Lorsque je souhaite être facétieux avec mes amis fédéralistes, ce qui m’arrive assez régulièrement, je leur pose deux questions. D’abord : quel était le résultat, au Québec, du référendum sur la Constitution de Pierre Trudeau ? Généralement, mon interlocuteur cherche laborieusement la réponse dans son cerveau, un peu comme s’il était soumis à un vox pop de Guy Nantel. En l’absence de réponse, j’enchaîne : bon, alors comment avez-vous voté ? Cela provoque, chez la plupart, un chaos synaptique.
J’avoue, c’est cruel. Dans l’environnement démocratique actuel, chacun présume qu’un changement profond à notre loi fondamentale a nécessairement été soumis au vote populaire. Difficile d’imaginer que ce ne fut pas le cas en 1982. Le rétrécissement des pouvoirs du Québec fut décidé par des députés, ceux d’Ottawa et de toutes les provinces sauf le Québec, puis signé par notre très gracieuse reine, venue de Londres tout exprès.
Donc, aucun citoyen ordinaire n’a voté pour ou contre la constitution qui régule, à ce jour, notre droit. Quoique. Il y aura 30 ans mercredi prochain avait lieu une consultation sur une version revue et corrigée de cette constitution. Contrairement aux référendums sur la souveraineté de 1980 et de 1995, régulièrement rappelés, commentés, documentés, celui de 1992 n’est que très rarement évoqué. Ce n’est pas parce qu’il a été boudé par l’électorat. Au contraire : 72 % de tous les Canadiens et, mieux encore, 83 % des Québécois ont pris le chemin des urnes pour répondre à la question posée.
Pourtant, les empreintes de ce séisme politique se sont réfugiées dans un recoin honteux de la mémoire canadienne. Pourquoi ? Parce que ce vote plante un pieu dans le corps politique. Parce que la population canadienne, qui n’a jamais dit oui à la constitution de 1982, a ensuite dit non, en 1992, à sa version améliorée, à hauteur de 54 %. L’existence même de ce refus met en cause la légitimité de la loi fondamentale du pays.
Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire les phrases lyriques consacrées par la Cour suprême au « principe démocratique » dans le renvoi sur la sécession, en 1998 : « Un système de gouvernement ne peut survivre par le seul respect du droit. Un système politique doit aussi avoir une légitimité, ce qui exige, dans notre culture politique, une interaction de la primauté du droit et du principe démocratique. Le système doit pouvoir refléter les aspirations de la population. »
Évoquer le référendum d’octobre 1992, c’est donc rappeler l’absence de ce principe démocratique au centre de l’édifice légal canadien. C’est la maladie honteuse du système, dont l’histoire récente montre qu’elle ne peut être guérie. Le seul remède disponible est donc de ne jamais en parler. De faire comme si le patient se portait bien.
Ou plutôt, les patients. Car si le refus de l’accord, dit de Charlottetown, s’exprime dans un chiffre brut, sans équivoque, il cumule deux refus contradictoires et de forces équivalentes, celui du Québec et celui du reste du Canada, le ROC.
Des tonnes de sondages et d’analyses convergent vers cette conclusion. Les sondeurs embauchés par Ottawa résument la chose dans leur note « Post-Game Analysis », que j’ai obtenue pour mon livre Le naufrageur : « Les éléments du paquet [l’entente], pris individuellement, étaient à peu près acceptables par tous les Canadiens, à une exception près : la garantie que le Québec aurait 25 % des sièges aux Communes était incontestablement impopulaire dans le ROC. Entre 60 % et 70 % des Canadiens anglais trouvaient cette disposition injuste. Elle suscitait le rejet en soi, mais ravivait aussi le rejet de la clause de société distincte. Ces deux clauses, ensemble, donnaient à penser que, quels qu’aient été les autres objectifs des auteurs de l’Accord, leur principale mission était d’apaiser les nationalistes québécois. »
Bref, les Canadiens anglais estimaient l’Accord trop généreux envers le Québec. On peut donc penser qu’ils préféraient la Constitution telle quelle, sans ces ajouts maudits. Pour les Québécois, le verdict est inversé.
Une analyse fine des comportements des électeurs a été réalisée par les politologues Richard Johnston, de la Colombie-Britannique, et André Blais, de Montréal, pour The Challenge of Direct Democracy: The 1992 Canadian Referendum (McGill-Queen’s). Leur conclusion : « Le Non a gagné au Québec parce qu’une importante proportion des non-souverainistes ne pouvait surmonter leurs appréhensions envers l’entente ; ils sentaient que l’entente n’était pas un bon compromis et que le Québec y avait plutôt perdu, et ils n’étaient plus certains de pouvoir faire confiance [au premier ministre Robert] Bourassa. […] De tous les éléments de l’entente de Charlottetown, celui qui a le plus pesé sur le vote fut la clause de la société distincte. Massivement, les Québécois étaient favorables à cette reconnaissance, mais une majorité, même parmi les non-souverainistes, jugeait qu’elle n’allait pas assez loin. Et puisque cette clause constituait le seul gain important du Québec — les 25 % [de sièges garantis aux Communes] étant considérés comme sans intérêt —, il était difficile de prétendre que l’entente était bonne. »
Bref, même si l’entente incluait beaucoup d’autres éléments, notamment davantage d’autonomie pour les Autochtones, une proposition appuyée par une majorité de Québécois et de Canadiens, le tout s’est joué sur la question québécoise. Trop pour le ROC, trop peu pour le Québec.
On doit donc tirer pour le Québec une conclusion contraire à celle comprise pour le ROC. En disant non à la version améliorée de la constitution canadienne, les Québécois ont indiqué, à 57 %, que même ainsi emballée, la loi fondamentale du pays leur était inacceptable.
Pas étonnant que les cerveaux fédéralistes aient du mal à intégrer cette donnée, ne sachent comment la gérer, où la mettre. Dans le grand récit du nationalisme canadien, c’est l’épisode qu’il ne faut pas voir. Lors des deux référendums dont on se souvient, les Québécois ont dit non à l’indépendance. Mais dans ce référendum oublié, ils ont dit non au texte sur lequel repose l’existence même du Canada.
(Cet article a d’abord été publié dans Le Devoir.)