Anglo-Québécois : intégrer et relayer leurs inquiétudes

(Ceci est un extrait du chapitre « Au seuil de la souveraineté compliquée » de mon livre Sortie de Secours, publié en 2000)

La question des droits des anglophones, comme celle des droits des autochtones, méritent d’être examinés dans le processus de transition à l’indépendance.  Les souverainistes ne doivent pas avoir peur d’aborder directement ces questions, ils doivent au contraire s’y préparer minutieusement.

Pouvait-il en être autrement ? Les anglophones du Québec et le Parti québécois n’ont jamais fait bon ménage.  D’une part, les anglophones de la génération des Reed Scowen et des Mordecai Richler pleurent à chaudes larmes le paradis perdu que représentait, dans les années cinquante, un Montréal qui dominait, en anglais, non seulement le Québec, mais le Canada tout entier.  La nouvelle génération d’anglophones ne partage pas cette nostalgie mais se méfie d’un parti qui voudrait les couper de la majorité linguistique qu’ils forment avec le reste du Canada anglais et s’inquiètent du rapetissement effectif et prévu de leur communauté au sein du Québec.

De leur côté, les souverainistes et en particulier les militants du Parti québécois, tout à leur affaire de protéger le français au Québec contre des tendances plus qu’inquiétantes, ont peu de compassion pour les craintes d’une minorité qui, après-demain, pourrait hériter des fruits d’une forte accélération de l’anglicisation.

C’est ainsi que la « double insécurité » linguistique québécoise dont Lucien Bouchard parlait en 1996 empoisonne toute volonté de bâtir plus solidement sur l’équilibre linguistique observé au tournant du siècle.  La précarité appréhendée de cet équilibre interdit, fort malheureusement, la grandeur de vues.

Chacun n’est ouvert à l’autre que lorsqu’il est sûr de soi.  C’est pourquoi  la proposition d’ouvrir une nouvelle ère d’immigration francophone, en intégrant au Québec chaque année 25 000 étudiants étrangers, ou encore tout projet alternatif donnant le même résultat, me semble essentielle pour sécuriser la majorité francophone et ouvrir ainsi le jeu du côté anglophone.

Puisque nous sommes dans la saison du « grand brassage d’idées » en vue de renouveler le projet souverainiste, et que le mouvement indépendantiste souffre d’une bien compréhensible pénurie de militants anglophones apportant leur contribution à ce débat, on me permettra de réfléchir tout haut à cette question.

Non pour imaginer des façons d’obtenir plus de voix anglophones pour le Oui lors d’un référendum – leur nombre restera nécessairement marginal, l’intérêt bien compris des anglophones québécois est de ne pas se détacher de la majorité canadienne.  Mais pour préparer et préfigurer, dès aujourd’hui, le sens des responsabilités dont le nouvel État fera preuve lorsqu’il viendra au monde.  Et puisque son gouvernement sera celui de tous les Québécois, il devra redoubler d’efforts pour comprendre les préoccupations de sa principale minorité et proposer d’agir en conséquence.

Jusqu’à maintenant, les gouvernements du Parti Québécois ont pris des mesures indispensables à la préservation de la majorité francophone.  Ils ont ensuite accepté d’adapter un certain nombre de leurs politiques pour mieux prendre en compte les besoins de la population anglophone – de leur propre chef pour aménager leur propre législation linguistique comme l’avait fait Gérald Godin en 1983 en assurer la livraison de services en leur langue aux citoyens d’expression anglaise et introduire une longue série d’assouplissements, ou en réaction à la pression judiciaire, à l’opinion locale ou internationale.  Il a, depuis 1996, pris fait et cause pour une revendication commune des anglophones et des francophones : l’établissement de commissions scolaires linguistiques.

Ce n’est qu’en 1999, cependant, que le gouvernement du Parti Québécois a posé un geste complètement altruiste, celui de commencer à intégrer dans la fonction publique québécoise 25% d’anglophones, d’allophones et d’autochtones dans toutes les nouvelles embauches, dans les stages et les emplois d’été.  Une initiative que les libéraux n’avaient jamais prise, et que les péquistes éclairés perçoivent comme une façon de plus de mieux intégrer à la société québécoise ses citoyens de toutes origines.  L’extension de cette politique aux Sociétés d’État et aux grandes entreprises constitue l’étape suivante. […]

Cela illustre comment les souverainistes devraient composer avec ce qui constitue la principale préoccupation des anglo-québécois face à la souveraineté : ils devraient rien moins que l’adopter comme l’une des leurs.

