Meech 7. Plus jamais !

Journalistes, députés, ministres, quelques membres du corps diplomatique sont assemblés au Salon rouge pour entendre le programme de l’après-Meech. Mme Andrée Bourassa s’est déplacée, autre signe que la partie se corse. Plus nationaliste que son mari, elle a le sourire aux lèvres. « MmcBourassa, quand elle entend son Robert faire des déclarations nationalistes, ça la met de bonne humeur », commente un proche.

Pour souligner les 20 ans de la mort de l’accord du lac Meech, il me fait plaisir de vous présenter, en feuilleton, des extraits du premier chapitre de mon livre Le tricheur, qui relate comment les acteurs politiques québécois ont vécu la mort de l’accord.

Comme le Quoi qu’on dise… de la veille, le discours est télédiffusé en direct, au Québec et au Canada coast to coast. Le premier ministre, encadré par deux drapeaux, le bleu et le rouge, souligne que la veille, 30 ans plus tôt, Jean Lesage devenait chef du gouvernement québécois et lançait la révolution tranquille. Bourassa retrace, depuis ce jour jusqu’à Meech, le parcours québécois. La nouvelle étape : un Canada à deux. « Pas question » de conférence à 11. « Le processus de révision constitutionnelle existant au Canada est discrédité, annonce Bourassa. Le gouvernement du Québec n’accepte pas de retourner à la table de négociations sur le plan constitutionnel. » Pour les sujets autres que constitutionnels, le Québec procédera cas par cas.

L’affirmation n’est pas banale dans la bouche de Robert Bourassa qui répugne à utiliser des termes tranchés. «La seule porte qu’il s’est vraiment fermée, ça a été de dire que la question du Québec ne se négocierait plus à 11 », souligne Rivest. Fermée, à double tour, car Bourassa utilise un mot rarissime en politique, et jusque-là exclu de son propre vocabulaire, le mot « jamais » : « Nous pourrons décider de participer à certaines conférences où l’intérêt du Québec est en cause, mais jamais sur le plan constitutionnel. »

Ces moments étant aussi précieux que rares, l’auteur va faire le bref inventaire, tout au long de ce récit, des engagements constitutionnels pris par le premier ministre, des phrases courtes et claires dont il est si avare.

Engagement n° 1 : Négocier dorénavant à 2 et « jamais » à 11.

Sur ce plan, Bourassa est précis et spécifique : « Pas question de discuter de la réforme du Sénat, pas question de discuter de la clause Canada et, malheureusement, pas question de discuter également de la réforme constitutionnelle qui pourrait impliquer les Amérindiens. »

Le reste du discours est truffé, enfin, disons, saupoudré, de bonnes phrases chocs mais pas tout à fait irréversibles, comme celle de la veille. « Si nous avons été modérés, c’est que nous voulions réussir, dit-il, parlant de Meech. Cette modération se trouvait à être un test pour la volonté du Canada anglais de comprendre le Québec. »

Au-delà des jolies phrases, le boniment est essentiellement consacré à poser des brise-lames pour endiguer le ressac post-Meech. Bourassa s’engage à considérer comme « facteur déterminant », dans le processus décisionnel qui s’ouvre, « la dimension économique ». Il rassure les anglophones et les minorités, annonce que le Parti libéral et le gouvernement vont définir, au cours des prochains mois, une nouvelle plate-forme constitutionnelle. Il est urgent d’attendre.

« Monsieur Bourassa, je dois vous dire que c’est un grand discours », susurre Gil Rémillard, quelques minutes plus tard, de retour au bunker.

D’autres congratulent le premier ministre qui va et vient, passe et repasse devant Anctil, qui fixe l’écran de télévision. La planète libérale fédérale, réunie en congrès à Calgary, réagit immédiatement, sur Newsworld, aux propos du Québécois.

« Toi, Pierre, comment t’as trouvé ça ? » demande finalement le patron.

