L’effet Bush

11 novembre 2004, L’actualité

Pour le Québec et le Canada, la montée en puissance de George W. Bush n’est pas une mauvaise nouvelle. C’est une très mauvaise nouvelle.

Il est souvent agréable de vivre aux marches de l’Empire. La géographie et l’histoire nous ayant placés là, nous avons le luxe d’être protégés par la puissance militaire de notre voisin, sans payer le prix fort. Notre prospérité repose largement sur l’appétit insatiable de ses citoyens-consommateurs. Notre culture, nos milieux scientifiques, notre mode de vie se nourrissent de ses tendances et de ses innovations – admirables et détestables -, sans toutefois que nous soyons obligés de les adopter toutes. Les Québécois, plus encore que les autres Canadiens, expriment leur différence de mille façons : par leur solidarité sociale plus forte, leurs vacances plus longues, leur tendance plus nette à préférer la conciliation à l’affrontement, leur pacifisme, leur attitude favorable à l’égard de la légalisation des mariages gais et de la marijuana. Depuis le 3 novembre dernier, nous sommes un peu plus à l’étroit, aux marches de l’Empire. Nous détonnons un peu plus dans le paysage. Nous n’avons pas bougé. C’est l’Empire qui s’est donné une dose d’anabolisants conservateurs. L’administration Bush n’est pas un accident de l’histoire. La majorité convaincante que lui a livrée, à tous les niveaux du pouvoir, l’électorat états-unien le plus mobilisé depuis 30 ans, traduit un enracinement durable de l’Empire dans la mouvance politique, sociale et morale néoconservatrice. Les Québécois n’ont d’autre choix que d’être fidèles à eux-mêmes, à leur identité et à leurs valeurs. Mais ils doivent prendre acte des changements en cours sur le continent et savoir que le degré de difficulté, pour le maintien de leurs différences, vient de monter de plusieurs crans.

Des répercussions économiques multiformes. La politique économique de George Bush nous heurte de plusieurs façons. D’abord, les baisses d’impôts massives accordées aux hauts salariés américains, baisses dont la permanence est maintenant assurée, font que nos diplômés, nos experts, nos spécialistes et nos cadres supérieurs – dont les études sont financées à même notre générosité sociale-démocrate – seront plus tentés que jamais de répondre aux offres d’emploi de nos voisins et de passer la frontière pour, souvent, doubler leur salaire. La capacité de nos entreprises de pointe de recruter des experts américains en sera d’autant réduite. Les républicains, notamment au Sénat – où leur majorité est désormais renforcée -, refusent de colmater les brèches béantes qui permettent aux entreprises américaines de pratiquer l’évitement fiscal en se réfugiant dans des paradis fiscaux. Toute politique plus musclée de notre part dans ce dossier ne ferait que pousser nos entreprises mobiles à choisir les États-Unis. En prime, alors que le gouvernement québécois renforce les équipes d’enquête du ministère du Revenu pour traquer les fraudeurs, les républicains affaiblissent constamment le budget et le personnel de l’IRS – l’organisme chargé de la perception des impôts -, rendant son travail de plus en plus inefficace. Comment les Américains font-ils pour se payer de telles baisses d’impôts et un tel niveau d’évitement fiscal, alors que nos élus font des pieds et des mains pour maintenir le déficit zéro sans augmenter le fardeau fiscal des contribuables ? Ils trichent. Ces largesses sont financées à même un déficit récurrent record de 450 milliards de dollars américains par an. Cet endettement massif aura deux conséquences néfastes pour nous. D’une part, il conduira à une hausse graduelle des taux d’intérêt, laquelle déprimera l’économie – la leur et la nôtre, d’où une baisse de nos exportations et donc de l’emploi. D’autre part, le contraste entre leur politique fiscale inconsidérée et la discipline qui caractérise la nôtre continuera à pousser le dollar canadien à la hausse, érodant ainsi la compétitivité de nos produits sur le marché américain.