On pourra dire qu’il s’agit d’une self-fulfilling prophecy, c’est-à-dire d’une prédiction qui, par sa formulation même, devient réalité, mais le fait est que, de très loin, la principale préoccupation des anglo-québécois face à la souveraineté est le nouvel exode anglophone qu’elle risquerait de provoquer et la perte de « masse critique » anglo-québécoise qui en résulterait.  Il y a en effet un nombre sous lequel le tissu des institutions anglophones ne peut survivre – comme on le constate déjà en Estrie, chez les Townshippers — et la perspective de la chute précipite la chute elle-même.

Facile de dire « ils n’ont qu’à rester ».  Mais puisque la Révolution tranquille et la prise de pouvoir par les francophones, puis l’essor du mouvement souverainiste et le démantèlement des privilèges anglophones ont provoqué un exode important depuis 1960 (200 000 jusqu’en 1976, 200 000 dans les années qui ont suivi, environ 600 000 au total), et que la courbe des départs est assez clairement liée à un certain nombre d’événements politiques, y compris la mort de l’accord du lac Meech sous les libéraux en 1990, il est raisonnable de penser que la souveraineté elle-même provoquerait un mouvement de population conséquent.

De quel ordre ? Le chercheur américain Marc Levine, dont les travaux sur la démographie à Montréal sont cités à la fois par les souverainistes et les fédéralistes, déclarait en juin 1999 à la Gazette qu’il serait « renversé si le départ anglophone était moindre que de 20 à 25% » , sur une population d’environ 750 000, donc entre 150,000 et 190,000.  Cet exode entraînerait dans son sillage un bon nombre d’allophones.  Une étude réalisée chez les non-francophones de Notre-Dame-de-Grâce après le référendum de 1995, extrapolée sur la population non-francophone en générale, annonce un départ de 2 à 300 000 personnes.  Mais il est vrai que NDG est historiquement particulièrement réfractaire à l’identité québécoise.

Il ne fait aucun doute que cet exode serait préjudiciable au Québec de toutes sortes de façons.  La communauté anglophone concourt au succès économique de Montréal et du Québec, à son entrée dans l’économie du savoir (14% des francophones ont un diplôme universitaire, 15,6% des Canadiens hors Québec, mais 21,5% des anglo-québécois) et contribue puissamment à nous brancher sur l’Amérique anglophone, notre principal client et partenaire.  Le départ de cent ou deux cent mille d’entre eux casserait d’un coup sec la relance économique que Montréal connaît depuis la fin des années 1990 et aggraverait le déclin démographique du Québec et entamerait immédiatement la chute, en nombre absolu, la population québécoise.

Par rapport à la situation antérieure, un certain nombre de facteurs nouveaux contribueraient cependant à freiner cet exode.  Les anglo-québécois sont mieux intégrés que jamais à la société québécoise. Selon les calculs de Jack Jedwab, plus de la moitié des jeunes anglos sont bilingues au point de s’adresser en français aux services gouvernementaux, pourtant disponibles en leur langue.   Contrairement à la situation de 1960 ou de 1976 où les chefs d’entreprises anglophones déménageaient en entraînant derrière eux leurs employés, le Québec de l’an 2000 comporte beaucoup plus d’entreprises, soit francophones, soit qui ont fait le choix de Montréal en ayant intégré la possibilité de la souveraineté,  et qui resteront quoi qu’il arrive.  Les employés anglophones, liés à leur emploi, seront moins enclins à se déraciner politiquement et économiquement.

Puis il y a au Québec une force dont on ne soit jamais sous-estimer l’importance : c’est Charlebois qui l’a dit, tout y finit par un bec.  Or, au tournant du siècle, 30% des anglophones vivant en couple ont des conjoints francophones, le double d’en 1971, et un autre 7% ont un conjoint allophone.  Qui plus est, la moitié des enfants d’anglophones et 56% de leurs enfants de moins de 5 ans sont issus de couples mixtes. Près d’un anglophone québécois sur quatre est donc ni plus ni moins marié avec le Québec francophone et on ne peut juger de l’effet d’entraînement – ou plutôt d’enracinement – sur les parents et grands-parents, frères ou sœurs.

