Quand Sarkozy enterre De Gaulle

24 octobre 2008, Le Monde

Par Jean-François Lisée

Directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), l’auteur fut conseiller diplomatique des premiers ministres indépendantistes du Québec , Jacques Parizeau et Lucien Bouchard. Il s’exprime à titre personnel.

Il ne pouvait pas se taire. C’était plus fort que lui. C’est en répondant à un journaliste et en affirmant son amitié constante envers le Canada que le président a affirmé que, « franchement, s’il y a quelqu’un qui vient me dire que le monde aujourd’hui a besoin d’une division supplémentaire, c’est qu’on n’a pas la même lecture du monde ». Une division supplémentaire, donc l’indépendance du Québec. On a bien vu que la question posée, sur l’intensité de la relation France-Québec, l’agaçait. Impatient, il a affirmé avoir suivi « de très près » les évolutions récentes au Québec et au Canada. Lâchant le morceau, se libérant du carcan diplomatique que lui avait imposé ses conseillers et son aile gaulliste, il a ajouté que la France « est un pays qui rassemble et non pas qui divise ». Puis, pour se conforter avant de remercier, tout bien considéré, le journaliste de lui avoir posé la question lui permettant de se soulager, il ajouta : « je ne dois pas être le seul à penser ce que je viens de vous dire ».

Le Québec a donc goûté à la méthode Sarkozy en affaires internationales. Un mélange d’impulsivité et d’opinions nourries par ses amis des milieux d’affaires. Une propension à sacrifier les équilibres stratégiques à long terme au profit du gain tactique immédiat. Car le remplacement du « vive le Québec libre ! » du Général de Gaulle par le « non à la division du Canada » de Nicolas Sarkozy s’est produit alors que ce dernier tentait de convaincre son hôte, le premier ministre conservateur Stephen Harper, de se joindre à lui dans son projet de sommet mondial sur la refondation du capitalisme. C’était sa tâche du moment. L’appui de Harper lui donnerait un argument supplémentaire, le lendemain, lors de sa rencontre avec George Bush. Or Harper, que le président Sarkozy tutoyait et appelait par son prénom pendant le point de presse, ne lui rendait pas sa politesse et restait rétif à toute idée de réformer le système international. Alors les états d’âme du Québec ne faisaient pas le poids dans la balance.

C’est le fond de sa pensée. Mais d’où vient ce fond ? Chacun au Québec tourne son regard vers le financier Paul Demarais, un des invités au Fouquet’s le soir de la présidentielle. Nicolas Sarkozy en a dit, lui remettant la grand-croix de la Légion d’honneur en février : « si je suis aujourd’hui président, c’est en partie grâce à Paul Desmarais ». Le milliardaire québécois a résumé en juin à l’hebdomadaire Le Point son analyse du sujet québécois par ce non sequitur : « si le Québec se sépare ce sera sa fin, moi je crois à la liberté et à la démocratie ». Reste que M. Desmarais était également proche de Mitterrand et de Chirac, qui ont su chacun, malgré cette relation, bien jouer l’équilibre dans les rapports avec le Québec et le Canada. Les autres interlocuteurs canadiens du président – le premier ministre Harper, le premier ministre québécois Jean Charest – lui disent depuis deux ans que le projet indépendantiste est moribond pour ne pas dire trépassé, même si une majorité de francophones disent toujours, dans les sondages, y être favorable. Nul doute que le président a succombé à cette version des faits. On espère que les services diplomatiques français l’ont informé que les annonces du décès du mouvement indépendantiste jonchent l’histoire politique locale des 40 dernières années et sont souvent signes de sa prochaine résurgence. Pas plus tard qu’en 2005, une majorité de Québécois se disaient prêts à appuyer la souveraineté du Québec et l’éditorialiste fédéraliste le plus écouté, André Pratte, écrivait que « le Canada est toujours à une crise près de l’indépendance du Québec ». D’autant que le président est arrivé au Québec trois jours après une élection pancanadienne où les Québécois, pour la sixième fois consécutive, avaient élus une majorité de parlementaires indépendantistes. Reste que le gouvernement québécois du libéral Jean Charest, seul habilité à déclencher un référendum, est résolument pro-canadien et en début de mandat. La question de l’indépendance n’est donc pas d’actualité et le président savait que personne ne l’interrogerait directement sur la question. Son degré de difficulté était donc plus faible que celui qu’avaient du satisfaire ses prédécesseurs Giscard, Mitterrand et Chirac devant composer, eux, avec des gouvernements québécois indépendantistes. Sa déclaration a donc surpris tous les protagonistes.

