Meech 4. La rectification

Bourassa avait mis quatre ans à arracher le texte de Meech à ses partenaires canadiens-anglais. L’accord devait permettre au Québec de se réconcilier avec le Canada légal, d’apposer sa signature sur une constitution amendée sans son accord, neuf ans plus tôt, par Pierre Trudeau. « Politiquement, c’est un affront à la dignité du peuple québécois de se faire imposer la loi fondamentale du pays, explique Bourassa. On a voulu réparer cette injustice-là. »

Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits du premier chapitre de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu la mort de l’accord.

Jugé à l’aune des revendications traditionnelles d’autonomie du Québec, l’accord du Lac Meech péchait par modestie. Cinq conditions* seulement. Un amuse-gueule, annonçaient Bourassa et son ministre des Affaires constitutionnelles Gil Rémillard, qui prévoyaient qu’au « deuxième tour », dans une étape à venir, on parlerait de la vraie question : les pouvoirs qui devaient dessiner l’autonomie du Québec au sein d’un Canada redéfini. Meech était le ticket d’entrée pour le match canadien, donc, et pour la série finale qui suivrait.

Voilà pour le discours. La stratégie était autre. Au moment de formuler ces conditions minimalistes, en mai 1986, «le Québec n’était pas en position de force», confie Bourassa. La province se relevait de la crise économique, la population, politiquement épuisée par le référendum de 1980, avait peu réagi au rapatriement unilatéral de Trudeau — « je ne me souviens pas d’avoir vu 200 000 personnes dans les rues », ajoute-t-il. Quant à la mouvance indépendantiste, épouvantail indispensable lorsqu’il s’agit de faire bouger le Canada anglais, on ne pouvait distinguer si elle hibernait ou agonisait.

L’objectif de Bourassa, revenant au pouvoir à la fin de 1985 après un exil de neuf ans et une remarquable résurrection politique, n’était pas — quoi qu’il en ait dit — de lancer le Québec dans une course à étapes vers son autonomie intra-canadienne. Le dossier constitutionnel est le terrain de prédilection de son adversaire péquiste. Il lui préfère le terrain économique, pour ne pas dire, plus simplement, celui de la gestion tranquille des affaires de l’État. Meech, c’était sa façon d’évacuer le débat, de faire place nette, d’enlever encore un peu d’oxygène à un PQ asthmatique, de se débarrasser du «trouble». Une fois apaisé par Meech et sa « société distincte », le nationalisme des Québécois pourrait s’assoupir. Selon Bourassa, « ça nous permettait de nous rendre en l’an 2000, peut-être, dans un climat de relative stabilité ».

Devant l’exécutif de son parti, au printemps de 1990, il avait même joué les crâneurs. « Clyde Wells, il fait le frais. Mais quand il va arriver dans le crunchon va lui faire plier les genoux », avait-il dit, sortant de sa réserve habituelle.

« Ils peuvent pas revenir sur leur parole, ça aurait pas de bon sens », confiait-il à un adjoint. Ce serait, ajoutait-il devant un ami, « inconcevable ». Un échec, explique Rivest, « compromettrait son plan de jeu pour la fin du mandat, et ultérieurement l’autre mandat du gouvernement». Ce 22 juin 1990, c’est peu dire que la couvée politique prévue pour l’an 2000 se perd dans un épais brouillard politique.

Dans la salle de conférences, au troisième étage du bunker, il faut préparer la suite. Vers 21 h, les principaux conseillers du premier ministre se rencontrent à nouveau. Bourassa assiste à leurs délibérations pendant environ une heure, les quitte pour aller se regarder au Téléjournal à 22 h, revient. Il écoute les uns et les autres, pose des questions, prend mentalement des notes. Parisella préside et participe peu.

Ce soir, avec Quoiqu’on dise… Bourassa a fait de la poésie. Demain, en conférence de presse, il devra se mettre à la prose. Fournir du concret. Des gestes. Quelque chose qui se numérote : premièrement, deuxièmement, troisièmement. En deçà, ça ne fait pas sérieux. Au-delà, c’est, en termes de communication politique, du gaspillage.

Le Québec devrait annoncer qu’il boycottera dorénavant les conférences constitutionnelles, propose quelqu’un.

« Ça a tellement bien réussi quand le PQ a essayé ça, après 1981 ! » lance un cynique. La petite assemblée rigole.

Mais le contraire est pire encore. Comment prétendre recommencer ce qui vient d’échouer ? « On n’avait pas le choix », dit Parisella. Chacun sait que le processus constitutionnel est discrédité. Il faut le dire.

C’est peu. Quoi encore ?

PC_071022accord-meech_n-150x135De Gil Rémillard, présent, et de plusieurs autres, vient l’idée de faire un pas au-delà du boycott. D’annoncer que, dorénavant, le Québec ne négociera plus à 11, avec toutes les provinces, mais face à face, à 2, avec l’autre nation, qui devra s’organiser en conséquence. La proposition est audacieuse, lourde de sens, et personne ne sait comment «ils» pourraient s’arranger, au Canada anglais, pour y répondre. Personne ne se demande non plus s’il faudra un jour renier cet engagement. Et alors, comment ? Mais l’unanimité est rapidement faite autour du concept. Du processus passé, on fera table rase.