C’est dire que l’attachement des anglophones à la société montréalaise et québécoise dans sa complexité (plutôt qu’à leurs anciennes enclaves linguistiques et culturelles) rend leur arrachement à Montréal plus difficile.  Car c’est bien de cela qu’il s’agit.  Montréal est pour eux le seul « Canada » qui compte.  Toronto, Vancouver, ce sont des seconds choix, moins intéressants, moins branchés, moins cool.

C’est donc dire surtout  que la tâche de retenir un grand nombre de ces anglo-québécois n’est pas hors de portée et que les souverainistes devraient s’en préoccuper sans inhibition – encore une fois non pour réussir le référendum en obtenant d’improbables votes anglophones, mais pour réussir une souveraineté ouverte.

Quel que soit le nombre des départs à venir, les souverainistes auraient intérêt à admettre que cette variable existe, qu’elle est significative, qu’il s’agit d’un des problèmes que le nouveau Québec souverain devra gérer et qu’il sera dans son intérêt d’en réduire l’ampleur dans la mesure de ses moyens de conviction.  Non parce qu’il faut céder au chantage – ceux qui veulent partir partiront – mais parce qu’une majorité qui assume la totalité du pouvoir a des responsabilités envers tous ses citoyens et parce que le Québec en tant que tel a un intérêt réel à prévenir un exode.

Il s’agirait là d’une énorme admission, jamais exprimée à ma connaissance par un leader souverainiste, y compris René Lévesque. Ce silence souverainiste suscite, de toute évidence, l’impression erronée chez les anglophones et les allophones (et chez certains fédéralistes francophones) que cet exode à venir est en fait souhaité par la direction souverainiste, qui y verrait une sorte d’auto-épuration linguistique de Montréal.  Autre hypothèse que ce silence accrédite: si les souverainistes n’en parlent jamais, c’est qu’ils manquent de lucidité sur cette conséquence de leur projet, un déficit de réalisme dont on peut donc présumer qu’il s’étend à d’autres aspects.

Admettre, donc, puis exprimer  la volonté de poser dès avant la souveraineté un certain nombre de gestes de nature à sécuriser les anglo-Québécois, en déclarant valide leur insécurité, ce que Lucien Bouchard a commencé à faire lors de son discours du Centaur en 1996 et devant ses militants pendant les mois qui ont suivi.  La réalité est là : la proportion de Québécois de langue d’usage anglaise est passé de 15% en 1971 à 11% en 1996.  Selon Marc Termote, au sein d’un Québec qui resterait province du Canada, et à moins du processus appréhendé d’accélération de l’anglicisation, cette proportion chuterait à moins de 9,5% en 2041.

Il est toujours bon de garder en mémoire, lorsqu’on parle aux anglo-québécois, qu’on s’adresse à ceux qui ont fait le choix de rester au Québec.  Autrement dit, les responsables du déclin de la communauté anglophone, ceux qui ne pouvaient tolérer que la majorité francophone se comporte comme une majorité, sont ceux qui sont partis, pas ceux qui sont restés.

Admettre leur insécurité, c’est accepter avec eux qu’en deçà d’un certain seuil, la vitalité de leur communauté est en jeu et que cette vitalité est dans l’intérêt collectif des Québécois.  Le Québec a vécu le dernier quart de siècle avec une communauté anglophone qui représentait entre 10 et 12 % de sa population totale. Les souverainistes devraient indiquer que le maintien d’une communauté anglophone québécoise de cette taille fait partie du projet québécois, donc que la perspective d’une réduction appellera des mesures correctrices de promotion de la communauté anglophone.

Évidemment, tout se tient : il serait inconcevable de favoriser l’accroissement de la minorité anglophone – tabou souverainiste absolu — si on n’a pas préalablement ou simultanément sécurisé l’avenir francophone, selon le scénario décrit plus haut ou un scénario équivalent.  Mais cela étant entendu, on peut alors démontrer concrètement que les préoccupations de la communauté anglophone sont partagées par le mouvement et le gouvernement souverainistes.[…]

La clé de la rétention d’un maximum d’anglophones au Québec est la question de la citoyenneté canadienne, c’est-à-dire la capacité qu’auront les anglo-québécois, dans un laps de temps assez long après la souveraineté, de déménager au Canada.

