Le remède imaginaire

Il a fait son apparition dans le débat public en 2011, cosignant un ouvrage choquant. Le malotru utilisait des chiffres probants pour crever un dogme. Le livre s’intitulait Le remède imaginaire (Boréal). Le dogme qu’il trucidait était celui de l’immigration comme solution à la pénurie de main-d’oeuvre et au vieillissement de la population et comme levier pour l’enrichissement. Les études existantes, osait-il affirmer contre l’avis unanime des gouvernements, du patronat et d’associations de gauche, démontrent que ce n’est tout simplement pas le cas. L’immigration peut avoir d’autres vertus, mais pas celles-là.

Treize ans plus tard, les constats des auteurs Benoît Dubreuil et Guillaume Marois ont fini par percoler dans le débat public, même si les zones de résistance perdurent. L’économiste Pierre Fortin a mis à jour le consensus scientifique dans ses propres publications, y compris dans un rapport de 2022 pour le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ). Il vient d’ailleurs de surenchérir. Analysant les dernières données disponibles des pays du G9 et de quatre provinces canadiennes, il conclut dans cette étude que « l’immigration contribue surtout à modifier la répartition de la pénurie entre secteurs de l’économie, mais qu’elle ne produit pas de réduction globale significative de la rareté de la main-d’oeuvre. Dans les cas étudiés, elle paraît au contraire l’avoir aggravée ». Ouch !

Benoît Dubreuil est un récidiviste. Désormais commissaire québécois à la langue française, il a utilisé le même outil — sa maîtrise des chiffres — pour dégonfler une autre baudruche : l’efficacité de la francisation pour renverser le déclin du français. « On a accumulé un passif, a-t-il expliqué, dans le sens où les gens qui sont arrivés au cours des dernières années, même si on voulait avoir des classes de francisation pour tout le monde, on n’y arriverait pas. Et même si on avait des classes de francisation, il faudrait avoir des incitatifs financiers beaucoup plus forts pour amener les gens à s’inscrire et pour amener les gens à y mettre un nombre d’heures conséquent. » 

On a beau doubler, tripler, quintupler les budgets de francisation, la cible est simplement inatteignable. C’est comme vouloir mettre le lac Saint-Jean en bouteille. On peut, comme le fait la ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Christine Fréchette, proclamer qu’on fait des progrès considérables, le niveau du lac ne bouge pas, et les rivières continuent de s’y déverser.

« Une majorité d’immigrants temporaires [ne parlant pas français] ne s’inscrivent pas aux cours de Francisation Québec, et ceux qui y obtiennent une place n’y consacrent pas suffisamment de temps pour dépasser le niveau débutant », dit Dubreuil. Le gouvernement de la CAQ a l’impression d’avoir frappé deux grands coups en exigeant l’obtention d’un niveau 4 (sur 12) pour renouveler les permis de travail après trois ans et d’un niveau 5 pour les étudiants en fin de premier cycle de McGill et de Concordia venant de l’extérieur du Québec.

« Moi, a dit Dubreuil devant les journalistes mercredi, un diplômé qui a un niveau 5, je ne l’embauche pas, OK ? Puis, je connais quand même pas mal l’apprentissage des langues, là. On ne peut pas prendre la personne puis la mettre dans une réunion de travail, on ne peut pas la mettre ici dans la salle puis penser que la personne va comprendre ce qui se passe. » On ne peut pas non plus l’inviter à souper. Le niveau 8, pour lui, devrait être visé « de façon générale pour assurer une intégration sociale ».

On est loin du compte, car l’afflux de travailleurs temporaires, calcule-t-il, a un impact majeur sur l’augmentation de l’utilisation de l’anglais au travail. Entre 2011 et 2023, le nombre de salariés utilisant principalement l’anglais a bondi de 40 %. C’est sans précédent, explique-t-il (mais il semble oublier la Conquête, puis l’afflux de loyalistes fuyant la révolution américaine). Reste que son évaluation est en deçà de la réalité, car il n’a pas les données pour les arrivées de 2024. Et c’est évidemment concentré à Montréal, où le gain anglophone est le plus fort et crée une spirale de l’anglicisation de l’immigration.

« La plupart des gens qui ne parlent pas français au Québec sont en immersion anglaise. Donc, si vous arrivez, vous connaissez bien l’anglais, vous êtes en immersion anglaise à temps plein et vous faites du français trois, quatre, cinq heures par semaine. Si je reviens vous voir un an, deux ans, trois ans plus tard, quelle va être votre langue forte ? Celle que vous allez privilégier dans un environnement comme celui de Montréal où, dans les faits, il n’y a pas beaucoup de contraintes à l’utilisation d’une langue plutôt que l’autre ? » La langue de Shakespeare, évidemment. 

