1995, Le mur porteur du château de cartes

Si on veut savoir pourquoi le Non l’a emporté, le 30 octobre 1995, le mieux n’est-il pas de le demander au vainqueur ? Le premier ministre canadien de l’époque, Jean Chrétien, est heureux de nous éclairer sur ce point. Dans ses Mémoires, Passion politique, publiées en  2007, il raconte posément comment il s’y est pris. Il avait décidé qu’il refuserait de reconnaître une éventuelle victoire du Oui. Ce soir-là, il affirmerait plutôt qu’il avait le mandat de défendre la constitution qui, elle, ne permet pas l’indépendance d’une province. Sa conviction était si forte que ses adjoints avaient empêché la présidente du comité fédéral du Oui, la ministre Lucienne Robillard, d’être présente devant les micros le soir des résultats. Ils craignaient qu’elle commette un irréparable impair: reconnaître la légitimité d’une victoire du Oui.

Préparant son discours à la nation, il ne voulait pas « me piéger moi-même” écrit-il. S’il disait la vérité, ne risquait-il pas de pousser davantage de gens à voter Oui ? Il souhaitait au contraire « encourager les nationalistes mous et les indécis à voter Non en leur signalant les dangers tangibles d’un Oui ». 

C’est ainsi qu’il s’est présenté devant les électeurs en déclarant solennellement, dans leur petit écran : « Demeurer Canadiens ou ne plus l’être, rester ou partir, voilà l’enjeu du référendum. » Puis, il a indiqué à qui appartenait la décision. Au premier ministre ? Aux articles de la Constitution ? Non : « D’un bout à l’autre du Canada, les gens savent que cette décision est entre les mains de leurs concitoyens du Québec. » Plus fondamentalement encore, il a décrit ce qui se passera si le Oui l’emporte : l’indépendance du Québec est une « décision sérieuse et irréversible ».

Son principal conseiller, Eddie Goldenberg, confirme cette décision dans son propre récit des événements: « Faisons tout ce qu’on peut faire pour gagner cette semaine, lui a dit Chrétien. Si on perd quand même, cela ne m’empêchera pas d’affirmer que la question était trop ambiguë pour être prise comme un mandat de se séparer. »

Quelle importance a eu ce mensonge, prémédité et assumé, dans la victoire du Non ? Déterminante, selon Chrétien. Il crédite cette entourloupe d’avoir, écrit-il, « renversé la vapeur et d’avoir donné la victoire au Non ».

Le mensonge d’État serait donc le mur porteur du château de cartes canadien, pour piquer à David Gaudreault une expression qu’il utilise dans un autre contexte. Selon le vainqueur, sans mensonge, pas de victoire du Non. Ce n’est pas banal. Il estime donc que ce geste infect a suffi à faire basculer 27 000 votes vers le Non, ce qui suffisait à assurer sa victoire.

L’argent

Sans vouloir manquer de respect à M. Chrétien, j’ai une bonne raison de penser qu’il a tort. Ce serait présumer que les autres actions fédérales antidémocratiques n’ont eu aucun impact. Et ce n’est pas ce qu’on peut comprendre de l’avis donné par la  Cour suprême en 1997 sur l’importance, pour la démocratie, d’assurer aux deux camps opposés dans un référendum une égalité de moyens.

« Le régime [de la loi Québécoise sur les consultations populaires] vise à préserver la confiance de l’électorat dans un processus démocratique qu’il saura ne pas être dominé par la puissance de l’argent, écrivent les juges. Les dépenses des comités nationaux sont soumises à un plafonnement afin que les tenants de chaque option disposent de moyens financiers équivalents pour s’adresser à la population. La limitation des dépenses en période référendaire est primordiale pour garantir le caractère juste et équitable de la consultation populaire. »

Si cette limitation est primordiale, force est de constater qu’elle ne fut pas respectée par le gouvernement fédéral en 1995. Nous n’avons toujours pas le compte exact, car Ottawa a tout fait pour cacher la réalité à son propre Vérificateur général, qui s’en est plaint. Mais nous en savons suffisamment pour conclure que pour chaque dollar dépensé par le Oui, le Non a disposé d’au moins le triple.

La Cour suprême nous a donc appris, dans l’affaire Libman en 1997, que cette inégalité était contraire au « caractère juste et équitable » de la consultation. Elle a de plus affirmé « la nécessité d’empêcher une distribution inégale des ressources financières entre les options, qui saperait l’équité du processus référendaire ». Puis, en 2014, contre les avis de Jean Chrétien, le gouvernement conservateur britannique a accepté de se soumettre aux plafonds de dépenses édictés par le parlement écossais pour son propre référendum indépendantiste.

Nous, indépendantistes québécois, et autres démocrates, avons donc appris que le respect des normes démocratiques pouvait être validé et appliqué, par des instances du parlementarisme britannique, à Londres et à la Cour suprême. Que le refus canadien de respecter ces principes n’étaient pas la norme, mais était hors-normes.

Parlez-en à Coca-cola, Pepsi, Vidéotron et Bell: dépenser davantage que son adversaire pour modifier le comportement des citoyens a un impact mesurable. Sinon, ils arrêteraient de nous embêter avec leurs pubs. À trois contre un, on peut faire bouger 27 000 votes.

