Meech 5. Le grand absent : le « S word »

Il y a une grande absence dans ce débat à huis clos entre les conseillers du prince, ce soir de la mort de Meech, le 22 juin 1990. Un bon observateur de la politique québécoise dirait qu’il y a un bris dans la continuité logique. Que la question essentielle n’a pas été posée.

Neuf mois plus tôt,  le soir de sa réélection, en septembre 1989, Bourassa avait affirmé que le fédéralisme ne constituait pas « une option éternelle » pour les Québécois. Le ministre Gil Rémillard, chargé de la négociation de Meech, explicitait le lendemain : « il est certain que si l’accord du lac Meech n’était pas accepté, pour beaucoup de Québécois l’indépendance pourrait être une possibilité. » Début 1990, lors de son pèlerinage annuel en Europe, Bourassa a jonglé tout haut avec le concept d’une « superstructure » qui remplacerait la fédération canadienne.

Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits du premier chapitre de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu la mort de l’accord.

À la fin de février 1990, lors d’un Conseil général du parti, Rémillard a monté le volume et annoncé que « le Québec ne présentera pas l’autre joue » ni ne souffrira « une seconde humiliation ». Il a posé un diagnostic lourd de sens :

« Tout ce débat autour de l’entente du Lac Meech, c’est la pointe de l’iceberg. Parce que ce que vous avez pu constater ces dernières semaines, ces derniers temps, [c’est] une remontée partout au pays de cette intolérance. Réaction contre le bilinguisme » et contre les minorités.

132411-entente-conclue-mercredi-ne-prevoit-150x150À ce même Conseil général, Bourassa a promis de ne jamais pratiquer « le fédéralisme à genoux », et souligné encore le caractère « non éternel » de la fédération. Plusieurs ministres ont évoqué par allusions transparentes leur engouement nouveau pour une solution qui ne serait plus fédéraliste. Marc-Yvan Côté, poids lourd du gouvernement, ministre de la Santé et grand organisateur libéral dans l’Est du Québec, a annoncé que les événements récents ont réussi à « ébranler les colonnes du fédéralisme » qu’il considérait jusque-là comme inébranlables.

Yves Séguin, ministre du Revenu, a assuré que le Québec, en cas d’échec de Meech, est « prêt à regarder n’importe quel scénario, n’importe quelle situation, n’importe quoi. Moi, je sais qu’on a les moyens qu’il faut pour y faire face. On doit être confiant. Le Québec est un État solide, qui va bien. » Même refrain chez Michel Pagé, ministre de l’Éducation et leader du gouvernement à l’Assemblée nationale : « Si on se fait dire non par le Canada, la solution ne passera pas par le Canada. Elle va passer par le Québec. » Faut-il ajouter encore Albert Côté, ministre délégué aux Forêts, prêt à envisager une forme de souveraineté « dans la générosité » ou son collègue aux Transports, Yvon Vallières, pour qui le contexte « exige une bonne réflexion ».

« Si Meech meurt… Si on se fait dire non… S’il y a l’échec… » Voilà. Le décès, le déni, l’échec sont survenus. Les Québécois en tirent la conclusion logique, dans un sondage où 33 % affirment penser que Bourassa est devenu souverainiste, contre 38 % qui le pensent toujours fédéraliste. Les deux tiers des électeurs libéraux, en tout cas, veulent un référendum pour trancher la question.

Pourtant dans cette salle, le soir du 22 juin, au-delà des « gestes souverains» évoqués par le directeur général du Parti, Pierre Anctil, personne ne prononce ce que certains libéraux appelleront bientôt « le 5 word ». Aucune rupture n’est envisagée. Tout se passe comme si la superstructure, les discours du Conseil général, n’étaient qu’un truc, un peu de vapeur pour faire monter la pression.

Bourassa ne dit pas autre chose. «J’avais lancé le mot superstructure pour montrer que c’était important que [Meech] passe. […] C’est un mot, que les gens se sont mis à analyser et à décoder », me dit-il, sous son œil goguenard.

Les participants à la réunion du vendredi soir connaissent ces trucs. Ils sont tous encore, ce soir-là, dans le camp des gens qui savent. Et ils n’auraient pas été surpris d’entendre ce fragment d’entretien ultérieur entre leur chef et l’auteur :

Bourassa : Jamais je n’ai dit, durant Meech, « c’est Meech ou c’est la fin du pays ». D’autres le disaient pour le faire accepter. Michael Wilson et Mulroney à Terre-Neuve quand ils sont tous allés. Moi j’ai dit unpredictable consequences.

