2- Encadrer la corporation, nationale et internationale

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement retouchés, pendant quelques jours.)

La chose semblera paradoxale, cependant il est plus aisé d’imposer des obligations éthiques et environnementales aux entreprises multinationales, et aux corporations capitalistes nationales, qu’au reste des producteurs de richesse.

En effet, les petits fournisseurs sont innombrables, insaisissables, mouvants. La grande entreprise, malgré ses armadas de comptables et d’avocats et sa volonté de camoufler ses opérations dans des paradis fiscaux, est comme un éléphant dans le magasin de porcelaine. Elle est tout sauf invisible.

Son ressort, on l’a vu, est la recherche du profit. Si elle peut contourner les règles, elle le fera. Si elle ne le peut, elle intègrera les règles, passera les coûts nouveaux aux consommateurs (et à ses salariés en augmentation plus faible des salaires) et prendra son profit, si tant est que les consommateurs sont toujours disposés à payer le nouveau prix. Sinon, elle fera faillite – le marché lui aura indiqué qu’à ce nouveau prix, son produit n’en vaut pas la peine – ou elle fera autre chose. C’est la grande adaptabilité du capitalisme.

La « personne morale », la corporation impersonnelle, et encore plus sa forme actionnariale se prêtent donc, pour peu qu’on en ait la volonté politique nationale ou internationale et la capacité de mise en œuvre, à un encadrement fort. Roosevelt avait déployé un effort colossal en ce sens dans les années 30, effort progressivement amoindri par les néolibéraux depuis l’ère Reagan-Thatcher des années 1980. Il doit être question ici, non de refaire le travail du New Deal, ou plutôt non seulement, mais d’aller qualitativement plus loin.

i. Reconnaître les limites de la Responsabilité sociale des entreprises

Le mouvement pour la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) est le frère jumeau de la mondialisation moderne. Il prend son essor avec lui, au début des années 1990. Il surgit au confluent de :

1) la mobilisation de consommateurs européens et américains mécontents que leurs produits (jouets, chaussures, T-shirts) soient fabriqués en Asie ou en Amérique latine dans des conditions de travail exécrables et réclamant que les grandes entreprises (Gap, Nike, Benetton) se plient à des exigences éthiques en ce qui concerne les droits des salariés et de l’environnement ;

2) la prise de conscience par les groupes charitables, religieux et les fonds de pension universitaires et syndicaux de leur capacité d’influer sur les décisions des corporations dont elles sont collectivement actionnaires, pour les forcer à modifier leur comportement ;

3) la volonté des entreprises d’être ou de paraître respectueuses de ces principes afin de ne pas perdre des parts de marché ou encore d’attirer la frange, minoritaire de consommateurs pour lesquels une attitude éthique ou verte guide ses décisions d’achat.  Mais sur le marché chaque acheteur compte.

Plusieurs étapes ont été franchies dans ce processus, des simples déclarations d’intention émises par les transnationales sous la pression des ONG, puis de l’ONU et de l’OCDE, à l’acceptation par certaines d’entre elles d’effectuer des audits internes pour vérifier l’adéquation entre leurs discours et leurs actes, puis à l’acceptation d’audits effectués par des firmes externes, dont des ONG. L’importance de l’application des codes d’éthique, notamment des normes minimales de travail, dans la chaine des fournisseurs locaux (chinois, pakistanais, honduriens) des grandes marques est au cœur du problème.

Fut développé le principe de la triple reddition de compte : économique, environnementale et sociale. Selon ce principe, l’entreprise capitaliste doit faire dans son rapport annuel un relevé

a) de son activité économique, donc de son rendement et de son profit ;
b) de son activité sociale, donc de son respect des traités internationaux du travail dans ses opérations et dans celles de ses fournisseurs, et
c) de son impact environnemental, donc de son empreinte écologique et de ses tentatives pour en réduire l’ampleur.

La France et plusieurs pays européens obligent les entreprises à publier ces trois volets dans leurs rapports annuels, sans toutefois exiger autre chose qu’un compte rendu. Mais dans certains cas exemplaires, comme celui de Danone, le salaire des cadres supérieurs sont, depuis le 1er janvier 2008, liés non seulement à la performance économique du groupe, mais à la performance environnementale et sociale.