Des votes ethniques

On peut ajouter l’argent au mensonge comme constitutifs de la victoire du Non, du mur porteur canadien. Oui mais, je vous entends poser la question: l’argent, c’est clair, mais le vote ethnique ?

Il faut distinguer trois choses. D’abord, il est sociologiquement indubitable qu’une majorité d’environ 60% d’électeurs francophones ont voté Oui. Il est donc faux et injuste de dire que les Québécois sont peureux. Une bonne majorité de ceux pour qui le mouvement indépendantiste existe — il s’agit de donner aux francophones un pays où ils sont majoritaires — se sont dit Oui en 1995. Le cadre démocratique dans lequel ils évoluent fait cependant en sorte qu’ils devaient être un peu plus nombreux encore, 62% peut-être, pour sauter l’obstacle.

Nous n’aurions pas livré bataille en 1995 si nous avions pensé qu’il nous fallait, pour gagner, une portion significative du vote non-francophone. Nous connaissons et encourageons ceux des non-francophones qui votent Oui, évidemment. Ce sont des héros. Les anglo québécois ont intérêt à rester dans un pays, le Canada, ou ils sont majoritaires. Les immigrants de première génération sont reconnaissants envers le pays qui les a accueilli. À partir de la deuxième génération, ils adoptent graduellement le comportement électoral du groupe auquel ils s’intègrent,  francophone ou anglophone.

La lucidité nous oblige à comprendre ce réel. Nous n’avons pas été étonnés de la sortie combinée des Congrès juifs, italiens et grecs, pendant la semaine précédant le référendum, appelant ni plus ni moins au vote ethnique massif de leurs communautés pour le Non et affirmant avec fierté que 90% de leurs communautés respectives allaient suivre leur mot d’ordre (au total, ils représentaient 6% des électeurs). Auscultant les résultats, le chef de cabinet Jean Royer a su qu’on avait perdu parce que dans 20 circonscriptions francophones, réparties à Montréal, en Beauce, dans le Bas du fleuve et dans la région de Québec, le Oui n’avait pas atteint la super-majorité requise. Si la seule Beauce, ou le Non fut majoritaire, avait voté comme la moyenne des francophones, le Oui aurait gagné. Les circonscriptions non-francophones ont voté comme on l’avait prévu. Dire, le soir de la défaite,  « L’argent, et des votes beaucerons » aurait été plus exact.

Les forces du Non ont développé au cours des décennies une habile stratégie. D’une part, ils font tout en leur pouvoir pour effrayer les minorités culturelles, dissiménant la peur, en cas d’indépendance, de la perte de leur citoyenneté. D’autre part, ils sortent les violons pour reprocher au Oui de ne pas être suffisamment inclusif.

Le gouvernement Chrétien a cependant agi au-delà de cette réalité sociologique, en déployant une opération sans précédent d’accélération de la délivrance de certificats de citoyenneté, à temps pour le vote. 

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Pendant le seul mois d’octobre 1995, la bureaucratie fédérale, travaillant les fins de semaine, a naturalisé 11 500 personnes, soit un bond de 250% par rapport au mois précédent, de 300%, de 440% par rapport au même mois de 1993. Jamais une telle augmentation n’a été enregistrée avant un autre scrutin. Des résidents permanents n’ayant pas fait de demande de citoyenneté furent sollicités. Chacun recevait ensuite une lettre du ministre de l’immigration l’enjoignant de défendre « l’unité » du pays. Il ne fait aucun doute que plusieurs de ces personnes n’ont pu passer les tests linguistiques ou de connaissances historiques normalement requises pour devenir citoyen. Les commissaires à la citoyenneté, comme l’a admis un organisateur libéral fédéral, étaient pour beaucoup des nominations politiques. On pouvait leur faire confiance. Au total, cette opération a donné au Non deux dixième de points de pourcentage de plus que si le nombre régulier de certificats avaient été délivrés.

Il faut donc ajouter cette politisation de la citoyenneté, et certainement les illégalités qui l’ont accompagnée, dans l’érection du mur de victoire du Non.

Les irrégularités du Oui

Les tenants du Non ont raison d’évoquer, à ce point de la discussion, que des allégations ont été portés contre le Oui. En effet. Et cela est très révélateur, lorsqu’on veut distinguer les démocrates des brigands. Dès le lendemain du vote, on s’est rendu compte que dans certaines circonscriptions, dont Chomedey, des scrutateurs du Oui avaient invalidé un nombre considérable de bulletins du Non.

La réaction du Directeur général des élections fut vive. D’abord, mandater le juge en chef de la Cour d’appel — nommé par le fédéral — Allan B. Gold — non suscpect de souverainisme — de faire enquête pour déterminer s’il y avait fraude. Il a eu accès à la totalité des boîtes de scrutin et a conclu qu’aucune fraude n’avait été commise. Ensuite, poursuivre en Cour supérieure — chez des juges fédéraux — les scrutateurs les plus fautifs. Ces juges les ont innocenté. Le DGE a porté la cause en appel chez d’autres juges fédéraux, qui ont confirmé l’acquittement. Il s’agissait de zélés, pas de fraudeurs. Le premier ministre Jacques Parizeau a tout de même fait modifier les bulletins de vote pour que l’intention de l’électeur ne prête plus à l’interprétation.

