1- Mettre l’économie sociale et solidaire au centre du jeu

(Maintenant que vous êtes de retour de vacances, je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, , légèrement retouchés, pendant quelques jours.)

Les deux mains « dans le cambouis » du capitalisme

La nouvelle Grande Crise a généré toute une littérature de la réforme du capitalisme. Ces auteurs ne prétendent pas sortir ou rompre avec le système, mais le transformer, parfois de façon assez agressive, en utilisant les instruments de politique publique à la portée des institutions actuelles, pour peu que la volonté politique soit présente.

Par exemple, les auteurs du livre 20 propositions pour réformer le capitalisme affichent clairement la marchandise. Les 10 auteurs, universitaires français précisent qu’ils sont tous nés après 1956. Avec leurs réformes, écrivent-ils,  « ce n’est pas un secteur ‘régional’ du capitalisme qui est visé – celui des marchés internationaux de dérivés de crédit, par exemple – mais bien le cœur du compromis économique, comptable, social sur lequel est construit notre capitalisme ».

Loin de faire semblant de ne pas vouloir toucher au système, ils affirment que la réalisation de leurs objectifs « ne deviendra pas effective tant que nous n’aurons pas retroussé nos manches pour ‘mettre les mains dans le cambouis’ de ce qui fait la complexité de nos capitalismes contemporains ».

Je vais m’inspirer de cette idée, réformiste radicale, mais non révolutionnaire, pour introduire, aujourd’hui et pendant les prochains jours, les principales propositions actuellement évoquées de transformation du capitalisme. Mon objectif est de voir si une action volontariste mais plausible permettrait, tel qu’évoqué :

  • d’enlever au capitalisme sa place centrale, donc de réduire sa capacité de nuire ;
  • d’imposer au capitalisme restant des obligations éthiques et environnementales ;
  • de freiner le rythme de croissance et de consommation, sans oblitérer la création de richesse et l’innovation.

Je pigerai pour ce faire dans les 20 propositions, dans les textes colligés en juin 2009 dans Repenser l’économie au XXIe siècle, premier numéro d’une nouvelle revue québécoise, Vie Économique, qui a sollicité une douzaine d’auteurs québécois et français, notamment de la revue Alternatives Économiques, pour réfléchir aux réformes, des propositions avancées dans l’édition spéciale 2008 du State of the World – Innovations for a Sustainable Economy, du Worldwatch Institute, et du rapport du Comité d’experts internationaux dirigé par l’économiste Joseph Stiglitz, déposé à l’ONU en mai 2009, au sujet de la réforme des institutions financières internationales. J’ajouterai quelques propositions de mon cru.

Mettre l’économie sociale et solidaire au centre du jeu

L’intérêt de l’économie sociale et solidaire tient au fait qu’elle n’a pas, dans son code génétique et contrairement à l’entreprise capitaliste, l’obligation de croissance et de rendement. Une coopérative peut-être parfaitement heureuse avec son niveau actuel de fonctionnement, de livraison de service et d’utilisation de ses ressources. Son activité économique doit nécessairement être socialement utile – sinon elle n’aurait ni fournisseur ni clients.  Et si elle se fixe des objectifs d’augmentation de la livraison de ses services, d’augmentation de son surplus pour payer de meilleurs salaires à ses salariés ou de meilleures ristournes à ses membres, son statut d’organisme à but non lucratif ne fait pas de l’obtention de résultats toujours supérieurs une condition de sa valeur en bourse – elle n’y est pas. Elle ne peut être rachetée par une corporation, du moins pas sans le consentement de ses membres. Elle fabrique donc de la richesse, manufacturière, financière ou sociale. Elle est imbriquée dans le tissu économique, sans être soumise à la pression capitaliste du croît ou meurs.

Ce qui ne signifie pas qu’elle soit sans tache. Au Québec, le Mouvement Desjardins fait partie des entreprises financières condamnées en première instance d’avoir imposé illégalement des frais de conversion de devise à ses porteurs de carte de crédit (la cause est en appel). Ses campagnes de promotion des prêts personnels poussent autant à la consommation et à l’endettement que celles des banques privées.