Des normes du travail et de protection de l’environnement à la baisse. Ce n’est malheureusement pas tout. Près de 30% de la richesse québécoise dépend de la vente de nos produits chez nos voisins du Sud. Nos prix sont en ce moment très concurrentiels. Les républicains travaillent cependant de plusieurs façons à réduire les coûts de leurs entreprises. D’abord, le salaire minimum américain, que le gouvernement fédéral n’a pas augmenté depuis maintenant sept ans – et ce, même si certains États l’ont malgré tout majoré -, restera bloqué à 5,15$ US l’heure dans l’avenir prévisible. Ensuite, l’assaut sur l’équivalent américain des normes minimales de travail se poursuivra, notamment par la réduction du droit de plusieurs millions de salariés d’être payés davantage pour leurs heures supplémentaires. Les républicains revigorés tenteront de faire sauter la formule Rand à l’échelle nationale (et donc la cotisation syndicale automatique), faisant ainsi reculer encore le taux de syndicalisation. Le gouvernement du Canada, qui entame une révision du Code fédéral du travail, subira des pressions massives de la part du patronat canadien pour ne rien ajouter à la protection des salariés et pour au contraire l’affaiblir. La protection de l’environnement représente aussi des frais pour les entreprises. Alors que le Québec et le Canada discutent de la façon de faire partager à tous la lourde facture du traité de Kyoto sur la réduction des émissions polluantes, la réélection du tandem Bush-Cheney confirme non seulement le refus états-unien de s’engager dans cette voie, mais annonce également une nouvelle vague d’assouplissement des contraintes environnementales actuelles. Le parc, toujours grandissant, des véhicules utilitaires – les fameux VUS, exemptés des normes d’efficacité énergétique -, continuera à alourdir le bilan de pollution du continent. La régression la plus importante pourrait venir de la Cour suprême. On a beaucoup dit que la nomination probable, par George Bush, de deux ou trois juges conservateurs pourrait bientôt remettre en cause de nombreux acquis sociaux, dont la protection fédérale du droit à l’avortement. Mais l’environnement est également dans la mire. Si la Cour décidait, comme le veulent les juristes de droite, que ce sujet ne relève que des États, et non de Washington, on assisterait à un recul massif de la protection environnementale aux États-unis. Par contrecoup, notre propre engagement dans ce domaine deviendrait plus coûteux. Concrètement, compte tenu de la direction des vents dominants sur le continent, nous n’avons pas fini de respirer les émissions polluantes des centrales au charbon et des monstres sur roues de nos voisins…

Une idéologie plus envahissante. En décalant à droite le centre de gravité politique états-unien, les électeurs du 2 novembre ouvrent la porte de l’arène politique à des idées qui, jusqu’à récemment, avaient peine à s’imposer. La privatisation du filet de sécurité sociale – c’est-à-dire des fonds de pension publics et de l’assurance maladie pour les faibles revenus et les aînés – sera au cœur du débat aux États-Unis d’ici deux ans. Il se trouvera forcément des relais à ce type de proposition dans nos débats internes – un peu comme l’Action démocratique du Québec, qui avait adopté le concept des bons d’études en 2002. Inversement, les choix sociaux-démocrates des Québécois et des Canadiens trouveront de moins en moins d’écho au-delà de notre frontière sud. L’assaut idéologique, externe et interne, contre les modèles québécois et canadien continuera de plus belle.

Sur la scène internationale, un Canada affaibli. George Bush ayant renforcé toutes les assises de son pouvoir – nombre de suffrages exprimés par les électeurs, majorité au Sénat et à la Chambre des représentants -, le gouvernement libéral minoritaire de Paul Martin fait piètre figure. Sa proposition phare de réformer le G8 pour l’ouvrir aux pays du Sud et en faire un G20 est morte dans les urnes de l’Ohio. Bush ne diluera pas une once de son autorité accrue. Et si on trouvait que Washington tapait un peu fort du pied pour inciter Ottawa à se rallier au bouclier antimissile, on n’a encore rien vu. En acceptant de donner sa caution à un projet techniquement improbable, stratégiquement dangereux, économiquement ruineux, le gouvernement Martin voudra tendre la main à son principal allié. Il ne réussira qu’à déconsidérer le Canada auprès de l’opinion internationale. Au Canada, et davantage encore au Québec, Paul Martin va devenir la cible d’une opinion publique qui s’opposera à ce projet avec d’autant plus de fougue qu’elle trouvera ainsi une façon concrète de manifester son rejet du choix électoral américain. À Washington, l’aval canadien sera vu comme un alignement normal, une soumission ordinaire. Pas un bœuf albertain ou une planche québécoise de plus ne seront autorisés à franchir la frontière pour si peu.

Une recette pour l’antiaméricanisme. Dans le sondage préélectoral effectué par La Presse en octobre, 44% des Québécois disaient avoir une opinion négative des Américains en général. C’était l’effet Bush, avant le vote. Puisque 71% des Québécois souhaitaient une victoire de Kerry, la gueule de bois postélectorale est compréhensible et on pourrait certainement mesurer, ces jours-ci, une hausse de l’antiaméricanisme. Ce sentiment est cependant malsain et contre-productif. L’antiaméricanisme – comme le sentiment antifrançais aux États-Unis – équivaut à un refus de faire le tri : on rejette ce qui nous répugne, certes, mais aussi ce qui bouge, innove, remet en question. Les Américains – ou du moins 51% d’entre eux – ont le droit de faire de mauvais choix. Nous avons le droit d’exprimer notre désaccord. Mais ce serait nous appauvrir que de fermer nos esprits, pour cause de W, à l’effervescence intellectuelle et culturelle qui est à nos portes. La géographie et l’histoire nous ont placés là. Face à la trajectoire que nos voisins viennent de se choisir, nous ne pouvons rester indifférents. Il n’en tient qu’à nous de rester différents.