Audace suprême

Au lendemain de « Vive le Québec libre ! », le Washington Evening Star eut ce commentaire : « Avec l’infaillible précision d’un dentiste sadique, Charles de Gaulle a vrillé directement le nerf le plus sensible de l’anatomie canadienne. » En prétendant qu’une loi québécoise de quelques lignes suffit à modifier un article de la Constitution, le gouvernement de la CAQ fait-il exprès de plonger ses outils les plus tranchants dans le canal canadien ?

Le ministre Jean-François Roberge nous a assuré qu’il avait des avis « solides » attestant de l’invincibilité de son court texte face aux contestations à venir. Je me méfie de ce genre d’assurance depuis que Bernard Drainville affirmait détenir des avis l’assurant que la Charte des valeurs, non protégée par une disposition de dérogation, ne serait pas charcutée par les cours. Une prétention anéantie lorsque la Cour supérieure du Québec a indiqué qu’elle aurait invalidé l’actuelle Loi sur la laïcité de l’État, moins ambitieuse, n’eût été le bouclier dérogatoire. M. Drainville a avoué dans l’intervalle que ses avis se limitaient à des propos tenus par l’ex-juge de la Cour suprême Claire L’Heureux-Dubé, représentant manifestement un courant minoritaire dans la magistrature.

Sur quel précédent la CAQ se fonde-t-elle ? Certainement pas sur sa tentative précédente d’introduire dans la Constitution l’existence au Québec d’une nation et d’une langue officielle, car ces dispositions sont, en ce moment, contestées et pourraient sombrer — en tout ou en partie — une fois rendues au tribunal suprême.

Sur quoi d’autre ? Sur le fouillis que constitue le texte de 1867, explique le constitutionnaliste Patrick Taillon, partisan de cette thèse. « Dans un pays normal, tout cela serait impossible, une constitution ne se modifie pas par une loi ordinaire. » Mais, plaide-t-il, la Constitution canadienne est à ce point mal faite, avec quatre procédures distinctes d’amendement, qu’on peut en exploiter les lacunes. Le Québec avait ainsi aboli sans permission sa chambre haute en 1967.

L’article 45 de la Constitution prévoit bien qu’une « législature a compétence exclusive pour modifier la constitution de sa province », c’est-à-dire les aspects du texte qui ne la concerne qu’elle. Mais la décision d’avoir un roi comme chef d’État est explicitement exclue de ce pouvoir provincial. Il sera aisé pour des juges d’indiquer que l’obligation du serment découle de cette décision non provinciale et qu’on ne peut scinder le chef et l’allégeance au chef.

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Pour accepter de bénir au contraire les insurgés québécois du serment, il faudrait que nos neuf décideurs de dernière instance soient dans un état d’esprit remarquablement permissif. Or, nous sommes, au contraire, dans un climat de resserrement des boulons constitutionnels.

En plus de la tentative québécoise — toujours pendante — d’inscrire la nation et la langue dans le texte sacré, voilà que les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan votent des lois qui prétendent déclarer nulles et non avenues des lois fédérales constitutionnellement valides, mais qui ont le défaut de contrarier certains des passe-temps favoris des Prairies, parmi lesquels on compte une contribution folle au stock de CO2 dans l’atmosphère.

Cet automne, lorsqu’en Ontario, Doug Ford a fait mine de dégainer sa disposition de dérogation pour suspendre le droit de grève, il s’en est fallu de peu pour qu’Ottawa procède à un renvoi immédiat en Cour suprême pour lui retirer le doigt de la gâchette.

Sur la question centrale du droit du Québec et des provinces de repousser les limites de leurs pouvoirs, nous assistons à une réaction en sens inverse de renforcement de l’inflexibilité constitutionnelle. Notre Loi sur la laïcité de l’État, on l’a vu, a utilisé de façon préventive la disposition de dérogation, comme le permettent le texte — limpide — de la Constitution et un arrêt — aussi limpide — du plus haut tribunal rendu il y a 34 ans (l’arrêt Ford).

Mais le consensus des juristes canadiens-anglais est que cette échappatoire provinciale doit être scellée. Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, fait semblant d’être convaincu que c’était là le voeu des rédacteurs du texte (c’est faux) et compte en convaincre les juges dès que la loi 21 sera soumise à leur implacable examen.

Ils s’y préparent. Dans leur jugement « Reine c. Kirkpatrick », rendu pendant que vous étiez en vacances fin juillet, ils se paient une longue digression pour établir les règles leur permettant de changer d’avis sur un point de droit important. La Cour, écrivent-ils, « s’écarte également de précédents lorsque des changements fondamentaux minent leur logique ». « Cela peut se produire de deux façons, soit par : (1) un changement sociétal (p. ex., un changement social, économique ou technologique dans la société canadienne), ou (2) un changement juridique, comme des modifications constitutionnelles (p. ex., l’adoption de la Charte), ou un changement juridique progressif, lorsqu’une jurisprudence subséquente “atténue” un précédent. »

Les juristes anti-dérogation plaident précisément le changement sociétal que constitue la sacralisation de la Charte des droits depuis son adoption et la révulsion croissante à y déroger de quelque façon que ce soit. Évidemment, il s’agit de la société dans laquelle ils évoluent, eux, dans les facultés de droit anglo-canadiennes, pas de la société québécoise, sans intérêt. Puis, ils plaident que, depuis 40 ans, la Cour a été de plus en plus enthousiaste dans l’interprétation des droits, ce qui atténue considérablement le bien-fondé de sa bévue commise il y a 34 ans, permettant au gouvernement de René Lévesque d’utiliser la dérogation à tout va.

Le temps se gâte pour le succès escompté des audaces constitutionnelles caquistes. La Cour suprême s’est cependant montrée respectueuse de la souveraineté qu’exerce l’Assemblée nationale sur ses affaires internes. Si l’objectif de la CAQ est vraiment de rendre le serment facultatif, il serait bien avisé d’additionner à sa propre loi la motion et la loi de régie interne proposées par le PQ et QS. En disposant ainsi d’une ceinture et de deux bretelles, notre voeu collectif de remiser le serment aux oubliettes aurait davantage de chances de n’être point déculotté.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

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