C’est donc, je le suppose, pour sortir les décideurs de leur torpeur qu’il a évalué la somme que tous les intervenants — gouvernement, entreprises, immigrants — devraient investir pour franciser correctement les immigrants temporaires arrivés avant la fin de 2023 : près de 13 milliards de dollars. Or, cette somme n’inclut ni le coût de francisation des résidents permanents qui ne parlent pas le français, ni celui des 32 % d’Anglo-Québécois qui ne le parlent toujours pas près d’un demi-siècle après l’adoption de la loi 101, ni celui des 25 % d’allophones qui ne le parlent pas non plus, ni même celui des immigrants temporaires arrivés après le 31 décembre 2023.

On peut certes mieux franciser des immigrants qui ont fait l’effort, avant de venir ici, d’acquérir des bases. Mais sinon, la francisation comme solution au déclin linguistique est un mirage. Une inaccessible étoile. Un fantasme dont la réitération rituelle par le patronat, ainsi que par les élus libéraux et solidaires, fait écran au réel et laisse place à la dégradation de la situation.

Je ne doute pas un instant de la volonté de François Legault et de plusieurs membres de son équipe de laisser en héritage la fin du déclin. Et il est indubitable que plusieurs des mesures annoncées depuis six ans sont courageuses, inédites et structurantes. J’ai bon espoir que le plan que déposera bientôt le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, inclura des éléments positifs.

Mais c’est le drame de ce gouvernement d’avoir simultanément présidé, d’abord par inconscience — il n’a pas vu venir la hausse des immigrants temporaires —, ensuite par laxisme — il fut informé de la perte de contrôle dès 2021 —, à ce grand phénomène d’anglicisation de l’ère moderne. Réagissant jeudi au dépôt du rapport, la ministre Fréchette a invité Ottawa à « sortir de sa bulle » en ce qui concerne l’inégale répartition géographique des demandeurs d’asile. Bien. Mais au sujet de l’impact anglicisant des immigrants temporaires, elle semblait confortablement campée dans la sienne.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Terre de leurs aïeux ! (intégral)

Je les ai trouvés touchants, moi, ces enfants, Canadiens d’origine indienne, chantant en chœur sur la glace des Jets de Winnipeg, dans la langue du Penjab, des passages du Ô Canada. Dans leurs sourires se lisait leur grande fierté d’être là, reconnus, vus, entendus, applaudis pour ce qu’ils sont, des membres chéris d’un des éléments constitutifs de la mosaïque canadienne. 

Ce moment de la fin 2023 constitue, à mon humble avis, un spectaculaire aboutissement identitaire, d’une épaisseur symbolique rarement atteinte. Il y a le lieu: la glace et le hockey, qui représentent la rudesse du climat et le talent d’une jeunesse qui n’a peur ni du froid, ni des lames qui crissent, ni des mises en échec. Il y a le chant: une ode au Canada, ce pays neuf, “true North strong and free”, pour lequel, “from far and wide”, on “stand on guard”.  Il y a la langue: l’anglais puis le punjabi, parlé au pays par plus d’un demi-million de personnes, langue en progression, et qui demain, lors d’un autre match, pourrait être remplacé par le cantonais, le tagalog, l’ukrainien et – pourquoi pas ? – dans une zone où ses locuteurs sont concentrés, le français. D’ailleurs, l’Ojibwe avait été entendu, entonnant les mêmes mots, au même endroit, il y a deux ans.

Ces chants sur glace sont des mariages, au fond. Entre le Canada d’une part, qui, c’est normal, s’exprime en anglais, et d’autre part un groupe culturel donné, exprimant dans sa langue son adhésion au projet canadien. Les participants à la cérémonie sont l’incarnation vivante de la trame narrative post-nationale du pays, l’expression de son désormais seul projet distinctif. Justin Trudeau aimait répéter: “notre diversité est une force”. Ce n’est plus vrai. Notre diversité, devrait-il dire maintenant, est notre seule force. Notre seule raison d’être, notre définition et notre horizon. 

Le choix qu’ont fait les organisateurs de l’événement de ne conserver pas une phrase, pas un mot, de la langue d’origine du Ô Canada, le français, participe à l’importance du moment. La genèse du chant sacré n’a plus aucune importance. Sa signification non plus. La version anglaise a été purgée de tout ce qui pouvait identifier la source et l’intention du texte, qui était en 1880 un hymne à la valeur des Canadiens-français qui avaient su résister à l’assimilation linguistique et religieuse anglophone et dont l’histoire de découverte du continent (avant la conquête) justifiait qu’on loue “une épopée des plus brillants exploits” et un front décoré de “fleurons glorieux”. Ces mots ont tous disparu de la version anglo-aseptisée, comme bien sûr l’épée et la croix, car on ne voit vraiment pas à quel événement ils auraient pu se référer dans cet autre univers. (La construction d’un chemin de fer ? La tentative de génocide des Indiens ? La pendaison de Riel ?)

