Afghanistan: le multimatum d’Obama

Qui a fait sa part pour l’Afghanistan ? Le Canada (135 morts), dont le Québec (25), c’est sûr. Les Britanniques (236 morts), aussi. Les Français (36), en se tenant loin des zones de combats, pour l’essentiel. Les autres membres de l’Otan impliqués, bien timidement. Et les Américains, qui se dirigent vers 1000 morts. (Si le Québec était un pays, il serait le 8e avec le plus de décès sur les 22 membres de la coalition, juste après l’Espagne et loin devant l’Italie. Voir le détail ici. )

teteObamaMais il y a, dans cette affaire, ce que le jargon politico-militaire appelle les Free riders, les passagers clandestins. Ceux qui profitent du voyage sans payer leur billet. Qui sont-ils ? Par ordre d’importance: la Chine, la Russie, l’Iran, l’Inde. Est-ce à eux qu’Obama parlait mardi soir ?

Pour cette démonstration, je vais emprunter sa technique à Max Gallo (Napoléon, César…) et prétendrai être dans la tête d’Obama pour lire sa pensée:

L’Afghanistan ? C’est probablement foutu. Ils n’ont pas réussi à me convaincre, depuis janvier, que c’était gagnable. Mais ce serait mauvais pour moi, et pour l’image des États-Unis, si on quittait maintenant, comme des malpropres. Alors on va donner un dernier coup. Pas pour faire semblant, mais un vrai dernier coup: 30 000 GI, et on va faire pression sur mes supposés alliés pour 10 000 de plus. Bush avait réussi, en Irak, à sortir d’un bourbier qu’on disait sans fond, en faisant son propre dernier effort — envers et contre tous. Évidemment, ça n’aurait pas marché si la chance n’avait pas tourné en sa faveur et si les factions chiites et sunnites n’avait pas décidée, elles-mêmes, d’arrêter de s’égorger. Mais pourquoi n’aurais-je pas un peu de chance, moi aussi ?

Alors je lance un ultimatum, à tous. A ce fraudeur corrompu de Karzaï, d’abord. Et je ne me suis pas gêné pour dire, dans mon discours, que le régime était corrompu et que l’élection était truquée. Il doit s’organiser pour que, dans 18 mois, lui et ses amis corrompus et souvent sanguinaires et rétrogrades — parfois autant que les Talibans — puissent prendre progressivement la relève. Sinon, je ne donne pas cher de son béret quand les Talibans seront aux portes de Kaboul.

L’ultimatum, je le lance aussi à mes propres militaires. Ils ont voulu me vendre cette salade de la stratégie d’occupation du territoire et d’engagement avec les Afghans. Mais j’ai vu Obama’s War, sur PBS, en ligne, qui démontre clairement que malgré toute cette bonne volonté, il est impossible de convaincre les Afghans de collaborer avec nous au quotidien. Ils ont trop peur des représailles des Talibans. Et maintenant qu’ils savent qu’on part bientôt…  Alors, le général McChrystol peut bien pavaner, il doit maintenant prouver qu’il a raison. Je lui souhaite bonne chance.

Un ultimatum au Pakistan, ensuite. Ils ont constamment joué sur les deux tableaux en acceptant notre aide financière mais en laissant leur armée et leurs services secrets aider les Talibans, voire Al Quaida. Depuis peu, une partie de leur armée a compris que les Talibans étaient leurs ennemis aussi. Ils ont 18 mois pour assécher une partie des bases arrières talibanes, toutes sur leur territoire. Je n’en ai pas parlé mardi, mais j’ai ordonné à la CIA de décupler son action au Pakistan. Si on pouvait seulement capturer Ben Laden, que cet idiot de Rumsfeld a laissé filer…  Enfin, cessons de rêver. Les Pakistanais sont avertis. Dans 18 mois, je compte les laisser en tête à tête avec les amis d’Ossama.

Un ultimatum à la Chine. Ils sont plus riches que nous (en fait, possèdent notre dette), leur économie tourne à plein régime et, vous savez quoi ? Ils ont une petite frontière commune avec l’Afghanistan. Ils investissent là-bas dans les mines de cuivre, veulent les réserves d’or et d’uranium du pays, et ils pensent qu’on va leur servir longtemps de gardes du corps ? Le retour des Talibans au pouvoir, c’est la fin des espoirs chinois pour les ressources afghanes, mais aussi pour le passage du pétrole et du gaz dont ils ont besoin. Mais c’est le retour d’une base arrière pour les agitateurs ouïgours. Combien de divisions chinoises en Afghanistan ? Aucune. C’est un non sens. Ils doivent faire leur part.

Bon, les Russes. On peut dire qu’ils ont déjà donné, beaucoup de sang, en Afghanistan. Et sous leur règne, au moins, les filles pouvaient aller à l’école. Reste qu’ils ont vachement intérêt à ce qu’on réussisse, sinon la contagion talibane se propagera au nord, donc sur toutes les républiques instables, mais riches en ressources pétrolières et gazières, qui constituent le ventre mou russe. Dans 18 mois, camarades, si on part, que ferez vous pour éviter le pire ? La question viendra vite.