Le lendemain, les manchettes étaient assassines, déclinant le thème : « Sarkozy choisit l’unité canadienne ». La réaction des leaders canadiens était à l’avenant. « On est triomphants ! » a clamé le ministre conservateur Lawrence Cannon, heureux que M. Sarkozy ait donné une victoire diplomatique historique à son camp, lui qui pansait encore les plaies de sa récente déconfiture électorale (par leur vote, les Québécois ont privé les conservateurs d’une majorité au parlement fédéral). Le leader historique du mouvement indépendantiste, l’ancien premier ministre Jacques Parizeau, notait très justement qu’en exprimant ouvertement sa préférence, le président Sarkozy, l’élu le plus puissant du monde francophone, était allé plus loin dans le rejet de l’indépendance du Québec que ne l’avait fait le président américain Bill Clinton, l’élu le plus puissant du monde anglophone. Pendant la campagne référendaire sur la souveraineté en 1995, Clinton avait certes fait l’éloge du Canada et de la bonne relation canado-américaine mais, préservant l’avenir et résistant aux pressions d’Ottawa, il s’était gardé de dénoncer le projet indépendantiste. Surtout, il avait affirmé ce que M. Sarkozy a omis d’ajouter, c’est-à-dire que la décision revenait aux Québécois.

Amant, comme il l’a dit devant l’Assemblée nationale québécoise, de « la rupture », Nicolas Sarkozy a en effet rompu avec une tradition patiemment entretenue depuis 40 ans. De Gaulle avait appuyé avec fracas l’avènement du « Québec libre », on le sait. Pompidou et ses successeurs ne se sont plus engagés sur ce terrain, en érigeant d’abord l’utile coupe-feu de la « non-ingérence ». En clair : nous n’exprimerons plus de préférence. Ils l’avaient complété par la « non-indifférence », euphémisme suggérant une affinité politique avec le parcours québécois. Puis, devant la menace croissante qu’un choix québécois pour l’indépendance se heurte à un refus de reconnaissance par le Canada, Giscard et ses successeurs ont poussé la non-indifférence jusqu’à indiquer quelle serait la posture française dans cette hypothèse. La France, ont-ils dit, « accompagnerait le Québec dans ses choix ». Le test serait survenu au soir du référendum de 1995, si les Québécois avaient voté majoritairement Oui – ils furent 49,4% à le faire, un résultat aujourd’hui contesté par de nombreux indépendantistes, puisqu’il est maintenant établi que le camp pro-canadien a alors enfreint l’esprit et la lettre de la législation sur le financement des campagnes. Le premier ministre canadien a révélé depuis qu’en cas de oui, il aurait immédiatement refusé de reconnaître ce choix. On sait aussi que le président Chirac aurait simultanément, par voie de communiqué, reconnu la décision québécoise, donc « accompagné le Québec dans ses choix ».

On voit l’importance de cette police d’assurance. Elle donne du poids au Québec, même s’il décide de ne pas quitter le Canada. D’autant que sa position démographique au sein du Canada est en train de se rétrécir et que le premier ministre canadien actuel propose des réformes institutionnelles qui réduiront son poids politique dans la fédération. En improvisant donc sa réponse à Québec vendredi, Nicolas Sarkozy a cumulé « ingérence et indifférence ». C’est ce que titrait le lendemain le chevronné chroniqueur du quotidien Le Devoir, Michel David.

Démontrant plus de tact que le président, la chef du Parti Québécois, donc leader des indépendantistes, l’ancienne vice-première ministre Pauline Marois, a voulu lui donner le bénéfice du doute et lui a envoyé le signal de rectifier le tir. Le président – en colère contre la presse québécoise plutôt que contre son propre écart, nous rapporte-t-on –aurait pu clore le débat en affirmant lui-même, avant de quitter le sol québécois, avoir été mal compris. Il aurait fallu qu’il jette du lest en reprenant la formule de ses prédécesseurs voulant qu’évidemment, la France accompagnerait le Québec dans ses choix. Ce conseil fut acheminé à son entourage, mais le président n’en avait cure. Il avait livré le fond de sa pensée. Avait effectué sa rupture. Que chacun se débrouille.