Petits caractères

Certains sont choqués qu’une des deux langues officielles du pays ait été invisibilisée par l’équipe de hockey de Winnipeg. C’est qu’ils n’ont pas lu attentivement les clauses en petits caractères. Ce n’est pas le pays qui est légalement bilingue. Ce n’est que l’État canadien et certains de ses services. Cela ne s’applique à aucune province, sauf le Nouveau-Brunswick, à aucune équipe de sport, à aucune entreprise, ville ou stand de patates frites, sauf si l’envie leur en prend.

Or l’envie leur en prend de moins en moins, car c’est la démographie, et le projet multiculturel, qui parlent. Et parlent de moins en moins le français, et de plus en plus d’autres langues. Qu’on y songe, en Colombie-Britannique, le français est la sixième langue minoritaire. Chez les Jets au Manitoba, avec 34 000 locuteurs, il est encore second (derrière le Tagalog, 51 000, mais talonné par le Penjabi 33 700). Il est donc normal que la réalité canadienne – consacrée dans les textes et dans les têtes par ce fils du Québec, père du Canada, Pierre Trudeau – avance selon sa propre logique, sans même apercevoir dans le rétroviseur l’ombre depuis longtemps dissipée de deux peuples fondateurs.

Mais qu’en est-il du point de vue de ceux qui, résidents de la vallée du Saint-Laurent et de ses arrières pays, assistent à l’appropriation puis à l’évidement de leurs propres symboles ? Les connaisseurs l’auront compris, le moment est venu de citer l’auteur Jean Bouthillette, qui parlait, comme s’il avait été dans les gradins, l’autre soir, à Winnipeg, de “notre identité vidée de notre présence réelle”. Lisons-le:

“Nous voici devenus totalement étrangers à nous-mêmes. Ce que la Conquête et l’occupation anglaise n’avaient pu accomplir: nous faire disparaître, l’apparente association dans la confédération l’a réussi cent ans plus tard, mais de l’intérieur, comme un évanouissement. La dépossession s’est faite invisible. Telle est la spécificité de la condition canadienne-française, l’originalité de notre malheur. S’assimiler de fait, c’est mourir à soi pour renaître dans l’Autre; c’est trouver une nouvelle personnalité.”

Son petit livre s’intitulait Le Canadien-français et son double (Boréal). Sa publication, en 1972, diagnostiquait avec un scalpel froid et féroce le mal identitaire ressenti lorsqu’un Québécois francophone aspire à se conformer à une norme canadienne dont les atours lui ont été dérobés (le nom du pays, l’hymne, la feuille d’érable) pour revêtir une réalité autre, anglophone, qu’il ne pourra jamais atteindre. 

L’indispensable imputation

Comment devrions-nous réagir au Ô Canada en anglo/penjabi ? Évidemment on ne nous le demande pas, nous ne sommes pas consultés, même pas évoqués. Nous sommes, pour les acteurs de cette fête, une quantité négligée. Il ne faut pas y voir, de leur part, de l’insouciance, voire de l’indifférence. Ce n’est qu’un symptome de notre inexistence.

Tout cela étant, quel sentiment devrait nous animer ? Les fédéralistes parmi nous se sentent certainement vaguement trahis, mais n’osent le dire trop fort de peur d’alimenter le sentiment anti-canadien qui cause tant de chagrins. Les indépendantistes ont décidé il y a longtemps que le Ô Canada était maudit, et refusaient de l’entonner, même dans sa version d’origine, avec ses paroles qui ne parlent que de nous. Certains, peut-être, en avaient un jour lu les couplets suivants, qui parlent de fidélité au Roi.

Le trouble est encore perceptible chez les nationalistes tendance Québec-fort-dans-un-Canada-uni. Ils ne comptaient déjà plus parmi les chanteurs enthousiastes de notre ex-hymne patriotique, mais continuent à souhaiter respect et reconnaissance, ou tout au moins le moins d’irrespect et d’insensibilité possible. L’événement de Winnipeg mais du sel sur leur mal-être. Ce que Bouthillette appelait cette “absence à nous-mêmes et [cette] fausse présence au monde”;   “un déracinement psychique, un no man’s land intérieur, une errance de notre âme de peuple dans son exil canadien.” 

Il savait déjà, il y a 50 ans, qu’un seul remède s’imposait. Couper les ponts avec cette part de nous-mêmes avalée par l’Autre. “Notre décolonisation commence par l’amputation volontaire de la part de nous qui, sans la servitude aurait pu être, mais qui n’a pas été, et ne peut plus être.”