De même, l’importance relative de l’Investissement Responsable, donc de la portion du capital qui ne sera investi que dans des corporations qui se plient à telle ou telle exigence sociale ou écologique, a cru. En 2006, elle a atteint 11% de l’investissement aux États-Unis, 17% en Europe. Sa progression dans le temps impressionne. Elle a plus que triplé aux États-Unis entre 1995 et 2006, a été multiplié par huit au Canada entre 2004 et 2006, et a cru de 36% en Europe entre 2003 et 2006. Au total, 4000 milliards de dollars sont désormais gérés par des fonds qui appliquent des directives, ou « filtres », éthiques dans leur choix d’investissement.

L’effet devrait donc être structurel. Une entreprise non-éthique qui n’a accès qu’à 89% des capitaux (sur le marché américain) aura plus de difficulté à se financer qu’une entreprise éthique qui a accès à 100% du marché. Un point de bascule devrait être atteint, où l’intérêt économique dictera le comportement éthique. Ah, la magie des marchés !

Malheureusement, le marché des capitaux n’est pas national, il est mondial. Et si la somme de 4000 milliard est significative, elle ne représente que 3% des marchés mondiaux du capital. On est loin du point de bascule. D’autant que le rendement des investissements éthiques reste incertain. Telle étude  produite par Goldman Sachs (!) pour l’ONU en 2007  démontre que les investissements éthiques ont dépassé de 25% les rendements généraux. Telle autre, produite par des chercheurs britanniques en 2006 chiffrent plutôt une sous-performance de 24%. Pas de quoi attirer de façon systémique les investisseurs non-éthiques et certainement pas les spéculateurs qui tournent le dos à ces actions dont la croissance se réalise sur le moyen et le long terme, leur préférant des titres plus volatils. (Il existe même des fonds spécifiquement non-éthiques, investissant dans l’armement, le tabac, le pétrole, le charbon et l’alcool et qui surperforment régulièrement face aux indices généraux.)

Les auteurs du livre 20 propositions soulèvent ainsi le « problème majeur : la pression des actionnaires qui exigent un retour sur investissement le plus élevé possible. Le cas de Costco, concurrent de WalMart, est à cet égard emblématique : la performance sociale de l’entreprise – en matière de salaires, de politique santé et de plans de retraite – s’est accompagnée d’une dévalorisation de son cours en bourse, en 2004. »

Bref s’il est vrai, comme le notent Benoît Lévesque et Gilles L. Bourque dans la Revue Vie Économique que les initiatives, marginales, de RSE « constituent néanmoins autant de lieux de contamination, au sein même des entreprises, pour repenser la manière de faire des affaires », reste que le changement radical espéré ne pointe pas à l’horizon.

Dans la même revue, la spécialiste québécoise en la matière, Corrine Gendron, titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’UQAM, vise la cible essentielle :

« À la question de savoir si la responsabilité sociale telle que définie aujourd’hui suffit pour répondre à des revendications sociales qui traduisent les nouveaux impératifs d’un développement durable, nous n’hésitons pas à répondre non. »

La structure même de l’entreprise, sa raison d’être, ne lui permet qu’à la marge d’être charmée par les vertus des impératifs éthiques. Les tentatives de modifier son comportement de l’intérieur, par l’introduction de codes, la pression des consommateurs, l’implication dans l’actionnariat, ne sont pas vains et ont produit des résultats tangibles. Il ne faut cependant pas compter sur eux pour modifier intrinsèquement le comportement de la corporation, et certainement pas de la plupart des corporations.

« Les compagnies qui croient fermement qu’il y a une logique d’affaire à intégrer le développement durable au cœur de leur fonctionnement, écrit David Runnals, président de l’International Institute for Sustainable Development, ne sont que le petit pourcentage du petit pourcentage des entreprises qui se disent favorables à ces idées. Et il s’agit de grandes corporations qui disposent de ressources financières et intellectuelles considérables. La majorité des emplois dans le monde se trouvent dans des petites et moyennes entreprises pour lesquels ces concepts sont complètement étrangers. »

Que faire ? Toutes sortes d’idées circulent. Le président du Forum de Davos, hôte des puissants, proposait au plus fort de la crise en novembre 2008 de « créer un équivalent du serment d’Hippocrate des médecins dans le domaine du management», afin d’introduire une philosophie d’entreprise basée sur une éthique professionnelle « et non sur la recherche du profit maximum ». Allez dire ça aux actionnaires et aux traders. D’autres veulent inciter les multinationales à « soutenir le développement des populations pauvres, au moyen d’une activité économique rentable financée par des investisseurs ne cherchant aucun retour sur investissement financier ou un retour minimal ».