« Moi ? Ben écoutez, je suis revenu ici, je me suis assis, j’ai écouté la télévision. Je viens d’entendre Sharon Carstairs me dire que c’était un bon discours. Je viens d’entendre Clyde Wells me dire que c’était un bon discours. Pis quand je suis sorti de la salle, là-bas, je me suis posé la question : « Qu’est-ce que vous avez dit, vous, aujourd’hui, aux Québécois francophones qui vont marcher dans la rue demain ? » Pis j’ai rien entendu. Alors, je suis pas sûr que c’était un bon discours. »

«Ecoute, Pierre, quand même. Les marchés… »

« On est samedi, ils sont fermés ! » Sur cette note, il annonce qu’il part pour Montréal, où il compte bien, lui, fêter la Saint-Jean, dans la rue, avec les Québécois francophones.

[Le lundi suivant, les deux grandes sociétés de cotation new-yorkaises confirmeront la cote du Québec à son niveau précédent. Les marchés, ayant depuis longtemps escompté la mort de Meech, resteront tranquilles.  Parisella sera dépêché à New York pendant la semaine pour rassurer encore un peu plus les banques d’investissement qui négocient avec les obligations québécoises.]

Dans la voiture, en roulant sur l’autoroute Jean-Lesage, il se met à contacter son « réseau ». Copains libéraux de tendance nationaliste. Amis d’université devenus cadres d’entreprise, avocats, ingénieurs. Comme Bourassa la veille, il constate un décalage entre ce qui a été dit et ce qui a été entendu. Ses interlocuteurs ne sont certes pas renversés par l’audace du chef du gouvernement, mais ils perçoivent son propos, surtout cette histoire de Canada-à-deux, comme un grand pas dans la bonne direction. Ils pensent que la machine de l’Histoire se met en marche, que l’avenir est ouvert. Ils projettent leurs espoirs forts dans les phrases molles de Bourassa. Et puisque, selon Anctil, « la politique, c’est la gestion des perceptions », l’apparatchik libéral doit se rendre à l’évidence : Bourassa a marqué un but dans un filet désert — les sceptiques étant tous aux douches. Mais il y a but tout de même.

« Pierre, je voulais qu’on se reparle, dit Bourassa qui l’appelle alors qu’il est encore sur la route. Demain, j’ai ma réception de la Saint-Jean chez le lieutenant-gouverneur, et je me disais qu’il y a peut-être des choses que je pourrais dire. T’as des suggestions ? »

« Écoutez, répond Anctil, penaud. Je suis obligé de vous dire que ceux à qui j’ai parlé depuis une heure au téléphone ont l’air d’avoir trouvé ça très positif. Alors, c’est pas grave. »

Gestion des perceptions. C’est le contexte qui bourre de sens le propos de Bourassa. Et si Anctil-le-nationaliste trouve qu’il n’est pas allé assez loin, Parisella-le-fédéraliste sent que, malgré toutes les palissades bourassiennes apposées sur l’excavation séparatiste, on risque tout de même le glissement de terrain.

À son bureau, le chef de cabinet pense pouvoir respirer, pour la première fois depuis plusieurs semaines au cours desquelles il ne s’est pas accordé un seul jour de congé. Pour l’instant, la crise est bien gérée. « On peut survivre à la fin de semaine avec ça », pense-t-il. Chute d’adrénaline. Montée de fatigue. L’émotion surgit.

tricheur« C’est là que ça m’a fait mal », dit l’ancien directeur d’Alliance-Québec. «Je me suis senti comme un Québécois qui, peut-être pour la première fois… Je me suis senti un peu rejeté [par le Canada]. J’avais les yeux pleins d’eau. » Sylvie Godin, l’attachée de presse du premier ministre, une avocate fédéraliste bon teint, entre dans son bureau et partage l’émotion de son collègue. Lui donne l’accolade.

« As-tu douté de ta certitude fédéraliste à ce moment-là ? » demande l’auteur.

«Je pense que j’ai eu un moment de… Oui», confesse Parisella.

Un moment seulement.

(Demain : La main tendue de Parizeau)