Denis Clerc, économiste éditorialiste à Alternatives économiques, note que « ce sont des banques coopératives qui, en France, ont le plus trempé leurs doigts dans le pot à confiture de la spéculation ces dernières années et qui en subissent douloureusement les effets aujourd’hui. Ce sont des coopératives qui poussent le plus à la consommation de masse sous les enseignes Leclerc ou Intermarché ». Il ajoute que les milieux associatifs ont tendance à reconduire à leur tête leurs propres gérontocraties. N’empêche. « Que l’économie qui se dit sociale soit effectivement souvent beaucoup plus vertueuse, beaucoup plus soucieuse d’équité et de justice sociale, cela ne fait pas l’ombre d’un doute », conclut-il, doutant cependant de la volonté de ces coopératives de souhaiter réduire leurs chiffres d’affaires pour le bien commun.

Des entreprises d’économie sociale peuvent certes être fautives – y compris contre l’environnement  – comme des entreprises capitalistes peuvent être d’admirables citoyens corporatifs. Il faut s’éloigner des arbres pour voir la forêt. L’économie sociale donne le miroir inversé de l’entreprise capitaliste. Sa position par défaut est l’objectif social de son action – le bien être de ses membres ou de ses clients. La richesse n’en est qu’un élément, un moyen, pas une fin. L’entreprise sociale peut déraper. La position par défaut de l’entreprise capitaliste est le rendement, la création de richesse. L’entreprise capitaliste peut se garder de déraper.

Mais il ne fait pas de doute que la généralisation de la première par rapport à la seconde, si elle se soldait, effectivement, par moins de création de richesse, offrirait un modèle de développement plus stable et plus centré sur les besoins que sur la croissance.

Nous sommes intéressés par les effets d’échelle. Il est donc essentiel de savoir si nous sommes en présence d’un phénomène marginal et qui n’a pas de vocation à sortir de ses créneaux ou s’il peut s’agir d’un phénomène croissant, qui pourrait supplanter la forme capitaliste pour des fonctions économiques essentielles. Les statistiques sont à prendre avec des pincettes, tant le secteur social et solidaire présente des contours variables.

En France, l’INSEE note que ce secteur emploie 10% des salariés et l’économiste Henry Noguès estime qu’elle « pèse » 10% du Produit Intérieur Brut (en 2006), comptant aussi pour 10% des employeurs français, contre 8% des employeurs européens.

Aux États-Unis, une évaluation de 2003 lui impute 7,3% du PIB, comme au Canada.

La résilience des entreprises sociales attire aussi l’attention. La croissance de l’emploi dans ces entreprises est, sur la période 1990-2006 aux États-Unis, plus du double de celle du secteur privé (2,4% contre 1,1%). L’écart est plus net encore pendant les années de récession, 2,4% de croissance contre -2,2% pour le privé.

Comme le note Kempf, la multiplication de dizaines de milliers d’expériences de ce type, aussi laudatifs soient-elles, ne pourra faire basculer l’économie d’une nation, encore moins l’économie planétaire, dans un mode de prédominance du social et solidaire sans un mécanisme public, politique, visant ce résultat. L’Union européenne, la France, le Royaume-Uni, le Canada et le Québec ont, chacun à leur manière au cours des derniers 20 ans, aménagé le cadre législatif et fiscal pour cesser de pénaliser les entreprises d’économie sociale face aux entreprises capitalistes et, en certains cas, pour les favoriser.

Pour passer à une vitesse supérieure, parmi une palette d’actions, deux initiatives structurantes sont envisageables : profiter des échecs du capital et entrer dans la cour des grands.


i. Profiter des échecs du capital

La logique capitaliste de destruction/création de richesse implique une capacité d’investir, d’opérer, puis de quitter le lieu de l’investissement pour le relocaliser rapidement là où un avantage comparatif nouveau est trouvé. Il implique aussi que, soit par mauvaise décision d’affaires, soit à cause d’un revirement des marchés, une production ne soit plus rentable – la vente d’un produit ne couvre pas ses coûts de fabrication, additionné d’un profit – et résulte dans la fermeture d’une usine.