L’auteur : Au lendemain de l’élection, vous avez dit que le fédéralisme n’était pas…

Bourassa : … éternel

L’auteur : Venant de vous, c’est beaucoup !

Bourassa : [rires !]

L’auteur : C’est comme si le pape nous disait qu’il y aurait des conditions dans lesquelles l’avortement serait acceptable.

Bourassa : [rires !] Oui. Ce sont des choses qui ne veulent rien dire et tout dire en même temps.

Les conseillers de Bourassa ne succombent donc pas, malgré le « quoi qu’on dise… », aux premiers assauts du rêve, à l’espoir créé ce soir du 22 juin que tout est possible, que le nœud gordien sera tranché d’une façon ou d’une autre, que l’heure des choix sera bientôt venue. Comme Bourassa, ils n’ont pas « écouté la radio toute la journée », n’ont donc pas constaté combien les rêveurs étaient nombreux, et ravis d’entendre le discours du chef. Ils auront l’été pour les rejoindre.

Samedi matin, 23 juin, les trois conseillers Jean-Claude Rivest, John Parisella et Pierre Anctil se revoient pour mettre en forme les idées de la veille. Anctil, qui a fait l’aller-retour jusqu’à Saint-Bruno pendant la nuit pour s’approvisionner chez lui en chemises propres, pointe le doigt vers la pile de journaux du matin, où la déclaration du premier ministre est accueillie comme celle de Moïse séparant les eaux de la mer Rouge.

Tous les quotidiens titrent « Meech est mort » ou « C’est fini ». La Presse, Le Devoir, Le Journal de Montréal, La Tribune titrent également à la une la phrase de Bourassa : « Le Québec est libre et capable d’assumer son destin. » Seul Le Soleil fait preuve de scepticisme avec le titre : « Bourassa reste énigmatique ».

« Ça a l’air d’être le bon trend, dit Anctil, tout le monde est content. »

Rivest fait part de ses idées pour la conférence, plaque encore les freins. Insiste sur la sécurité économique, l’apaisement des investisseurs, les garanties à donner aux minorités. Au-delà de « la fin du Canada à 11 », l’avenir manque d’ambition.

« Demain c’est la Saint-Jean-Baptiste, rétorque Anctil. Il va y avoir une parade, là. Je voudrais pas qu’ils brûlent l’effigie de Robert Bourassa devant le stade olympique. Ça ferait pas une ben bonne image. » Les marchés si chers à Rivest vont chuter bien plus « s’ils ont la perception qu’on perd le contrôle de la situation sociale au Québec, s’il y a des émeutes ». Mieux vaut leur montrer un Bourassa « à la pointe du consensus social ».

Les points de vue ne s’alignent pas. Parisella demande aux deux hommes de remettre chacun, en quelques mots, leurs conseils discordants, que Bourassa consultera, enrichira.

Comme d’habitude, le chef préfère le frein à l’accélérateur. Anctil a gagné la veille, Rivest l’emporte aujourd’hui, avec des échos de Poupart. « J’ai affirmé le Québec le vendredi et le samedi, j’ai immédiatement rééquilibré avec la sécurité économique. » De son bureau, Bourassa pose un troisième jalon, géopolitique. Il téléphone au premier ministre ontarien, son bon ami David Peterson, à Calgary où il assiste au congrès au leadership du Parti libéral fédéral, qui, ce jour-là, s’apprête à couronner Jean Chrétien chef de l’opposition.

« Faudrait qu’on se voie, lui dit-il. Moi, mon but, c’est de montrer que le Québec est pas isolé. » Peterson accepte. « C’était une façon de stabiliser la situation, pas seulement au Québec, mais celle des marchés financiers, se souvient Peterson. On s’est demandé comment s’y prendre. Et on s’est dit, on va se montrer physiquement ensemble, pour démontrer que, quoi qu’il arrive, nous serions toujours ensemble. » Rendez-vous est pris pour dans quatre jours à Montréal.

tricheur« L’objectif immédiat est que le Québec ne sorte pas humilié, explique Bourassa, parce que le gouvernement l’aurait été aussi. » Pour la suite, il songe à créer avec le PQ un « forum non partisan ».

Mais il doit encore faire un arrêt important avant de se rendre au Salon rouge. La députation libérale, le caucus, l’attend.

(Demain: Le silence de Claude Ryan)