8- Adopter une nouvelle mesure de la richesse

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés.)

Comme d’habitude, il y a une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle. Commençons par la bonne. Elle s’étale le cinq mars 2004 sur une page du China Daily, l’organe officiel anglophone du régime chinois. Le titre : « La poursuite aveugle d’augmentation du Produit National Brut sera abandonné ». Lisons-en des extraits :

Confronté à un écart majeur entre citoyens riches et pauvres et à des problèmes environnementaux croissants, le gouvernement chinois s’apprête à abandonner sa recherche aveugle d’augmentation du Produit national brut.

Menacé par une croissance non durable, le gouvernement central a proposé un concept scientifique de développement qui prête davantage attention à la protection rurale, sociale et environnementale.

Le premier ministre Wen Jiabao a déclaré que cette nouveauté scientifique se concentrerait sur un développement économique et social coordonné […]. Le PNB ne peut refléter entièrement la relation entre le développement économique, l’environnement et le bien-être de la population, a déclaré Niu Wenhyuan, scientifique en chef de la stratégie de développement durable de l’Académie chinoise des sciences. […] « Une grande partie de la croissance du PNB de la Chine est réalisé en exploitant des ressources qui devraient être préservées pour nous enfants », a dit Niu. Selon des statistiques dont il a fait état, la croissance du PNB affichée de 8,7% annuellement de 1985 à 2000 devrait être réduite à 6,5% si on tient compte du coût environnemental et social. « Le coût réel d’un dollar de production en Chine est équivalent à 11 dollars dans les pays développés », a-t-il ajouté.[…]

Le PNB vert déduit du calcul traditionnel du PNB le coût de la consommation des ressources et les pertes environnementales conséquentes aux activités économiques.

Voilà ce qu’écrivait le China Daily le cinq mars. Cinq jours plus tard, le quotidien officiel récidivait en ajoutant des dents à son nouveau PNB Vert : « Les cadres seront notés en fonction du contrôle de la pollution », annonce l’article.

Le gouvernement central prévoit introduire un nouveau système d’évaluation des cadres à tous les niveaux, intégrant comme variable importante la protection réelle de l’environnement.

L’idée, appelée « évaluation par le PNB vert », a été promue par des législateurs de haut rang et des experts comme une manière efficace de hausser la conscience environnementale des responsables locaux et de les inciter à agir. […] Avec le nouveau système, la capacité des responsables locaux à protéger l’environnement affectera leur avancement.

Le concept, vanté par les leaders chinois dont le président Hu Jintao et le Premier ministre Wen Jiabao, insiste sur le développement économique durable et le progrès social autant que sur la protection effective des ressources naturelles et de l’environnement. […]

Le gouverneur de la province Sichuan, une des provinces où le programme est implanté, se fixe des objectifs spécifiques. « Mon objectif est de nettoyer les rivières du Minjiang, du Tuojiang et du Jialinjiang en cinq ans », dit-il. S’il n’atteint pas les objectifs fixés, il devrait être blâmé par le parlement de sa province, ajoute-t-il.

Le 13 mars 2004, le quotidien ajoutait que ce système serait généralisé dans « trois à cinq ans ». La Chine, pays le plus populeux au monde, pays à la plus forte croissance au monde, pays qui vient de dépasser les États-Unis en termes d’émission de gaz à effet de serre, allait, le premier sur la planète, prendre le virage vert en se dotant d’un instrument de mesure, ce qui est bien, et en l’intégrant à la promotion de se tous ses décideurs, ce qui est excellent. Aucun autre pays, à cette date, ne s’était engagé sur une telle trajectoire, proposée dès 2003 par les Nations Unies.

Début décembre 2005, le premier rapport du « PNB vert » est rendu public. Il ne calcule les dommages environnementaux que sur un indicateur, la pollution directe de l’environnement. Tout de même, le rapport indique que la dégradation de la ressource devrait retrancher 64 milliards du PNB en 2004, donc le faire décroitre de quelques décimales. Une misère. Les statisticiens s’attèlent pour la suite à calculer l’impact négatif sur sept éléments : l’épuisement des ressources minières, des terres arables, de l’eau, de la faune, la pollution environnementale et les dommages causés par l’environnement.

On attendait donc avec impatience le rapport plus complet de 2007, qui évaluerait le PNB vert de 2005. Et c’est ici que la mauvaise nouvelle intervient. Consciencieux, les statisticiens avaient bien calculé, par province, le « PNB vert ». Avec ce résultat que la croissance du PNB économique de 7, 8 ou 9% de certaines provinces était ramenée à zéro lorsqu’on en soustrayait la dévastation écologique. Réactions, oppositions, drames et levers de boucliers ont fait en sorte d’annuler la sortie du rapport, que personne n’a jamais vu.

En fait, « certains cadres vont faire le maximum pour empêcher le rapport, qui serait humiliant pour eux, d’être publié, car le développement économique local est crucial pour leurs chances d’avancement ». Quel dissident chinois parle ainsi ? Le China Daily, en juillet 2007 ! Non que la curiosité populaire manquait. Encore en juillet 2007, un sondage réalisé auprès de 2500 personnes par le quotidien chinois de la jeunesse indiquait que 96% des répondants étaient favorables au « PNB vert » et que d’écrasantes majorités étaient préoccupées par le problème de la pollution.