Nul doute que le président Sarkozy, dont la priorité est le rapprochement avec le gouvernement canadien, voit d’un bon œil, dans ce cadre, la multiplication d’initiatives franco-québécoise. La signature, pendant sa présence, d’un accord inédit de reconnaissance réciproque des compétences entre professions en est une preuve tangible. On nous rapporte qu’en privé, M Sarkozy a averti Jean Charest qu’il était prêt à faire beaucoup pour le Québec, « mais sans antagoniser le Canada ». Or l’essentiel de la place aujourd’hui occupée par le Québec dans le monde, notamment son droit de siéger aux Sommets de l’Organisation internationale de la Francophonie, découle précisément du fait que les présidents Giscard, Mitterrand et Chirac ont prix le risque de refroidissements ponctuels avec le Canada pour élargir l’assise du Québec.

Samedi et dimanche, il fallut que d’abord le sherpa du président, Christian Philippe, puis Alain Joyandet, secrétaire d’État chargé de la Francophonie, visiblement embarrassés par la controverse, tentent de recadrer les propos présidentiels, affirmant sans rire que les journalistes l’avaient mal compris. Puis, François Fillon lui-même fut mis à la tâche de réparer une partie des pots cassés, affirmant sur TV5 que la France ne serait « jamais indifférente au Québec ».

A la décharge de ses conseillers, il faut dire qu’il n’était nullement question que le président aille aussi loin. Dans le texte qui lui avait été savamment préparé par Henri Guaino pour son allocution devant l’Assemblée nationale québécoise, il allait multiplier les déclarations d’amour pour le Québec, affirmant la nature « fraternelle » des rapports entre les peuples français et québécois, plus liants donc que la nature « amicale » de la relation franco-canadienne. Une gradation que lui avait soufflée Alain Juppé, inquiet au printemps dernier de la dérive pro-canadienne de M. Sarkozy. Les indépendantistes, dont l’auteur de ces lignes dans une lettre ouverte au président, s’étaient dits à l’avance satisfaits de cette reformulation, sachant qu’on atteignait probablement avec cette riche nuance la frontière de ce qu’on pouvait attendre de lui.

Le président avait tout de même placé deux allusions transparentes dans le texte qu’il a livré aux parlementaires québécois. S’adressant à une assemblée dont, par exemple, la politique d’immigration est plus généreuse que la sienne, il a lourdement insisté sur l’erreur que constitue « le repliement sur soi ». Il est certain qu’il croyait parler ainsi des indépendantistes, dont les gouvernements ont pourtant été les principaux vecteurs de la présence internationale et du métissage du Québec. En conclusion, il a averti que la relation entre la France et le Québec ne peut être féconde qu’à « une condition, c’est qu’on la tourne vers l’avenir, cette alliance, et pas vers le passé. » Que de Gaulle se le tienne pour dit. Dans une entrevue au quotidien La Presse publiée le même jour, il avait conjugué au passé « l’époque des référendums sur la souveraineté du Québec », affirmant que « le contexte avait changé ». Il est intéressant de noter que, donneur de leçon sur le repliement sur soi, il n’avait eu aucun reproche à faire au premier ministre canadien et à son pays, dont la constitution réduit depuis un quart de siècle l’autonomie québécoise, notamment en matière d’éducation et de langue, contre le vœu et sans la signature de tous les gouvernements québécois successifs. Ceci n’expliquant pas cela, le verdict du président français fut net, le Canada est un grand pays qui, « par son fédéralisme, a décliné un message de respect de la diversité et d’ouverture ».

Cette phrase a été reprise en par l’éditorialiste Pratte, déjà cité, dans un quotidien dont Paul Desmarais est propriétaire. Lucide, Pratte écrit pour s’en désoler que « peu de Québécois partagent l’enthousiasme exprimé par Nicolas Sarkozy pour le projet canadien » notamment parce qu’il existe peu de leaders pro-canadiens éloquents. « C’est peut-être cette absence de porte-parole forts qui explique la réaction dithyrambique des fédéralistes à la bombe lancée par M. Sarkozy : en quelques mots, il a mieux défendu l’idée fédérale que les fédéralistes québécois eux-mêmes ne l’avaient fait depuis belle lurette. »

Mais tout cela n’est qu’effet secondaire. L’essentiel, pour le président, n’était pas que le Québec fut « libre » ou plus simplement « libre de ses choix ». L’essentiel était que Nicolas Sarkozy soit libre de donner son opinion, quelles qu’en soient les conséquences pour le rapport de force du peuple du Québec.