Regardons maintenant comment Ottawa a réagi aux allégations d’irrégularités. Les ministres concernés ont tous juré de refaire exactement la même chose en cas de nouveau référendum. L’indécence venait de haut. Le chef de cabinet de Jean Chrétien, Jean Pelletier, s’est rendu célêbre en déclarant au Soleil « Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? »

Nous sommes donc en présence, d’une part, de démocrates soucieux de défendre et, au besoin, de réparer les instruments de la démocratie et, d’autre part, de guerriers qui ne s’embarassent pas de scrupules.

Et la fraude ?

Un pan du mur de la victoire du Non est-elle constituée de fraude pure et simple ? On sait que la seule condamnation existante découlant du référendum porte sur des étudiants hors-Québec ayant voté illégalement à l’Université Bishop de Lennoxville. Ils étaient 58.

On ne peut rien affirmer avec certitude au-delà de cette condamnation. On sait cependant deux choses. Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd »hui, la loi électorale n’obligeait pas les électeurs, en 1995, à s’identifier au bureau de scrutin avec une carte d’identité. La présence de son nom sur la liste suffisait.

Le Parti québécois souhaitait introduire cette obligation d’identification à temps pour le référendum de 1995. Le parti libéral du Québec s’y opposait bec et ongles. Pourquoi ? J’avais tenté de convaincre M. Parizeau de passer outre à l’opposition libérale et d’user de sa majorité pour introduire ce changement. Il en avait le droit et le pouvoir, mais il estimait qu’un tel changement nécessitait l’appui de l’opposition.

On sait également avec certitude que lors d’une élection partielle trois ans plus tard, à Anjou en 1998, un organisateur lié au Parti libéral fut condamné pour avoir acheté des votes au coût de 10$ chacun, pour le candidat libéral. Le PLQ a bien sûr nié, même si l’organisateur avait appelé 51 fois les locaux du parti pendant la campagne.

Il est difficile de penser qu’une opération frauduleuse ait été organisée pour une partielle ou l’avenir du pays n’était pas en jeu, mais pas au moment du référendum.

Une victoire illégitime

S’il existait un comité international antidopage référendaire, il est certain qu’il retirerait au camp du Non de 1995 sa médaille d’or. Le refus de respecter les plafonds électoraux, d’une part, la dépense clairement illégale, supplémentaire, d’au moins un demi-million attesté par le juge Bernard Grenier lors de son enquête de 2007, d’autre part, auraient été considérés comme des substances dopantes illicites largement suffisantes pour invalider cette victoire. Il ne serait même pas nécessaire de déposer en preuve l’aveu fait en 2008 au Soleil par Jean Pelletier, chef de cabinet de Chrétien : « Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? »

Sans l’argent, sans le mensonge (selon l’aveu même du menteur), sans la politisation de la citoyenneté, sans le recours à l’illégalité, le Oui aurait gagné. Cela ne fait aucun doute. Les francophones, qui avaient à 60% bravé la peur pour se donner un pays, l’auraient obtenu.

La leçon que les indépendantistes doivent en tirer pour le prochain rendez-vous référendaire n’est pas de copier l’adversaire et de se transformer en guerriers sans scrupule. Les moyens, toujours, conditionnent la fin. Et nous ne voulons pas que l’indécence pollue notre projet. Il faut cependant s’attendre au pire et se préparer, d’une part, à empêcher ou invalider les techniques fédérales la prochaine fois et, d’autre part, faire de l’exposition et de la dénonciation de ces méthodes un des enjeux de la campagne à venir.

Le comportement des forces du Non lors du dernier référendum constitue, en soi, un acte d’accusation contre le Canada. Quitter un pays qui nous a infligé une telle injustice constitue, en soi, une raison, la prochaine fois, de voter Oui.

(Une version plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

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Une réflexion à propos de “1995, Le mur porteur du château de cartes

  1. Bonjour Jean-François,

    En effet, ces mots du discours, « …par l’argent… » furent enterrés, effacés, et ignorés pendant des années après le référendum. L’occasion était trop belle pour les gens du bon bord de placer monsieur Parizeau au ban de la société et au rang des racistes.

    Le mardi 31 octobre, en lisant ma Presse quotidienne, je fus frappé par cette absence dans la tonitruante information du jour.

    Scandalisé mais pas surpris par ce manque de professionnalisme, atterré déjà par cette courte défaite mais conscient que cette omission coupable fut tout à fait naturelle pour ce journal dont le militantisme pro statu quo n’a jamais fait le moindre doute, je pris mon clavier.

    Ma lettre à l’Éditeur soulignant cette bavure journalistique ne parut, évidemment, jamais.

    Une semaine plus tard, j’annulais mon abonnement et 30 ans plus tard je persiste, je signe toujours et j’en parle à qui veut m’entendre.

    Bonne continuation JF et santé bonheur à vous et votre famille.
    SWD

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