Le chef du bureau de la statistique chinoise, Xie Fuzhan, a tenu bon. Pourquoi la Chine se singulariserait-elle en affichant à tout vent ses tares environnementales ? « Revenez-me voir, a-t-il dit aux journalistes, lorsque vous trouverez un autre pays qui accepte le concept de PNB vert » a-t-il dit.

Exactement. Le cas Chinois illustre avec brio à la fois l’importance et la difficulté de modifier le barème de progrès utilisé actuellement par les décideurs. La croissance économique pure, rendue par le chiffre de la croissance du PNB, est en ce moment l’étalon-or de la performance comparée de chaque pays. Or on sait cet indicateur sévèrement vicié. Il ne prend en compte aucune des dégradations irréversibles causées par un développement économique aveugle. Un pays qui augmente sa production minière pendant que sa pauvreté extrême augmente aura une bonne note à son PNB, comme celle qui creuse ses inégalités, son décrochage scolaire, sa mortalité infantile, alors même que sa production pétrolière augmente. L’inventeur du PNB, l’économiste et prix Nobel Simon Smith Kuznets, mettait en 1934 lui-même en garde contre la surutilisation de son indice : « le bien-être d’une nation peut médiocrement être déduite d’une mesure du revenu national ».

Ce n’est pas qu’une question comptable. Les managers savent que tout système humain finit par s’adapter à la mesure de succès qui lui est appliquée. Si la mesure du succès actuel, le PNB, est remplacée par une autre, le PNB vert, le système s’y adaptera. Les Chinois, qui ne sont pas les derniers venus en terme d’efficacité bureaucratique, ont tout de suite compris la méthode : la promotion et les salaires des cadres doit être liée à leur capacité de satisfaire le nouvel instrument de mesure.

Les Chinois ont travaillé sur la seule variable environnementale, ce qui est déjà beaucoup. D’autres proposent d’intégrer des considérations sociales : le taux de pauvreté, d’inégalités, le niveau de scolarisation, la longévité, l’obésité, etc. On voit la difficulté politique posée par l’insertion de chacune de ces variables dans le calcul, et le débat qu’il annonce au Sénat américain.

En fait, les USA ont vécu, avant même les Chinois, le même processus. En 1994, le département américain du Commerce a créé un indice de croissance qui intégrait le non-renouvellement des ressources naturelles de la nation, le Integrated Economic and Satellite Accounts. Lors de la publication de ses résultats préliminaires, des membres du Congrès américain ont réussi à abolir le programme. Le représentant de l’État charbonnier de Virginie Occidentale, Alan Mollohan, a bien résumé la position de ses collègues. Avec ce genre d’indice, « quelqu’un finira par dire que l’industrie du charbon ne contribue rien au pays ! » Everett Erlich, alors sous-secrétaire d’État au commerce, affirme qu’après ces interventions politiques, « le Congrès a fait en sorte que le travail sur un PNB vert était un délit d’opinion. »

arton10338-38cefPlusieurs gouvernements européens s’y mettent cependant. Un des indicateurs existants, intégrant plusieurs de ces éléments, est « l’indice du mieux-être ». Appliqué aux États-Unis pour l’année 2004, il aurait fait passé son PNB de 10 000 milliards de dollars à seulement 4 400 milliards. La différence, soit 6 600 milliards, représente le coût de la criminalité, du recul du temps de loisir, du chômage, de la consommation de biens durables, du déplacement pour aller au travail, des accidents de voiture, de la pollution de l’air, de l’eau, de la pollution sonore, de la perte de marais, de terres agricoles et de forêts, de la perte de ressources non-renouvelables, de l’émission de carbone, de réduction de l’ozone et des emprunts à l’étranger, pour la seule année 2004. Reporté sur le dernier demi-siècle, l’Indice du Mieux-être (ou Genuine Progress Index en anglais, mieux traduit sous le nom d’Indice du Progrès Réel) montre une progression du PNB et du GPI en tandem de 1950 à 1975, puis un sérieux décrochage depuis.

Appliqué au Canada, la progression du PNB par habitant croît de 32% entre 1990 et 2008. L’indice composite du Mieux-être, lui, ne croît que de 3%, selon le Canadian Institute of Wellbeing de l’Université de Waterloo. En Alberta, le PNB a cru de 483% entre 1961 et 2003. Cependant son indice de bien-être a décru, perdant 15 points de pourcentage sur la même période, selon l’institut Pembina, de Calgary.

Une cinquantaine de pays ont indiqué leur intention de développer un indice autre que celui du PNB pour mesurer leur progrès. L’OCDE a publié en mai dernier son « Indice Vivre Mieux », et fait ainsi avancer le débat. Il est cependant impératif qu’un mode de calcul s’impose rapidement dans la communauté internationale pour permettre à la fois une réelle lecture de l’évolution économique, sociale et écologique des sociétés, la désignation de cibles de progrès et l’émulation internationale pour les atteindre.

(La suite, ici.)