Paradoxalement, pour convaincre de rester, il faut protéger précisément la liberté de partir.  S’ils savent que leur droit d’être Canadiens et de déménager en Ontario sera le même en l’an 1 du Québec souverain qu’en l’an 5 et qu’en l’an 10 et plus, ils seront plus nombreux à rester à la maison et à voir venir. Les souverainistes doivent faire le pari que ces anglo-québécois constateront pour la plupart que le ciel ne leur est pas tombé sur la tête, qu’il fait toujours bon vivre au Québec, et qu’ils prendront la décision d’y rester pour de bon.  Rien n’est certain mais j’ai toujours personnellement pensé qu’après une déclaration de souveraineté, le Parti Québécois serait réélu pour un mandat, puis que les Québécois voudraient tester ensuite le premier gouvernement libéral du Québec souverain (depuis 1976, l’électorat québécois semble vouloir se reposer, avec les libéraux, des réformes et de la modernité introduite par le PQ), ce qui prolongerait d’autant la zone de confort pour les non-francophones.

Si au contraire, un laps de temps fixe leur était imposé pour choisir définitivement entre le Québec et le Canada, ils seraient beaucoup plus nombreux à quitter le Québec avant l’expiration de ce délai.

Il faut modifier l’approche souverainiste sur la citoyenneté en ayant cette problématique en tête.  Jusqu’à maintenant, les souverainistes ont joué habilement la carte de la double citoyenneté, affirmant que tous les Québécois obtiendraient la citoyenneté québécoise sans pour autant devoir renoncer à la citoyenneté canadienne.  Fin du débat.  Aucun responsable fédéraliste n’a été capable de se dépatouiller du problème politique posé, aujourd’hui, par un refus canadien de reconnaître, demain, cet état de fait auprès de l’électorat non-francophone, majoritairement libéral, du Québec.

Cependant, de toute évidence, un des attributs de la citoyenneté canadienne pose un problème majeur au Canada : le droit de vote.  Les citoyens canadiens habitant à l’étranger (ce qui serait le cas du Québec) ont droit de voter aux élections canadiennes.  Dans aucun scénario le Canada n’acceptera que des millions de Québécois votent aux élections canadiennes.  Or, comme le signal le politologue ontarien Robert Young,  une interprétation stricte de la loi électorale canadienne résout ce problème.  En effet, pour voter de l’étranger, il faut inscrire son vote dans la circonscription canadienne où on résidait précédemment.  Mais dans un Québec souverain, ces circonscriptions ne sont plus canadiennes.  Le vote est donc impossible.

Les souverainistes devraient reconnaître ce problème et accepter cette interprétation.  Contrairement aux autres citoyens canadiens vivant à l’étranger, ceux vivant au Québec depuis longtemps ne pourront voter au Canada que s’ils y déménagent (ou que s’ils ont déménagé récemment du Canada vers le Québec).

Plusieurs auteurs canadiens affirment de façon convaincante que, même si cette difficulté est résolue, le reste du Canada n’acceptera pas que plusieurs millions de Québécois restent automatiquement Canadiens.  Ottawa exigera probablement une procédure de « réinscription » par laquelle ceux qui désirent rester Canadiens devront se manifester.

Les souverainistes devraient suggérer que tout Québécois qui le désire puisse ainsi manifester son intention de garder sa citoyenneté canadienne, ce qui lui donnera un droit imprescriptible de déménager au Canada au moment de son choix pendant son existence.  Il y aura sûrement au-delà d’un million de Québécois intéressés – le nombre d’anglo-québécois – mais beaucoup moins que le total de 7,5 millions de citoyens du Québec.

Dans la mesure où un accord de mobilité des personnes au sein de l’union économique canadienne garantirait la capacité de travailler dans l’un et l’autre des deux pays souverains, comme c’est le cas dans l’Union européenne, le nombre de réinscriptions chuterait d’autant, à un niveau acceptable pour le Canada.