On a vu plus haut que l’entreprise capitaliste est rarement « pure ». Lorsqu’une usine s’implante, c’est souvent parce que la localité ou la région l’a aguichée avec des garanties de prêt, des subventions plus ou moins déguisées, un congé fiscal (dix ans au Québec pour les grands investissements). Toujours, l’infrastructure lourde nécessaire à l’usine – voirie locale, aqueducs, raccordement électrique – est assumée par la communauté qui, parfois, augmente sa capacité locale de formation technique et professionnelle pour fournir à l’entreprise une main d’œuvre adaptée.

Une tendance récente est de rendre ces avantages financiers ou fiscaux publics conditionnels au maintien de l’activité. En clair : si une entreprise ainsi favorisée ferme son usine, elle doit rembourser l’État. Bien. Cependant la fermeture de l’entreprise assène toujours un choc à la communauté touchée, au premier chef à ses salariés, mais également à ses fournisseurs locaux.

Peter Graefe, dans un chapitre précédent, affirme qu’il « est peut-être temps pour les courants plus radicaux de la gauche canadienne de penser à occuper et saisir une usine qui ferme ses portes ou se déplace, et de la convertir pour créer une production écologique ». Il redoute certes un ressac dans l’opinion publique, mais croit « qu’une ou deux expériences de ce genre pourraient capter l’imaginaire populaire et ouvrir un espace politique pour des politiques publiques qui prendraient la conservation des capacités productives au sérieux et qui chercheraient à entamer un virage industriel vert d’une façon sérieuse et planifiée ».

La tactique attirerait certes l’attention mais notre propos est le développement de la politique publique. On pourrait en effet déterminer que le pouvoir public local ait un droit de préemption sur toute usine fermée ou délocalisée. Il aurait la capacité de reprendre ce moyen de production – à coût faible compte tenu de l’investissement en infrastructure public et selon un processus d’évaluation à déterminer – et de le remettre ou revendre à la coopérative formée des salariés et cadres licenciés ayant élaboré un plan de relance. La méthode n’est certes pas infaillible et n’implique nullement le prolongement à l’identique de l’activité précédente de l’usine – celle-ci étant désormais coupée de la chaine d’approvisionnement et de distribution contrôlée par son ancien propriétaire. Cependant il arrivera qu’un projet coopératif local puisse trouver une nouvelle vocation à l’usine, d’autant que les salariés n’auront pas besoin de dégager une marge de profit à distribuer aux actionnaires.

Introduire cette politique sans apeurer l’investissement privé – toujours indispensable à l’emploi – nécessite doigté et mesure. Elle est applicable si et seulement si elle n’implique pas de déni du droit de propriété et pas de spoliation. Rien n’empêcherait un État d’en introduire le principe même si, comme la plupart des autres mesures dont nous allons discuter, son application serait facilitée si le mécanisme était reconnu internationalement, un aspect que nous traiterons en fin de parcours.

Voilà donc un vecteur de transfert, de l’économie capitaliste à l’économie solidaire, d’une partie croissante de l’appareil de production. Il n’est pas suffisant.

ii. Faire entrer l’économie sociale dans la cour des grands

Pour passer de l’état de foule de nains sympathiques mais relativement inoffensifs à l’état de grands acteurs (ou regroupement d’acteurs) efficaces et significatifs, il faut un levier – ou un ascenseur. On le trouve là où l’économie sociale et solidaire ne le cherche pas : dans la concurrence que se livrent ou devraient se livrer les entreprises pour profiter des contrats publics.

Dans Manifeste pour une social-démocratie concurrentielle, publié début 2009, l’économiste Marcel Boyer développe une thèse qui ne le rendra pas populaire dans les milieux altermondialistes. Il propose de maximiser la croissance, l’innovation, la productivité et la richesse en réorganisant la société en deux secteurs :

–                          le secteur gouvernemental, soit les représentants choisis par les urnes et qui ont pour mandat de définir les politiques et les objectifs, mais d’impartir la quasi-totalité des fonctions étatiques, y compris l’éducation et la santé ;

–                          le secteur concurrentiel, qui comprend « les différentes coalitions de citoyens intégrés dans différentes formes d’organisations telles que les ONG, les coopératives, les organisations de la société civile, les organisations de l’économie sociale, les sociétés commerciales et d’autres types de regroupement sociaux ». Les membres du secteur concurrentiel ont pour fonction de se faire concurrence pour l’obtention des contrats gouvernementaux. Ils ont pour fonction de livrer les services publics ainsi impartis.