Il y a un moment où on doit se rendre aux évidences assénées par l’économiste de droite Milton Friedman, un des pères du néo-libéralisme et prix Nobel. Si un dirigeant d’entreprise, dont la tâche centrale est de maximiser le profit de ses employeurs – les actionnaires – selon les directives qui lui ont été données, devait aller au-delà de ce mandat et décider de consacrer une partie des profits de l’entreprise à un objectif social, éthique ou écologique supplémentaire, il imposerait l’équivalent d’une taxe à son entreprise.

« Alors le dirigeant d’entreprise – entrepreneur ou désigné par les actionnaires – devrait être simultanément législateur, PDG et juriste, écrit Friedman. Il doit décider qui taxer, de combien et pourquoi, et dépenser la somme, guidé seulement par des appels généraux de restreindre l’inflation, améliorer l’environnement, lutter contre la pauvreté et tout le reste. »

Le dédain de Friedman pour ces causes est palpable, cependant il a raison de noter qu’il appartient au système politique, aux autorités élues sur des programmes, de décider de la taxation et de la réglementation, non aux entreprises, leurs dirigeants et leurs actionnaires, si militants soient-ils. La mobilisation éthique a emprunté avec raison tous les points d’entrée possible pour faire avancer sa cause. Mais l’étape suivante, impossible sans les précédentes, est de renvoyer l’enjeu sur le plan politique, national et international.

ii. Donner force de loi à la triple reddition de comptes

« Recourir à l’incitation permet de favoriser une inventivité par secteur industriel », écrivent les auteurs des 20 Propositions. « La contrainte, quant à elle, est nécessaire afin d’harmoniser les règles du jeu, de poursuivre civilement et pénalement les entreprises et d’intégrer l’activité économique dans des projets politiques coordonnés à l’échelle internationale. » Ils font le pari, plausible, qu’un grand nombre de corporations « trouvent un intérêt dans une législation contraignante » qui impose les mêmes règles à tous.

Ils proposent donc de donner force de loi au Pacte mondial de l’ONU – un code d’éthique actuellement incitatif et qui impose la fin du travail forcé et du travail des enfants, le droit d’association et le principe de précaution en environnement. En 2007, 3000 entreprises employant 10 millions de salariés adhéraient au pacte. Au moins 70 000 corporations transnationales ne l’avaient cependant pas fait. Les entreprises américaines sont particulièrement absentes. Ce serait un progrès considérable, si une organisation internationale (ou un traité) donnait force de loi à ces principes, obligeant les États signataires à les traduire dans leurs législations nationales.

Mais personnellement je ne vois pas, compte tenu des dangers environnementaux qui nous guettent, pourquoi utiliser un barème aussi général. Pour un coup de barre réel, rapide et vérifiable, il faudrait instaurer comme obligatoire la triple reddition de comptes, préciser les objectifs de projets minimaux dans le temps – application immédiate des droits du travail, réduction progressive mais obligatoire de l’empreinte écologique – assortir d’amendes et de sanctions les contrevenants. Pour un impact structurel, il faudrait suivre l’exemple de Danone et introduire l’atteinte (ou le dépassement) des objectifs sociaux et environnementaux dans le calcul des rémunérations des cadres supérieurs de l’entreprise. Appelons cette hypothèse le « Nouveau Pacte Mondial ».

L’application, contraignante, de ces codes auraient un effet d’entraînement important du fait que la corporation multinationale doit être tenue pour responsable de l’application des règles éthiques par ses fournisseurs – donc les centaines de milliers de shops privés à qui elles sous-traitent la production. Cela ne permettra pas une couverture complète de l’activité économique, mais en affectera la colonne vertébrale.

Ces principes seraient applicables à toutes les entreprises (à partir d’un certain seuil de chiffres d’affaires ou d’emploi), donc aux grandes entreprises publiques, y compris chinoises et russes, et aux entreprises d’économie sociale et solidaire. On verra plus loin comment les tarifs à l’importation pourront pénaliser les pays refusant s’adhérer à ces règles.

