1995: La difficile gestion du mensonge

De toutes les histoires rocambolesques survenues pendant la campagne référendaire de 1995, une de mes favorites concerne Lucienne Robillard. Ancienne ministre libérale au Québec, elle venait d’entrer au cabinet fédéral début 1995 et fut propulsée responsable canadienne du dossier référendaire. C’était une grave erreur de casting, pour deux raisons. D’abord, parce que contrairement à son patron Jean Chrétien, elle souhaitait ardemment que le Québec obtienne davantage de pouvoirs dans la fédération. Ensuite, parce qu’elle croyait, honnêtement, à la démocratie.

Le jour du référendum, et alors que les résultats s’annoncent serrés, elle attend le signal pour se rendre au rassemblement du Non, au Métropolis, où elle doit prendre la parole. Selon le récit qu’elle en a fait au regretté Jean Lapierre et à Chantal Hébert pour leur excellent ouvrage Confessions post-référendaires (Éditions de l’Homme), ses gardes du corps lui ont menti. « Il semble qu’il y avait seulement une porte par laquelle ils pouvaient me faire entrer et que, dans les rues, il y aurait eu trop de grabuge. C’est ce qu’ils me disent. Les discours commencent à la télévision. C’est là que je m’aperçois que [Daniel] Johnson et [Jean] Charest sont là et moi pas. J’étais en furie. » Elle était au Sheraton, à deux kilomètres de distance.

Pourquoi l’équipe de Jean Chrétien voulait-elle l’empêcher de parler en cette soirée historique ? Parce qu’elle avait commis plusieurs bourdes inexcusables. Elle s’était opposée à l’organisation de la grande manifestation du Non, dite du « love-in », tenue trois jours avant le vote. « C’était très risqué et on s’était engagés à respecter la loi concernant les dépenses référendaires au Québec. » On n’a jamais connu le montant total des sommes dépensées pour cette opération, qu’il faut ajouter au demi-million relevé par le juge Grenier dans le rapport partiellement secret dont l’Assemblée nationale a réclamé la publication cette semaine. Mais leur illégalité était patente. « J’étais pas mal furieuse à cause de ça », raconte Robillard.

Ensuite, elle avait jugé beaucoup trop timide l’ouverture manifestée en fin de campagne par Chrétien, qui promettait de reconnaître que le Québec formait une société distincte. « Bon, pis ? So what ? a-t-elle dit. Quoi d’autre ? C’était la trouvaille du siècle ! J’étais un peu désespérée. »

Surtout, elle avait eu l’imprudence d’affirmer, quelques semaines avant le référendum, que « peu importe le résultat, nous allions respecter la volonté des Québécois ». Ce qui lui a valu une convocation au bureau du PM. « C’est là que j’ai compris, sans qu’on me le dise, que ça voulait dire que si le Oui gagnait par 52 %, 53 %, on ne l’accepterait pas. »

La rectitude de Lucienne Robillard éclaire, par contraste, l’absence de scrupule qui régnait chez son patron Jean Chrétien et autour de lui. La décision de fouler aux pieds la légalité démocratique dans la recherche de la victoire était totalement assumée. « Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? » a candidement résumé le bras droit de Chrétien Jean Pelletier, en entrevue au Soleil, ajoutant pour plus de clarté : « Dans la guerre, on ne se demande pas si les munitions sont payées, on les tire. »

On ne demande pas non plus si elles sont vraies, les munitions. Dans la semaine précédant le référendum, Chrétien et son entourage s’éveillent à la possibilité d’une courte victoire du Oui. Le premier ministre décide de parler fort pour ramener les indécis dans le camp du statu quo. Mais comment s’y prendre ?

Dans The Way It Works, ses mémoires publiés en 2006, le conseiller de Chrétien Eddie Goldenberg révèle la teneur du débat sur l’opportunité de mentir aux Québécois. Si Chrétien, raconte Goldenberg, « disait brutalement qu’un vote pour le Oui signifiait l’éclatement du Canada, comment pourrait-il affirmer la semaine suivante que le référendum était illégitime parce que la question n’était pas claire ? D’autre part, s’il ne disait pas qu’un vote pour le Oui signifiait l’éclatement du pays, alors les forces du Oui avaient une bien meilleure chance de gagner ».