Rivest veut contrebalancer ce coup de semonce : « Il faut équilibrer ce que tu viens de dire aujourd’hui parce que ça, c’est très fort, dit-il à Robert. Si tu veux rassurer les marchés financiers, il faut que tu dises : « Non, il n’y en aura pas de référendum » » sur la souveraineté. Rivest a lâché le mot magique : marchés. Il parle des variations des taux d’intérêt des emprunts québécois à Wall Street, et des cotes de crédit déterminées par les firmes Moody’s et Standard & Poor’s. Bourassa en fait une fixation. « Quand Moody’s confirme la cote du Québec, c’est des dizaines de milliards de dollars que vous n’aurez pas à payer en intérêts », expliquera-t-il un jour à son aile jeunesse, multipliant par 100, pour mieux impressionner ses cadets, la somme réellement en cause. « Alors demandez-moi pas de pas tenir compte de ça ! C’est pour vous que je le fais ! »>

Tout de même, écarter l’éventualité d’un référendum, à ce stade-ci du débat, c’est un peu gros. Pressentant l’orage, Bourassa se tourne vers Anctil : « Pierre, qu’est-ce que tu en penses ? »

« Ça a pas de maudit bon sens, voyons donc ! Tout le monde en veut un ! Le monde veulent plus un référendum qu’ils veulent la souveraineté. Vous allez pas leur dire que vous en ferez pas !  Pourquoi dire ça demain matin, là ? Les marchés ? Inquiétez-vous pas. Ils penseront jamais que vous allez faire quelque chose de radical. Vous avez ça d’écrit dans le front, que vous êtes prudent ! »

Le cadet du groupe incite Bourassa à suivre son inclination naturelle : ne jamais fermer de porte. Il pousse son avantage, suggère que Bourassa saisisse la main tendue du PQ, propose une démarche commune, définisse « un nouveau modèle québécois ». «Je ne dis pas qu’il faut qu’on fasse la souveraineté, je dis qu’il faut qu’on pose des gestes souverains. […] C’est un slogan, ça dit rien, là, mais vous dites ça. » On verra ensuite.

Gil Rémillard met son grain de sel constitutionnel. Pourquoi pas, en fait de geste souverain, préparer la constitution du Québec ? Rien n’empêche une province d’écrire sa propre loi fondamentale. Quelques provinces et bien des États américains en possèdent. On pourrait y enchâsser la charte québécoise des droits de la personne, un code des minorités peut-être, un ou deux principes des législations linguistiques. Un peu plus que symbolique, un peu moins que dramatique, ça occuperait la galerie, ainsi que l’industrie constitutionnelle. Bourassa ne semble pas mordre à cet hameçon de juriste.

Ronald Poupart, lui, n’aime pas du tout la tournure que prend la discussion. Autre fidèle de Robert Bourassa, entré au parti à l’âge de 16 ans, Poupart fut son attaché de presse de 1985 à 1990, avant de devenir « sous-ministre de Montréal», chargé d’un secrétariat de la métropole, au début de 1990. C’est parce qu’il a vécu Meech qu’il est convié à sa veillée funèbre. Mais c’est parce qu’il est né dans le quartier de Sainte-Marie, dans l’est de Montréal, au sein d’une famille de petits commerçants, 54 ans auparavant, qu’il fait maintenant entendre sa voix.

« Monsieur Bourassa, dit-il pour parer les arguments d’Anctil, vous n’avez pas le droit de faire ça, de créer une insécurité économique au Québec. C’est peut-être vrai qu’il faut indiquer aux Canadiens anglais qu’on est froissés et choqués de ça et qu’on est maîtres de nos destinées. Mais au-delà de tout ça, il faut faire en sorte de protéger l’économie que les Québécois se sont bâtie, les capitaux qu’on possède en tant qu’individus. »

Trop flou ? Poupart précise, pensant à son père de 79 ans et à son petit pécule : « Ne faisons pas en sorte que les personnes âgées qui ont des capitaux paniquent et sortent leur avoir du Québec de peur des gestes qui pourraient être posés par l’État québécois. »

L’inertie vient de parler. Rivest renchérit. Les vieux, d’accord. Mais les jeunes ? Quelqu’un souligne qu’il y a un danger à l’immobilisme. On évoque le spectre du « nationalisme des années 70 ». Les lettres « FLQ » ne semblent toutefois pas avoir été prononcées. Les sujets de conversation s’épuisent sans qu’on en arrive à des conclusions. Bourassa ne tranche jamais sur-le-champ. Ses interlocuteurs ne connaissent en général sa décision que lorsqu’il l’annonce publiquement.

tricheurOn passe aux modalités physiques de la conférence de presse. Le moment sera solennel, il mérite une infraction aux règles habituelles, et la réquisition du Salon rouge, l’ancienne salle de la chambre haute québécoise, désormais consacrée aux commissions parlementaires. Des invitations seront lancées, lesquelles ? Faut-il un lutrin ? Non, une table. Bourassa indique ses préférences.

La séance est levée autour de minuit.

(Demain: La grande absence)

*Les cinq conditions de Meech:

1. Reconnaissance, pour l’essentiel symbolique, du caractère distinct du Québec;
2. Droit de veto sur les changements aux institutions du Canada;
3. Enchassement dans la constitution de l’accord qui donne au Québec une assez large autonomie en matière de sélection des immigrants;
4. Droit de retrait avec compensation pour les futurs programmes fédéraux en juridictions québécoises;
5. Permanence de la présence de trois juges québécois à la Cour suprême.