L’organisme responsable de ce traité pourrait se trouver à l’ONU, et les services du Pacte Mondial actuel pourraient en être le secrétariat. Cependant l’impulsion politique doit provenir d’une instance politique mondiale décisionnelle, le G20, (j’y reviendrai).


iii. Établir un régime juridique extraterritorial

Les corporations font des profits dans le respect (pour l’essentiel) des règles qu’on leur impose. L’application de la triple reddition de compte et son lien avec la rémunération des dirigeants deviendraient, comme les autres, contraignantes, vérifiables et les infractions seraient punies civilement et pénalement, selon la gravité des actes.

On vient d’utiliser le terme « pénalement », qui implique qu’une personne physique – un cadre ou dirigeant d’entreprise – puisse être incarcérée pour une infraction assimilable à une infraction criminelle (vol, atteinte à la vie, à la sécurité d’autrui). L’évolution est récente mais réelle, y compris dans le cas de scandales financiers et de fraude, de tenir personnellement responsable les officiers d’une corporation, donc de percer le voile de l’impunité. L’efficacité de cette innovation est capitale.

Comme l’indique Corrine Gendron, le compas se déplace ainsi du champ éthique au champ juridique et judiciaire, y compris pour les questions de droit du travail et d’écologie : « la production de gaz à effet de serre se traduira d’ici quelques décennies par d’importantes pénalités économiques et les scandales financiers pourraient être relégués au second plan face aux éventuels ‘délits carbone’ des entreprises retardataires ».

Comment punir une entreprise américaine qui pollue au Nigeria ou contrevient au droit du travail au Bangladesh, là où les États n’ont pas la capacité de réagir, si tant est qu’ils en aient la volonté ? Un principe, émergent, doit émerger : l’extraterritorialité. En clair : lorsque les États nationaux sont incapables ou refusent de sévir, il faut que l’on puisse poursuivre, dans le pays de son siège social ou dans un pays où son activité économique est significative, toute corporation pour une infraction commise ailleurs. Des lois permettent déjà cet effet de billard aux États-Unis et en France. L’américaine Unocal fut condamnée en 2003 aux États-Unis pour son comportement lors de la construction d’un gazoduc en Birmanie.

L’autre voix est la constitution d’une Cour économique internationale. Déjà, la Cour Pénale Internationale, mise sur pied pour sanctionner les crimes de guerre, accepte de condamner les responsables de crimes contre l’environnement, si ceux-ci ont effectué leurs destructions dans le but d’en arriver, indirectement, à un génocide, ou s’ils ont détruit plus qu’il n’était nécessaire pour atteindre l’objectif militaire attendu ! On voit l’étroitesse du progrès. Mais, pour un juriste, une porte est ouverte.

Dans la mesure où un traité international ratifierait le caractère contraignant de la triple reddition de comptes, établirait un tribunal sur le modèle du CPI, le principe d’extraterritorialité des poursuites devrait également être introduit. Il aurait un effet d’application important du traité.

Ces traités ont toujours le défaut de ne s’appliquer que pour les pays signataires. Cependant l’intérêt de celui-ci tiendrait au fait que les corporations sont tenues d’en appliquer les règles dans les pays où elles ont des activités, même si ce pays n’est pas signataire. Le critère de déclenchement de leur obligation pourrait venir du lieu de leur siège social – qui peut être déplacé – ou d’un des lieux où leur activité dépasse un certain seuil, ce qui les rendrait contraints dans un très grand nombre de pays. Dans l’hypothèse où les États-Unis (ce qui est hautement probable), la Chine ou la Russie refusaient de ratifier un tel traité, la plupart de leurs transnationales en seraient affectées (y compris pour leurs activités dans leur pays d’origine). Un élément à considérer, compte tenue de l’ascension rapide des grands groupes chinois et russes.

arton10338-38cefDans un autre contexte; les auteurs des 20 Propositions ajoutent l’idée d’établir, sur le modèle des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique, « un corps de contrôleurs internationaux ». Ils veilleraient, dans leur hypothèse, au bon fonctionnement des cabinets d’audit et d’agences de notation qui ont complètement failli à leur tâche dans la crise financière. Mais on peut ajouter ici qu’ils devraient également procéder à l’encadrement de la vérification nationale lorsque nécessaire ou à la vérification directe de l’application par les multinationales des dispositions du traité sur la triple reddition de comptes.

(La suite, ici.)