nord, en particulier aux États-Unis. Les économistes ont passé les années 1990 à se demander pourquoi les revenus des 10% les plus riches décollaient soudainement. Il a fallu deux économistes français, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, pour trouver la clé de l’énigme: la plus grande part de l’augmentation enregistrée par les 10% les plus riches l’était en fait par le 1% le plus riche. Parmi ce 1%, 60% de l’augmentation est allée aux 0,1% les plus riches. Et parmi ces 0,1%, près de la moitié de la hausse est attribuable aux 0,01% les plus riches. Les courbes de Piketty et Saez sont saisissantes: au moment de la financière de 2008, les États-Unis étaient revenus à l’époque de Gatsby le Magnifique, des années folles précédant le krach de 1929 et des grandes fortunes des Rockefeller et des Vanderbilt. Le New Deal puis la Deuxième Guerre mondiale avaient atténué ces inégalités dans une « grande compression » que décrit l’économiste Paul Krugman dans son livre L’Amérique que nous voulons. Une augmentation importante de l’imposition sur les hauts revenus, introduits par Roosevelt et maintenus intacts jusqu’à Kennedy, dont 94% d’imposition sur la plus haute tranche de revenu gagné, fut pour beaucoup dans cette compression, comme l’introduction d’un impôt sur les successions des grandes fortunes (77%). Le marché n’y était pour rien, bien au contraire. Encore en 1981, aux États-Unis, tout revenu de plus de 400 000$/an était imposé à 75%. Elle ne l’est plus qu’à 35%. De 1945 à 1975, la richesse nouvelle fut à peu près également répartie. Puis, on a assisté à une accélération de l’inégalité dans les années 1980 et à un furieux décollage à partir de 1988. Dix ans plus tard, le niveau des années 1920 était atteint. Selon les dernières données disponibles, celles de 2006 publiées au printemps 2009, la tendance se maintenait.

Le plus drôle est l’évolution du revenu après impôt. Le 1% supérieur en raflait 7% en 1979, le double en 2006. Certes, les pertes boursières enregistrées en 2008 et 2009 amputent une partie de cette richesse chez les plus riches – et chez nombre de retraités moins fortunés. Mais on a vu le phénomène plus tôt dans la décennie lors de l’éclatement de la bulle technologique. Avec le recul, ce ne fut qu’un nid-de-poule sur la route de l’enrichissement absolu.

L’administration Obama a légèrement augmenté le niveau d’imposition des Américains gagnant plus d’un quart de million de dollars par an. C’est un progrès, mais à des années lumières des efforts entrepris par son illustre prédécesseur, Roosevelt. Sa tentative de mettre un plafond aux rémunérations des chefs d’entreprises, notamment des banques, qui obtiennent une aide gouvernementale reste timide. Plusieurs banques s’empressent d’ailleurs de rembourser les prêts gouvernementaux justement pour s’affranchir des plafonds de rémunération, tant la soif de salaires astronomiques reste inchangée même en période de crise. Il y a là une culture de l’exagération que seule la fiscalité – doublée d’une fermeture des paradis fiscaux – ne pourra endiguer.

Il reste, aux Etats-Unis comme au Canada, des économistes ravis par ces inégalités de revenus, notant qu’il y a souvent un lien entre augmentation des inégalités et augmentation de la richesse collective. Une image de l’économiste Krugman rend bien cette paradoxale réalité: lorsque Bill Gates, dont la fortune s’élève à 50 milliards de dollars, entre dans un bar où se trouvent 49 ouvriers, les 50 clients du bar deviennent automatiquement, en moyenne, milliardaires. Mais lorsque Gates ressort du bar, les autres clients ne sont pas plus riches qu’avant. Certes, selon les calculs de la Brookings Institution, de Washington, le système plus redistributif des pays de l’Europe de l’Ouest et du Canada (notons que c’est particulièrement vrai du Québec) a produit ces dernières années – avant la crise – un peu moins de richesse nouvelle que celui des États-Unis. Mais ayant mieux distribué leur plus petit magot, ces pays ont fait en sorte que le niveau de vie de la majorité de leurs habitants a augmenté davantage que celui de la majorité des États-uniens. Un chercheur australien s’est pour sa part intéressé aux extrêmes et a constaté que, si les États-Unis comptent les riches les plus riches du monde, leurs pauvres, surtout leurs enfants pauvres, constituent une proportion plus importante de la population et ont concrètement un niveau de vie plus faible que ceux des autres pays industrialisés. C’est cher payer pour être collectivement les plus riches.

Mais revenons un instant aux inégalités mondiales. La planète compte dix millions de millionnaires dont la fortune totale est estimée à 41 000 milliards de dollars. L’auteur français Hervé Kempf estime, reprenant une idée née à l’ONU, qu’on pourrait atteindre tous les objectifs de réduction de la pauvreté mondiale connus sous le nom « d’objectifs du millénaire » (notamment réduire de moitié, d’ici 2015 la part des individus vivant avec moins d’un dollar par jour) en obligeant chacun des dix millions de millionnaires à verser chacun, en une fois, cinq pour cent de leur richesse. Vous ne vous surprendrez pas que je m’insurge contre cette proposition inacceptable. Car selon moi, il faut faire une ponction d’au moins 10%.