Vous l’avez peut-être remarqué, il y a deux écoles de pensée au sujet de l’avenir du français au Québec. Celle qui inclut le démographe Marc Termotte, l’auteur Frédéric Lacroix, le mathématicien Charles Castonguay, le Parti québécois, désormais la Coalition avenir Québec et le généraliste qui écrit ces lignes, qui estime qu’une tendance lourde mine la place du français à Montréal et prépare un déclin probablement irréversible. Nos détracteurs nous appellent parfois les « déclinistes ». Pourquoi ? Parce que nous sommes préoccupés par le déclin de la « langue d’usage à la maison », c’est-à-dire la langue parlée dans les foyers et donc transmise aux enfants.
Les membres de l’autre école — le démolinguiste Jean-Pierre Corbeil, le chercheur Jack Jedwab, plusieurs plumes du quotidien La Presse, le Parti libéral du Québec et Québec solidaire (appelons-les, par souci d’équilibre, les « insouciants ») — ne nient pas l’existence de ce déclin dans les foyers. Mais cela importe peu, disent-ils, puisque ces gens sont bilingues, parlent le français dans la vie, dans les commerces et les services publics, l’essentiel étant qu’une fois sortis de leurs chaumières, ils se parlent majoritairement en français entre eux.
J’emploie pour contester ce point de vue l’image de l’arbre. Ses feuilles représentent tous les gens qui connaissent et parlent le français, quelle que soit leur langue d’origine ou maternelle et que ce soit leur première, leur seconde ou leur troisième langue. Toutes ces feuilles, c’est magnifique. Mais les racines de l’arbre ne sont formées que de ceux qui ont le français comme langue première (depuis des siècles ou tout récemment), qui ont donc cette langue et cette culture comme identité principale et qui, par conséquent, y tiennent. J’admets que cela ne clôt pas le débat. Nous sommes en fait au coeur de la difficulté du pronostic linguistique.
Que se passerait-il si on disposait d’une fenêtre sur cet avenir, donc non seulement sur l’avenir de la langue d’usage à la maison, qui décline, mais sur un déclin prévisible de la langue d’usage public ? C’est la fenêtre que vient d’ouvrir l’Office québécois de la langue française (OQLF) avec une étude publiée à la mi-décembre et qui a fait très peu de bruit. L’organisme a procédé en 2021 à un sondage massif auprès de 6000 jeunes de 18 à 34 ans et leur a demandé en quelle langue ils préféraient faire leurs emplettes dans les commerces.
Pour mieux comprendre ces résultats, je vais cibler le lieu où l’avenir de la langue se joue : l’île de Montréal. Je vais les comparer à ce qui serait une situation idéale (utopique ?) où 100 % de ces échanges se feraient en français, langue vraiment commune. De plus, je prendrai pour point de comparaison une étude antérieure de l’OQLF.
Donc, en 2016, 16 % des francophones de tous âges de l’île utilisaient surtout d’autres langues que le français dans l’espace public. Qu’en est-il des jeunes francophones sept ans plus tard ? 26 % d’entre eux ne préféraient pas être servis dans leur langue dans les commerces.
Tournons-nous vers les allophones de la métropole. En 2016, 48 % d’entre eux vivaient publiquement dans une autre langue que le français. Sept ans plus tard, 64 % des jeunes de ce groupe disaient ne pas préférer être servis en français.
Quant aux Montréalais anglophones, seuls 16 % d’entre eux parlaient surtout le français dans l’espace public il y a sept ans. Aujourd’hui, 7 % des jeunes Anglos de l’île disent préférer commercer en français.
Puisque le taux de mortalité de l’espèce est toujours de 100 % malgré les progrès de la science, les jeunes finiront par remplacer les vieux, et c’est leur préférence à eux qui s’imposera. D’ailleurs, plus ils sont jeunes, moins ils préfèrent le français. Dans tout le Québec, par rapport aux 30-34 ans, les Francos de 18-23 ans sont 10 % moins nombreux à préférer le français dans les commerces, les Anglos, 34 % moins et les allophones, 55 % moins. La dégringolade est rapide. Il y a une dynamique supplémentaire en jeu.
Puisque, sur l’île, les francophones sont de moins en moins nombreux, et leur volonté de commercer en français s’effritant, la tendance vers une éventuelle prédominance de l’anglais comme langue publique est clairement programmée dans ces chiffres. Reste seulement à savoir si le recul du français sera linéaire ou s’il ira en s’accélérant. Je laisse les démolinguistes, mathématiciens et statisticiens chauffer leurs chiffriers pour faire leurs projections.
C’est donc dire que les progrès, réels, de la connaissance du français ne suffisent pas à induire l’utilisation du français dans l’espace public, et encore moins à en faire la langue favorite.
Y aurait-il, dans notre société, un facteur aggravant ? L’étude de l’OQLF en désigne un : le cégep et les universités anglophones. Ainsi, les jeunes francophones faisant des études postsecondaires en français préfèrent, à 96 %, commercer en français. Ceux qui font leurs études en anglais ? À 79 %. Les allophones qui étudient dans un cégep ou une université francophone préféreront commercer en français à un taux de 82 %. S’ils sont dans des établissements anglophones, cela tombe à 48 %. Pour les anglophones, le taux passe de 86 % à 37 %.
Bref, mes amis les insouciants qui estiment que l’avenir du français repose sur l’assise de la langue d’usage public devraient, au vu de ces terrifiants résultats, plaider pour l’application immédiate de la loi 101 au cégep, sinon à l’université !
Je termine avec cet autre exemple, calculé par Charles Castonguay, et qui illustre mieux que tout autre à la fois la complexité de notre situation et le péril de s’arc-bouter sur la connaissance du français comme garante de notre avenir. Castonguay a démontré qu’entre 2016 et 2021, 5 % des jeunes francophones de 25 à 35 ans sur l’île sont devenus… des anglophones. Ils ont toujours, pour la plupart, le français comme langue maternelle. Ils le parlent toujours fort bien. Mais, au début de cette période, ils déclaraient que le français était leur langue première, principale. À la fin de cette période, ils déclaraient que l’anglais était leur langue première, principale.
Ma conclusion : il est temps de mettre l’insouciance derrière nous.
(Cette article a d’abord été publié dans Le Devoir.)
L’anthropologue et théologienne, Solange Lefebvre, allègue : « Une langue, c’est beaucoup plus qu’un outil de communication. Elle porte des manières particulières de se dire, de penser, de sentir, de vivre, d’être, de se relier au monde, de s’y situer et même d’y agir, de le transformer. On comprend alors pourquoi une langue maternelle non structurée chez un jeune le rend incapable de tous les autres apprentissages. » Je suis tout à fait d’accord avec Solange Lefebvre. Cependant, ce qui me fascine chaque fois que l’on re-re-re-commence à s’inquiéter de la disparition de notre langue on oublie toujours de prendre en compte la baisse de la population canadienne-française alors que la démographie est tout aussi importante, sinon plus importante que la langue. Nous allons devoir un jour ou l’autre regarder la situation en face; le peuple canadien-français est vieillissant et en voie de disparition. Certains immigrés remplis de bonne volonté peuvent bien apprendre le français mais ils seront toujours des francophiles québécois et jamais de canadiens-français, ce ne sont pas leurs racines. Voilà!