D’autres formules sont possibles.  Le gouvernement canadien pourrait par exemple exiger, pour les Canadiens nés et résidant au Québec, des réinscriptions tous les cinq ans pendant le premier quart de siècle du Québec souverain, pour réduire ainsi, naturellement et graduellement, le nombre de ses citoyens vivant à « l’étranger », à mesure que les francophones couperont le cordon ombilical symbolique qui les rattache au Canada.

L’important est de ne pas briser la continuité juridique de citoyenneté des Québécois qui désirent garder le lien canadien, de maintenir cette « police d’assurance » sans laquelle l’exode anglophone serait massif et immédiat. Les souverainistes québécois doivent se faire « porteurs » de cette revendication à la table des négociations avec le Canada.  Ils doivent devenir les avocats des anglo-québécois, plaider leur cause et celle, plus large, des « droits des citoyens de se déplacer à l’intérieur du pays» comme l’a affirmé le gouvernement fédéral en 1997.

C’est d’ailleurs par respect pour les intérêts des anglo-québécois qu’il vaut la peine d’inscrire cet objectif québécois de négociation dans le préambule de la question.

Pour y parvenir, les souverainistes devraient s’engager à former, dans les jours suivant le vote référendaire, un « comité de sages » formé d’anglo-québécois connus et respectés, ayant probablement presque tous voté non, mais acceptant le verdict référendaire.  Ils auraient pour tâche de conseiller le gouvernement et l’équipe de négociation pendant la transition.  De toutes manières, un gouvernement souverainiste après un Oui devrait à mon avis s’élargir en faisant entrer en son sein trois ou quatre « ministres d’État » provenant des rangs fédéralistes, acceptant le résultat référendaire et voulant contribuer à sa mise en œuvre harmonieuse.  Un ou deux de ces nouveaux ministres devraient être anglophones.

Les anglo-québécois s’attendent, tout naturellement et avec raison, à ce que la constitution d’un Québec souverain enchâsse un certain nombre des politiques adoptées depuis 1977 en faveur du français.  À la lumière des débats récents, il semblerait prudent de constitutionnaliser le principe de prédominance du français dans l’affichage, pour établir cette réalité une fois pour toutes.  Rien ne nuit davantage à une réforme que la constante possibilité de la faire disparaître.

Parallèlement, depuis 1994, sous la direction de Jacques Parizeau, le Parti Québécois a fait de grands pas en s’engageant à enchâsser dans la constitution québécoise davantage de droits pour la communauté anglophone que n’en ont les francophones dans la constitution canadienne : droit à un réseau d’enseignement en anglais, du préscolaire à l’université, droit de gérer ces institutions, droit de s’adresser en anglais aux tribunaux et à l’Assemblée nationale.

Le programme du Parti stipulait (et stipule toujours) le maintien des lois prévoyant l’accès à des services de santé en anglais et le statut bilingue du réseau d’institutions de santé anglophones, ainsi que le maintien d’un réseau de radio et de télévision public en anglais.

Dans les documents préparant la campagne référendaire de 1995, notamment dans le projet de loi sur l’avenir du Québec, le gouvernement s’engageait encore plus largement en affirmant que : « la nouvelle constitution garantira à la communauté anglophone la préservation de son identité et de ses institutions ».  Ce qui allait très loin et aurait pu conduire un juge à ordonner au gouvernement du Québec de financer tel poste de radio anglophone déficitaire de la côte nord, considéré comme une « institution » dont il fallait garantir la préservation.

Allant plus loin que tout ce qui avait été discuté et prévu, M. Parizeau avait exprimé le désir que la communauté anglophone puisse définir une façon d’exercer un droit de veto sur toute modification future aux droits les concernant. Le projet de loi reprenait cette idée en prévoyant que les dispositions de la future constitution concernant les anglophones et les autochtones ne puissent être modifiées que suivant des « modalités particulières » à définir. (Il faudrait pour cela désigner un « collège constitutionnel » représentatif, ce qui peut-être fait, par exemple, à partir des élus municipaux des villes bilingues et des commissions scolaires anglophones).

En 1997, dans son best-seller Pour un Québec souverain, M. Parizeau a émis des doutes sur l’opportunité de ces innovations et s’est interrogé sur la valeur, au moins tactique, d’une approche de réciprocité avec le traitement qui sera accordé aux francophones du Canada après le départ du Québec.