Les Indiens, alliés du régime Karzaï, craignent comme la peste un retour des Talibans. Ils auraient sur leur frontière Nord le Pakistan, islamique, nucléaire, fragilisé, puis encore plus au Nord un autre pays islamique, pour l’instant non nucléaire, mais enragé. Bon, les Indiens ont sorti leurs chéquier: un milliard de dollars en aide financière. Et s’il fallait qu’ils envoient une brigade, les Pakistanais en ferait une syncope. N’empêche, ils devront, d’ici 18 mois, dire comment ils comptent contribuer à la solution.

Finalement il y a aussi les Iraniens, également voisins de l’Afghanistan, également opposés aux Talibans, qu’ils considèrent comme des rustres et des concurrents potentiels dans la grande course pour dominer le monde musulman. Ils nous ont rendu plusieurs petits services au cours des années, malgré notre rivalité sur d’autres plans. Nous leur avons déjà fait un énorme cadeau en délogeant Saddam et en leur permettant, à cause de cet incompétent de Bush, de devenir une force en politique intérieure irakienne. Maintenant, on leur rend service en gardant les Talibans en retrait. Ça ne peut pas durer indéfiniment.

Vous comprenez mon dilemme ? Quand Bush a envoyé les troupes, il y a 8 ans, Washington était à l’apogée de son hyperpuissance. Aujourd’hui, nous sommes au bord de la faillite. Je n’en reviens pas encore d’avoir du dire dans le discours: « En tant que président, je refuse de poser des objectifs qui dépassent notre responsabilité ou nos moyens ou nos intérêts. » Imaginez si Roosevelt avait dit ça après Pearl Harbor: Nous allons nous battre contre le Japon et les Nazis, mais seulement si nous en avons les moyens ! On est vraiment en déclin ! Et c’est moi qui doit gérer ça ! Mais j’ai dit aussi que nous n’allions pas viser des objectifs qui dépassent notre responsabilité. C’est fini le temps ou l’Oncle Sam était responsable de tout. Et en Afghanistan, clairement, il y a des gens qui ont plus de responsabilités que nous et qui ont plus à perdre que nous.

Bon, là, j’ai joué ma carte. Mon grand défi maintenant est de rendre crédible ma menace de commencer le retrait dans 18 mois. Ça va aussi rassurer mon aile gauche, dans le parti démocrate, qui a peur que je m’embourbe. D’autant que, dans 18 mois, on va être à un an de la présidentielle. Si je réussis mon pari, que les passagers clandestins paient au moins une partie de leur billet, et que l’Afghanistan a un gouvernement stable — corrompu, vendeur d’Opium, islamique, misogyne — mais stable, les boys vont revenir et je vais être réélu. Mais si j’échoue et que les Talibans prennent Kaboul, alors je suis mûr pour une retraite anticipée. Les Républicains, même l’écervelée Palin, ne ferait qu’une bouchée de ce qui me resterait de crédibilité en 2012.

Enfin, on verra. À chaque jour suffit sa peine. Je vais faire ce que je fais depuis mon inauguration, escalader, au péril de ma vie politique, un Everest par semaine. Maintenant, il faut que je vous quitte, je dois aller à Copenhague pour sauver la planète…

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Pour les intéressés: sur le fond, comme c’est souvent le cas, Andrew Sullivan résume ma pensée mieux que je ne pourrais le faire dans son Daily Dish. Extrait:

As always with Obama, look a little deeper. He has made the very best of a very bad situation. And he is playing a long game for a win or a necessary withdrawal or both. I retain all my doubts; but I give him and Gates and McChrystal and Clinton and the troops all my support for the two years ahead. This much he and they deserve. One more try, guys.

Et Robert D. Kaplan résume mieux que moi les intérêts Chinois, Russes et Indiens en Afghanistan dans le NYTimes du 7 octobre dernier.

In nuts-and-bolts terms, if we stay in Afghanistan and eventually succeed, other countries will benefit more than we will. China, India and Russia are all Asian powers, geographically proximate to Afghanistan and better able, therefore, to garner practical advantages from any stability our armed forces would make possible.

Everyone keeps saying that America is not an empire, but our military finds itself in the sort of situation that was mighty familiar to empires like that of ancient Rome and 19th-century Britain: struggling in a far-off corner of the world to exact revenge, to put down the fires of rebellion, and to restore civilized order. Meanwhile, other rising and resurgent powers wait patiently in the wings, free-riding on the public good we offer. This is exactly how an empire declines, by allowing others to take advantage of its own exertions.

(Ce billet est également visible sur le blogue Les États-Unis d’Obama, du Cérium)
(Photo: Maison Blanche)