Les fantômes de Sagard…

Que les choses soient claires, je n’ai jamais passé la nuit à Sagard, le Versailles-en-Charlevoix de la Dynastie Desmarais. Je n’y ai pris ni le dîner, ni l’apéro. En fait, j’attends toujours mon invitation. Elle doit s’être perdue dans le courrier. Le plus proche de Sagard que je sois allée est la Via Ferrata sur les flancs des Palissades — une activité que je suggère à tous.  J’y ai rencontré un guide qui m’a raconté que sa conjointe avait eu un contrat de tueuse de mouches à Sagard. Oui, tueuse de mouches. Elle faisait partie d’une brigade de sept tueuses de mouches, à temps plein, pendant la saison des mouches.

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C’est beau, mais c’est beaucoup d’entretien !

Quelle mouche a piqué Pierre Karl Péladeau (admirez la transition…) pour avoir mis, selon le décompte qu’en fait ce mardi André Pratte de La Presse, 10 fois en 11 jours la photo du Château de Sagard dans ses journaux du Québec ? André écrit:

Il est légitime pour un média de soulever des questions sur les activités des élus et des serviteurs publics. Mais que dirait M. Péladeau si La Presse envoyait ses journalistes traquer ses faits et gestes, filmer sa résidence, sonner à sa porte, s’informer sur ses invités, etc.? On imagine facilement son indignation. Cependant le président de Quebecor sait qu’il n’a rien à craindre; les Desmarais et La Presse ont trop de classe pour agir ainsi.

Intéressant point de vue. Que PKP verse parfois dans l’excès, j’en ai abondamment parlé ici et j’ai effectivement estimé ces derniers jours qu’après cinq photos de Sagard dans le Journal de Montréal, on l’avait assez vu pour l’instant.

Mais si je puis m’exprimer un instant en tant qu’abonné de La Presse (transparence totale: et ancien employé, au siècle dernier) j’aurais beaucoup aimé apprendre dans les pages de ce grand quotidien que Gary Bettman, président de la LNH et que Michael Sabia, Président de la Caisse, avaient récemment séjourné à Sagard. Pourquoi ? Parce que c’est d’intérêt public.

Les Bettman de ce monde (comme les Ecclestone) sont des champions presseurs de citrons: les contribuables étant les citrons. Ils mettent les villes en concurrence pour vendre leurs franchises sportives au prix le plus exorbitant possible.  Or Bettman est en négociation avec Péladeau et Labeaume pour vendre un club à Québec. La famille Desmarais est, de tout temps, rivale de Quebecor. Ont-ils trouvé une façon de faire monter les enchères ? D’enquiquiner Péladeau ? En tant que lecteur, j’aimerais que La Presse mette un bon enquêteur là-dessus.

Une petite entrevue, peut-être, avec le propriétaire du journal mettrait un peu de lumière sur cette affaire.

Car que Desmarais père ou fils croisent, rencontrent, dînent avec Bettman au gré des circuits de l’oligarchie internationale, cela se conçoit aisément. (Transparence totale: ma seule conversation avec Paul Desmarais Sr a eu lieu à la Maison Blanche, lors d’une réception donnée en l’honneur de Brian Mulroney par Ronald Reagan. Oui, je sais, ça se place bien dans un billet de blogue!)

Il y a une grande différence entre le lunch dans un restaurant 22 étoiles et le fait de recevoir quelqu’un dans son château, pour passer deux ou trois jours. On sait qu’il arrive que les Desmarais assurent aussi le transport: jet privé et limousine.

« There is no such thing as a free lunch », dit le vieil adage américain. Un repas n’est jamais complètement gratuit. Un week-end à Versailles non plus.

Des invitations sans conséquence

Certains affirment que ces invitations sont sans conséquence. Rien qu’une invitation amicale, sans plus. Jean Charest, notre premier ministre, a donné la réponse à cette question, la semaine dernière. En refusant d’admettre s’il avait, ou non, déjà passé une nuit à Sagard, il a signalé qu’un tel aveu poserait problème dans l’opinion. Tellement qu’il préférait avoir l’air fou que d’admettre la (ou les) nuitée(s). C’est dire ! S’il y était, c’était en tant que fantôme…

Il n’est pas le seul à avoir conscience de la signification politique d’un tel rapprochement.  Entre conseillers de Lucien Bouchard, nous savions que notre patron avait développé des rapports amicaux avec les Desmarais, notamment lorsqu’il était ambassadeur du Canada à Paris.  Mais nous pensions que l’accession de M. Bouchard à la direction du mouvement séparatiste avait mis cette relation entre parenthèses (Desmarais père a déclaré au magazine Le Point que l’indépendance équivaudrait à la fin de la démocratie). Nous le pensions jusqu’à ce que nous lisions, sous la plume du regretté Michel Vastel, que notre patron venait de passer quelques jours sous les dorures de la richissime famille. Nous étions en Ta…! (Mise à jour: M. Bouchard affirme que, Premier ministre, il est allé quelque fois y luncher, mais jamais y coucher. Ensuite, c’est probablement autre chose.)

Pour les hommes politiques, une odeur de copinage malvenue se dégage donc de ces fins de semaine princières. On reste muet sur son passage ou on fait semblant de ne pas comprendre la question quand on se fait interroger.

On comprend évidemment l’attrait des invités d’accepter d’être parmi les quelques chanceux à avoir pénétré dans le mystérieux domaine du pouvoir et de l’argent qu’est devenu Sagard.

Notre épargnant en chef à Sagard

Mais si quelqu’un devrait y résister entre tous, c’est bien le responsable des épargnes des Québécois: le président de la Caisse de dépôt et placement. Cette personne doit évidemment être remarquablement branchée et rencontrer, quotidiennement, tout ce qui bouge et devrait bouger dans l’économie et la finance québécoise, canadienne, mondiale. Péladeau et Desmarais compris, il va sans dire.

Mais puisque la Caisse a des positions importantes dans la Financière Power des Desmarais, dans Quebecor et dans plusieurs autres entreprises québécoises, il devrait couler de source que son président ne doit en aucun cas devenir l’obligé de qui que ce soit. Cela signifie: ni séjour sur un bateau de croisière, ni fins de semaine au château ou au chalet, ni cadeaux, ni… offres d’emploi.

Que le prédécesseur de M. Sabia, Henri-Paul Rousseau, soit passé d’un bond de la Caisse vers la Financière Power doit nous servir de leçon. Une règle doit être établie qui interdit au président de la caisse et à sa poignée de principaux cadres d’être embauchés par une compagnie dans laquelle la Caisse a une participation significative dans les 10 ans suivant la fin de leur mandat.

Tout le reste est un manque de respect et d’éthique. On conçoit que le président de la Caisse se comporte comme un membre des 1%. Mais il travaille pour les 99%. Il est dommage qu’il faille le lui rappeler. Au moins, il ne s’est pas fait piquer.