Meech 11 : La triche

David-Peterson1-150x150Montréal n’est guère habituée aux convois officiels de limousines noires qui narguent le trafic et intimident les piétons de leurs escortes policières, toutes sirènes hurlantes. Quelques jours après la mort de Meech pourtant, le spectacle se déploie, entre Dorval et le centre-ville, à la demande expresse du premier ministre Bourassa.

Dans la limousine, son copain ontarien, David Peterson. Les deux hommes se sont parlé le jour de la mort de l’entente et ont résolu de se voir dès que possible. « Il y a un temps pour l’action, explique l’alors premier ministre de l‘Ontario, et il  a un temps pour la symbolique. Ce jour-là, il fallait montrer que le pays n‘allait pas se fractionner que et nous allions faire en sorte qu’il ne le soit pas. »

Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu la mort de l’accord.

Bourassa vient de proclamer « quoi qu’on dise… », vient de jurer « plus jamais à 11… », déclare que « tout est ouvert » et précise qu’il n’écarte pour l’avenir du Québec aucun scénario, « sauf le statu quo et l’annexion aux États-Unis ». Quelques centaines de milliers de Québécois sont descendus dans la rue.

David Peterson, premier ministre de la plus canadienne des provinces, est-il inquiet de cette dérive ? Croit-il que Bourassa est en train de se muer en un René Lévesque modéré et non-fumeur ? Nullement. Parlant de cette rencontre en tête-à-tête de plus de deux heures, Peterson dit : « il n’y a aucun doute dans mon esprit et je me sens absolument solide sur ce point : il n’a jamais cessé d’être fédéraliste. Des gens disent parfois que Bourassa est un crypto-séparatiste. C’est faux. Il en est venu à la conclusion bien avant l’affaire de Meech, qu’il était toujours préférable que le Québec reste dans le Canada. »

« Oui mais, insiste l‘auteur, si ça devenait inévitable, il pouvait penser qu’il était préférable que lui la fasse [la souveraineté] plutôt que Parizeau. »

« Jamais, répond Peterson. Au pied du mur, s’il avait à choisir son camp, il choisissait le Canada. C’est le cœur du personnage. »

Mais, les discours ? Mais, la future commission ? Peterson et Bourassa en parlent, bien sûr, à quelques jours du choc. Et Bourassa annonce déjà ses couleurs : «  à l’évidence, il devait stabiliser la situation, résume Peterson. La réaction des Québécois était prévisible, l’échec de Meech était considéré comme une énorme humiliation, les séparatistes étaient à 70% dans les sondages. Robert a vécu plusieurs de ces moments difficiles auparavant et il devait gérer le problème. C’est ce qu’il avait fait à l’Assemblée nationale avec son discours et ce qu’il s’apprêtait à faire dans les semaines qui venait. »

N’avait-il pas peur d’être dépassé par son propre peuple, son propre parti et contraint de les suivre ?

« Non. Mais il disait : « Écoute, ces forces sont très difficiles à gérer et je dois les gérer avec beaucoup de soin. » »

« Robert est un des politiciens les plus habiles au pays », dit encore Peterson, un de ses plus grands admirateurs, qui aborde ici un point essentiel : «  I l en a vu beaucoup et il est astucieux et intelligent. Il comprend qu’il faut gérer ce genre de chose en utilisant le temps qui passe. Et il est patient. »

En juin 1990, Bourassa se sait maître du temps. Son mandat ne se termine qu’en septembre 1994. C’est la donnée la plus importante du jeu.

UN PACTE AVEC LES QUÉBÉCOIS

Robert Bourassa est « une devinette enveloppée dans un mystère à l’intérieur d’une énigme » pour reprendre le mot de Churchill. Peterson en est-il le bon décodeur ? Se peut-il qu’il soit désinformé par le Québécois, en ce lendemain de Meech ? Son récit, en tout cas, recèle un précieux indice : aux premiers jours de l‘après-Meech, Bourassa ne prépare nullement son principal partenaire canadien à l’éventualité d’un départ du Québec. Devant lui, il claque au contraire cette porte.

Il n’y a aucun doute que le maintien du lien fédéral est de loin – de très loin – le premier choix du premier ministre. Mais au cours des mois il convaincra 80% des Québécois, y compris son conseiller constitutionnel qu’il sera prêt à faire la souveraineté si « le premier choix » ne se concrétise pas, si aucune réforme en profondeur ne se profile à l’horizon. C’est le pacte. Une dernière chance, sinon, on part !

Quand Peterson parle du « cœur du personnage », il laisse entendre qu’en dernière analyse, Bourassa préférerait le statu quo à la souveraineté. Qu’il n’y a pas de pacte qui tienne.

C’est précisément le témoignage que fait Mario Bertrand, un des amis les plus proches de Bourassa à ce moment.

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L’auteur : Il n’y a jamais un moment, même après Meech, même dans les mois qui ont suivi, avec les sondages qui se tenaient à 65% pour la souveraineté, où il a dit : « Ben, peut-être que je vais la faire »?