Point n’est besoin d’embrasser la totalité des propositions de Marcel Boyer pour être avec lui contre les monopoles et en faveur d’une concurrence réelle, transparente et mesurée entre les différents acteurs de l’économie, privée et publique.

Boyer est un élève déterminé d’Adam Smith en ce sens qu’il est prêt, plus que ne l’ont fait les pouvoirs publics jusqu’ici, à déployer des moyens considérables pour briser les monopoles et faire surgir la capacité d’entreprises concurrentes, en tablant aussi sur l’économie sociale et solidaire. Il ne propose pas de PPP (Partenariats Publics Privés, quoiqu’il en soit un ardent défenseur) mais des PPSC, Partenariats Publics / Secteur Concurrentiel, dont font partie les entreprises sociales et solidaires.

Selon sa thèse, les citoyens n’auront des services de qualité et de moindre coût que si, pour chaque contrat de voirie, d’infrastructure ou de mise à niveau des logiciels, se présentent aux portes du donneur d’ordre un nombre suffisant de fournisseurs, aptes à fournir le service et à rivaliser d’inventivité pour le faire.

« Pour cela, écrit-il, il est souhaitable qu’un bureau gouvernemental soit créé, avec la responsabilité de concevoir un ensemble complet de politiques qui pourraient encourager et soutenir la création et le développement d’organisations, d’entreprises, d’organisations à but non lucratif, d’organisations de l’économie sociale, de syndicats, dans le secteur concurrentiel, qui soient crédibles et capables de participer aux appels d’offres pour les contrats gouvernementaux. »

La création de cette multiplicité d’agents est à ce point cruciale, à ce point garante d’efficacité et d’efficience, qu’il croit que, « au moins dans la période de transition » vers le système qu’il appelle de ses vœux, il vaille la peine de refuser de donner un contrat au meilleur soumissionnaire s’il est l’unique fournisseur. Il est selon lui plus porteur, à moyen et long terme, de permettre à un ou plusieurs fournisseurs nouveaux de réaliser un investissement spécifique, c’est-à-dire de bâtir presque de toutes pièces sa capacité de livrer le service demandé, afin de les intégrer dans le jeu. « Le secteur gouvernemental donnera ainsi un soutien à ses fournisseurs, même s’il n’a pas un intérêt direct à le faire, du moins à court terme. »

Cette politique « contre-intuitive » lui est inspirée par le modèle de gestion des fournisseurs, appelé approvisionnement multisource, du constructeur automobile Toyota. C’est ce qui a permis à l’entreprise japonaise de gagner et maintenir sa supériorité sur ses concurrents privés.

Et c’est exactement ce dont auraient besoin les entreprises d’économie sociale et solidaire pour sortir de leurs créneaux et augmenter durablement le volume de leur activité, ne serait-ce que dans les secteurs actuels des contrats publics (10 milliards par an au Québec, 400 milliards à Washington). Une réaction prévisible à gauche est le refus de s’engager ainsi dans un processus concurrentiel. Or l’expérience, notamment américaine, offre un point de comparaison utile, quoique légèrement différent. Elle démontre que lors des mises en compétition loyale d’artisans du secteur public et de firmes privées pour l’obtention de contrats gouvernementaux, le secteur public rafle la mise dans la grande majorité des cas. L’administration Obama agit d’ailleurs pour éliminer du processus le biais pro-entreprises privées inséré par l’équipe Bush. Ce régime de concurrence entre le privé et le public se construit avec la participation active du principal syndicat de la fonction publique américaine, l’AFGE, membre de l’AFL-CIO.

arton10338-38cefL’économie sociale et solidaire, sortie de la marge et devenue plus robuste grâce à son accès aux contrats gouvernementaux, utiliserait cette force nouvelle pour se tourner ensuite vers le reste de l’activité économique où elle pourra ravir, secteur par secteur, des parts de marché aux entreprises capitalistes traditionnelles. La cohabitation et l’émulation entre les deux types d’entreprises sera sans doute longue, et féconde. Mais l’économie sociale aurait ainsi la chance et l’opportunité de prendre graduellement sa place au centre du jeu.

(La suite, ici.)