Ce dilemme existe parce que le premier ministre a déjà décidé qu’il ne reconnaîtrait pas une victoire du Oui. Il l’a affirmé en privé à plusieurs proches, il le confirmera au lendemain du vote. Chrétien trancha ainsi, selon Goldenberg : « Faisons tout ce qu’on peut faire pour gagner cette semaine. Si on perd quand même, cela ne m’empêchera pas d’affirmer que la question était trop ambiguë pour être prise comme un mandat de se séparer. » Ce que Chrétien confirme presque mot à mot dans son propre livre Passion politique, publié en 2007 (Boréal).

« Demeurer canadiens ou ne plus l’être, rester ou partir, voilà l’enjeu du référendum », déclare-t-il solennellement sur tous les écrans du pays. Puis, il précise à qui appartient cette décision. À la Chambre des communes ? Aux articles de la Constitution ? Non : « D’un bout à l’autre du Canada, les gens savent que cette décision est entre les mains de leurs concitoyens du Québec. » Finalement, et plus fondamentalement encore, il décrit ce qui se passera si le Oui l’emporte : l’indépendance du Québec est une « décision sérieuse et irréversible ». Irréversible.

Dans ses mémoires, Chrétien attribue à cette arnaque le mérite d’avoir « renversé la vapeur et d’avoir donné la victoire au Non ». Le suivre dans ce raisonnement, c’est admettre que la survie du Canada repose sur un mensonge.

On comprend donc qu’en cas de courte victoire du Oui, il était absolument nécessaire d’empêcher que quelqu’un aille gâcher la sauce en acceptant le résultat. Robillard, écrivent Lapierre et Hébert, était « une bombe à retardement pour son propre gouvernement ». Car le soir du référendum, « si la propre émissaire référendaire du premier ministre fédéral le prenait de vitesse et légitimait la victoire souverainiste, la situation serait devenue carrément intenable pour les libéraux d’Ottawa ». D’où l’absolue nécessité de faire taire cette déviante, cette anomalie, cette démocrate.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

7 avis sur « 1995: La difficile gestion du mensonge »

  1. Ne serait-ce pas plutôt un tour de passe-passe, un leurre; les convictions de Mme Robillard étaient à mon avis un excellent miroir aux alouettes, Chrétien se faisant fort par ailleurs de jouer ses autres cartes en sous-main?

  2. Pourquoi dans les semaines qui ont suivi le Référendum, Jean Chrétien a été dans l’obligation d’éloigner très rapidement, Alfonso Gagliano, en le nommant Ambassadeur au Danemark ? La Réponse vient d’une activité spéciale qui se déroulait sur la Rive Sud, dans la municipalité de Longueuil. Il faut que l’on rende public tous les dossiers qui doivent être cachés pour l’Éternité, comme lorsqu’on mourait en État de Péchés Mortels. Alfonso voulait être nommé au Vatican. Malheureusement, sa réputation sulfureuse l’en a empêché.

  3. Chrétien n’a pas voulu accompagner les USA et l’Angleterre dans leur guerre en IRAK, parce que les 2 fins de semaines avant sa décision, à Montréal il y avait eu des Manifestations de + 700.000 personnes à -40 °C. En retour de cette concession, le Canada a acepté d’envoyer son Armée dans la pire Région en Afghanistan. Le nombre de morts en conséquence.

  4. Jean Chrétien ne mérite pas moins que l’emprisonnement à vie pour ses manœuvres illégales dans l’histoire du référendum de 1995. Le résultat et la suite de son action nous valent encore la discrimination systématique du fédéral, dans tous les domaines qui ne devraient relever que du Québec. Le ROC ne se gêne plus pour intervenir dans les dossiers qui ne les concernent pas et, en plus, à cracher avec véhémence leur haine du Québec et des Québécois.

  5. J’ai commenté pour J.F. par un bref courriel, sa suite immédiate dans un faux débat à la radio avec Sheila Copps: l’ineffable. Alain Gravel les a mis malicieusement en face à face… pour faire de la bonne radio??? La Mauvaise Foi assumée de la Vice PM canadian aux moments tragiques de 1995 ne pouvait que faire sortir de ses gonds le Québécois qui conseillait le PM du Québec, un pseudo anglais flegmatique… Lisée est apparu le vrai flegmatique et a répondu à l’excitée qu’elle était en poste, contrairement à ses vociférations. Lisée pour Président!

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