Bertrand : Non, moi, je ne crois pas ça.

L’auteur : À aucun moment ?

Bertrand : Je ne crois pas ça. Je ne crois pas ça. […] Il aimait mieux le Canada à tout prix.

Mario Betrand explique que jamais, en deux ans de conversations téléphoniques presque quotidiennes – au cours desquelles Bourassa teste sur lui des idées, lui raconte ses malheurs, l’engueule, même – jamais, donc, Bourassa n’a donné le moindre indice qu’il puisse, dans quelques lointains replis de se circonvolutions stratégiques, envisager de préparer l’avènement de la souveraineté. Jamais. « C’est pas son expression, dit Betrand, mais moi, je dis « Canada à tout prix » pour résumer la pensée du chef.

Bourassa, disent-ils, était un inconditionnel du fédéralisme avant, pendant et après la crise. Eux le savaient, alors même que se déroulait le drame, alors même que se multipliaient les mensonges. D’autres l’ont réalisé plus tard. C’est le cas de Jean-Claude Rivest. Très longtemps, Rivest a cru à la souveraineté comme « position de repli », et l’on verra, dans la suite du récit, comment il perdra cette illusion. Plus tard, dans une entrevue accordée à l’auteur en juin 1993, Rivest tirera au sujet de Bourassa cette conclusion un tout petit peu amère :

«Lui, son adhésion au Canada est stable. Malgré l’échec de Meech, malgré la déclaration de juin, dans sa tête, ça ne s’est jamais modifié.»

CEUX QUI SAVENT… DANS LE ROC

Peterson a raison, lui qui détient une carte de membre du club des gens qui savent, Robert ne remettra jamais en cause le lien fédéral. Et Robert le dit, en privé, à la plupart de ses partenaires canadiens. À ceux, donc, auxquels il est censé faire peur.

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Peu après la mort de Meech, et souvent par la suite, il parle au premier ministre albertain Don Getty. C’est un vétéran, comme lui, du combat constitutionnel de Meech. Après la mort de l’accord, Getty craignait que le pays ne soit sur le bord de l’éclatement. Il s’en est ouvert à Bourassa et raconte la teneur de leurs propos :

Getty : Mes conversations avec lui m’ont complètement convaincu que c’était un fédéraliste solide, un Canadien, qui se préoccupait de l’option canadienne. Mais il n’était certainement pas en position de dicter une ligne de conduite à son caucus et à son cabinet et à sa province. […] À ce moment-là, il était particulièrement inquiet de l‘aile jeunesse de son parti; il la jugeait instable et il pensait qu’elle lui donnerait des maux de tête.

L’auteur : C’est ce qu’il vous a dit à l’époque ?

Getty : Oui, il disait : « Après tout, c’est mon parti et je ne peux pas lui dicter son option. »

Bourassa donne les mêmes explications au premier ministre du Nouveau-Brunswick, Frank McKenna, qui résume ainsi leurs conversations :

McKenna : Il devait tenir deux facteurs en équilibre. Premièrement, il devait garder sa crédibilité au Canada anglais, s’il voulait attendre ses objectifs de réforme pour le Québec. Deuxièmement, il devait apaiser les forces les plus nationalistes au Québec. Et je pense que l’histoire soulignera que sa réaction fut extrêmement habile. Comme il me l’a dit un jour : one has to permit a period to allow the blood to boil. [Il faut laisser au sang le temps de bouillir.]

Le successeur de Peterson à la tête de l’Ontario, Bob Rae, recueille le même type de confidences.

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Rae : C’est allé beaucoup plus loin qu’il ne le voulait, pour parler franchement. Pendant plusieurs de nos discussions, j’essayais de lui dire : « Robert, si tu crois à une solution fédérale – et je sais qu’il y croit – et que tu préfères une solution fédérale, la stratégie que tu as de créer une position de négociation plus forte [pour le Québec] ne marchera pas au Canada anglais. Il faut en trouver une autre. » […]

Mais il fallait qu’il laisse la vague souverainiste aller et venir, presque comme une marée. M. Bourassa sentait par exemple qu’il ne pouvait revenir à la table de négociation tout de suite, car il se ferait démolir par ses critiques.[…]

L’auteur : Est-ce qu’il utilisait des phrases comme « il faut attendre le retour du balancier » ou « il faut laisser au sang le temps de bouillir » ou « la situation intérieure doit se calmer d’abord »?

Rae : Oui, il voulait attendre que l’opinion, qui était assez extrême, finisse par se pacifier. […] Il ne m’a jamais donné une indication que sa préférence, à quelque moment que ce soit, était autre chose qu’une solution canadienne.

L’auteur : Même si la nouvelle tentative de réforme constitutionnelle ne marchait pas ?

Rae : Tout à fait. Il était d’ailleurs très sceptique quant aux chances de succès des nouvelles négociations. […]

L’auteur : Mais, si vous saviez que Bourassa n’allait pas mettre sa menace [de référendum sur la souveraineté selon la li 150] à exécution, comment sa stratégie pouvait-elle être efficace ?