Cependant son successeur, Lucien Bouchard, déclarait en 1996 au Centaur et faisait inscrire dans le programme de son parti que « si la communauté anglophone en exprime le désir, le gouvernement pourra, avant le référendum sur la souveraineté, trouver des moyens pour garantir à l’avance l’enchâssement de leurs droits dans la future constitution ».  Un groupe d’intellectuels anglophones, parmi les quels on trouvait le philosophe Charles Taylor et les professeurs Jane Jenson et Desmond Morton de Mcgill, avait démontré une volonté d’engager ce dialogue à l’époque, mais l’initiative n’eut pas de suite.

Cette discussion ne peut avoir d’effet réel que dans un contexte pré-référendaire, alors que la victoire du Oui est jugée possible, sinon probable.  En 1995, les avancées des souverainistes n’ont pas eu d’effet, notamment parce que les anglophones escomptaient la défaite du Oui jusqu’à la dernière semaine avant le vote, puis sont passés de la désinvolture à l’angoisse pendant la dernière semaine.

Si une nouvelle fenêtre devait s’ouvrir, il serait opportun de rediscuter et de publiciser largement ces engagements, auxquels il y a peu à ajouter en termes constitutionnels, sinon l’enchâssement de l’engagement sur les soins de santé.

Incidemment, les propositions québécoises, définies avant le vote référendaire, deviendront un outil de négociation important à la table Canada-Québec, lorsque le gouvernement québécois réclamera, comme il l’a promis, des garanties pour les minorités francophones hors Québec. (Il ne faut cependant en aucun cas lier formellement les droits des uns aux droits des autres : le Québec doit maintenir tout du long qu’il préservera les droits des anglophones quoi qu’il arrive, mais insistera pour faire de la préservation des droits des francophones un de ses objectifs de négociation.)

Admettre le problème, faire du maintien de la vitalité de la communauté anglophone un aspect concret du projet québécois, développer des propositions qui intègrent ses préoccupations, compléter et réitérer les intentions de protection constitutionnelles, c’est déjà beaucoup.

On peux faire mieux.  Autant le Québec francophone a souffert du refus canadien de reconnaître sa spécificité, autant le Québec souverain doit admettre qu’il existe en son sein une « société distincte », formée par les anglo-québécois, dont les liens avec le Canada anglais ne s’éteindront pas avec la souveraineté.

Les souverainistes devraient accepter à l’avance que sa communauté anglophone et ses institutions veuillent préserver, voire accroître leurs liens avec le Canada anglais.  Que la commission scolaire anglophone de l’Outaouais veuille établir un lien organique avec ses voisines ontariennes, la gaspésienne avec le Nouveau-Brunswick, pourquoi pas ? Que les professionnels anglophones veuillent rester liés aux associations et ordres professionnels canadiens, où est le mal ? Un branchement de plus sur le continent.  Que les villes bilingues veuillent se jumeler avec des consœurs du Canada anglais, organiser des congrès, faire des prêts de services, pourquoi pas ? Les souverainistes doivent s’attendre à ce que, à jamais, des Québécois francophones et non-francophones veuillent célébrer leur héritage canadien le premier juillet, comme le font les Irlandais le jour de la St-Patrick.  Prétendre résister à ces manifestations d’identité canadienne, vouloir en gommer l’existence, serait la pire des politiques.

Il faut au contraire que le Québec souverain aménage en son sein un espace propice à la lente transformation de l’identité des anglo-québécois, leur reconnaisse une marge de manœuvre et appuie leur évolution, en organisant probablement avec eux des états-généraux du Québec anglophone pendant la phase de transition à la souveraineté.

Ces propositions, on le voit, sont par nature des efforts qui seraient accomplis par les souverainistes pour résoudre des problèmes posés spécifiquement aux anglo-québécois par le passage à la souveraineté.  Plus que tous les discours, ces efforts illustreraient une réelle volonté de vivre ensemble et seraient autant d’antidotes, non à la menace partitionniste qui n’est qu’un feu de paille, mais au risque d’exode plus immédiat et plus réel .

(on peut se procurer l’ouvrage ici.)