Rae : Bien, je pense que c’est justement [Ici, Rae s’interrompt pour rire un peu]. Je ne sais pas. J’essaie d’être aussi franc que possible… [nouveau rire]. Au risque de dire quelque chose d’imprudent, je dois admettre que le problème central de la stratégie de négociation du Québec était que nous [du Canada anglais] étions en présence d’un mécanisme dans lequel nous ne pouvions pas perdre.

Le premier ministre canadien, Brian Mulroney, est membre d’honneur du club de ceux qui savent – la tumultueuse relation Mulroney-Bourassa sera traitée en détail dans la suite du récit. On verra comme Bourassa trahira les rêves de réforme des fédéralistes qu’il prétend représenter.

Les proches de Bourassa ne ménagent aucun effort pour répandre la bonne nouvelle autour de Mulroney et tuer ainsi dans l’œuf toute crainte que le Québec puisse fausser compagnie à la fédération canadienne. Ainsi, dès le début de janvier 1991, Jean-Claude Rivest va à Ottawa présenter un brouillon du rapport Allaire au chef de cabinet de Mulroney, Norman Spector, en lui expliquant qu’il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. De même, dans les 24 heures qui suivent la publication du rapport Bélanger-Campeau, Rivest explique à Spector qu’il n’y a rien de contraignant dans la résolution, et que l’engagement de tenir un référendum sur la souveraineté au plus tard en octobre 1992 est bidon. « Je leur ai dit de ne pas s’énerver avec ça », rapporte Rivest.

UN MACHIAVEL COMME LES AUTRES ?

Le triomphe de Bourassa, c’est la construction d’un efficace trompe-l’œil. Il feint d’être le roi de l’ambiguïté québécoise, d’incarner le Normand qui dort en chaque Québécois moyen, ce qui lui permet de raviver à son profit l’indécision populaire remplacée, après Meech, par une détermination nouvelle, par un rare esprit collectif de décision. Inquiet de cette bouffée de volontarisme, Bourassa appelle les Québécois à calquer leur comportement sur le sien : restez ambigus, soyez prudents, gardez ceinture et bretelles.

Mais sous le masque, Bourassa est le moins ambigu des Québécois. Il est le roi des décidés. Au sommet de l’appareil libéral, il est un des seuls détenteurs d’une foi inébranlable : il faut que le Québec reste, à tout prix, dans le cadre canadien. Il le croit plus encore que Claude Ryan. Il le croit, et il le cache, Ce camouflage est son arme principale, son discours permanent.

Bourassa ôte son masque lorsqu’il s’adresse à ses alliés, les fédéralistes inconditionnels du Rest of Canada (ROC) et du Québec. L’observation de ses actions des premiers mois de 1991 et de l’année encore à venir prouve qu’il disait le vrai lorsqu’il parlait aux fédéralistes en privé, qu’il disait le faux lorsqu’il s’adressait aux Québécois en public, ou aux souverainistes libéraux à huis clos.

Tout politicien est un peu comédien. Tout négociateur compétent maîtrise l’art de la feinte. Et Bourassa n’est pas le premier à avoir lu, et à prétendre appliquer, les préceptes de Machiavel. Il n’a pas inventé le double langage. Des tas d’hommes politiques trompent leur électorat sur des tas de dossiers, intérieurs et extérieurs.

Cependant on ne trouve pas trace, en démocratie moderne, d’un autre politicien qui trompe ainsi son propre peuple sur le sujet central de son avenir politique.

Dans les entrevues de premiers ministres anglophones qu’on vient de citer, réside l’information suivante : le Québécois chargé de renégocier, pour son État et son peuple, un nouveau contrat avec son voisin, a informé secrètement dès le départ les négociateurs adverse qu’il n’allait en aucun cas user du rapport de force dont il était investi. Pas étonnant que Bob Rae trouve la chose comique.

Chacun chez soi, Rae, McKenna, Getty et compagnie pensent qu’eux-mêmes n’auraient jamais pu réussir un tel coup. « To some extent, he is held in some awe », dit Bob Rae (awe : une crainte révérencielle, le plus grand respect). Ils sont les spectateurs privilégiés du drame.

Comme tous les autres spectateurs, ils ont leur ticket, car c’est le seul cirque en ville. Mais contrairement à tous les autres, ils ont le programme en main.

tricheurEt c’est bouche bée qu’ils observent le funambule dans son numéro jusqu’ici le plus difficile, le plus périlleux. Pantois, admiratifs mais dubitatifs, ils s’interrogent : Arrivera-t-il à tromper suffisamment de Québécois suffisamment longtemps ? Est-il assez crédible, sont-ils assez crédules, pour que le mensonge tienne le coup ?

C’est ce qu’on va voir…

(La suite dans Le tricheur et Le naufrageur)

Demain, Le tricheur : le film !