C’est beaucoup demander à un peuple de changer de nom, de symbole, d’hymne, pour retrouver une saine expression de soi. De changer de pays. Était-il trop tôt en 1980 ? C’est ce qu’a conclu Gérald Godin, dans une lettre à Lévesque cinq ans après ce qu’il appelait “Le Grand Refus”: “Le poids de vécu que représentent les vies de nos compatriotes doit nous rappeler toujours que ce qu’ils décident, aussi cruel que ce soit pour nous, c’est toujours en fin de compte ce qu’ils croient être le mieux pour eux, dans leur vie à eux.”

La mutation nécessitait maturation. Et ce ne fut qu’en 1995 qu’une toute petite majorité de Québécois (et 60% des francophones) ont pour la première fois déclaré aux sondeurs qu’à choisir, ils se sentaient davantage Québécois que Canadiens. Pour Bouthillette, tout est là, dans l’apparition depuis 1960 puis la progressive acquisition, par les ex-Canadiens et ex-Canadiens-français, d’un nouveau nom qui “nous fait lentement renaître à nous mêmes et au monde […] qui lève toute ambiguïté, un nom clair et transparent, précis et dur, un nom qui nous reconstitue concrètement dans notre souveraineté et nous réconcilie avec nous-mêmes: Québécois”.

L’amputation/renaissance faillirent se faire à ce moment, le 30 octobre 1995, et nous sommes quelques-uns à penser que ce choix fut fait, n’eut été de l’argent et d’un bon nombre de magouilles (dont certaines traces gisent toujours, inatteignables, dans les voûtes du Directeur général des élections, qui nous en interdit la lecture). Ce ratage allait-il nous repousser pour de bon dans ce que Bouthillette appellait “l’évanouissement”, dans “la souffrance diffuse des vaincus et des expropriés” ?

L’année 2023 offre des indices qu’il s’agissait plutôt d’une pause. Le temps – un quart de siècle depuis 1995 – de finir son deuil, d’en revenir. L’autre soir, au Salon du livre, une retraitée s’approcha de ma table de signature comme on vient au confessionnal. “J’ai voté Non aux deux référendums”, me dit-elle d’un ton assumé. Elle avait bien réfléchi et n’était plus dans une phase d’hésitation. “Là, ça suffit. C’est le temps.” Je lui demandai: “qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis” ? Sa réponse ne portait ni sur PSPP, ni sur le choix de Boeing plutôt que Bombardier, ni sur l’immigration à tout vent. Plutôt ceci: “le joueur de football, là, il l’a dit. Gardez-le, votre anglais !” 

Un raz-le-bol. Un trop plein de la négation de soi par l’autre. Selon Philippe Fournier, en un an la souveraineté a pris six points de pourcentage. Pas encore la majorité, bien sûr. Mais une résurgence qui franchit enfin les marges d’erreur. Quelque chose serait-il en train de se passer ? La mue aurait-elle entamé sa phase finale ? Les Québécois se prépareraient-ils, tranquillement, à leur manière, à dire un jour prochain, sur le ton de la lassitude plutôt que de la colère : “Gardez-le, votre Ô Canada”. Ils auraient conclu que c’est désormais le leur. “On ne le veut plus, diraient-ils. Il ne nous aide plus, mais nous nuit. Considérez que c’est notre cadeau d’adieu !”

(Une version légèrement plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

Univers linguistiques parallèles

Tel un portail spatiotemporel ouvert entre deux univers, des événements permettent de mettre en lumière la coexistence, dans un même lieu, de deux réalités contradictoires. Dans l’affaire de la francisation forcée de 80 % des futurs étudiants hors Québec de McGill et de Concordia, il y a le monde à l’endroit et le monde à l’envers. Amusons-nous à faire des allers-retours. 

À l’endroit. La mesure obligera les universités anglophones à mettre sur pied, d’ici deux ans, un dispositif faisant en sorte que 80 % des futurs étudiants venus de l’extérieur du Québec atteignent en trois ans, donc au plus tôt en 2028, un niveau de français 5 à l’oral. Cela signifie qu’après avoir passé trois ans dans la métropole francophone des Amériques, le jeune adulte, dont les capacités intellectuelles lui ont permis d’être admis dans une des meilleures universités du monde, devra, dans un contexte prévisible, peu exigeant, parfois formel et facilité par l’aide ponctuelle d’une personne interlocutrice, capter l’essentiel — mais non la totalité — d’une conversation portant sur des sujets courants. On ne s’attend pas à ce qu’il saisisse les blagues d’un humoriste, un film québécois, une conférence universitaire. Mais qu’il puisse commander un repas, faire une réservation, comprendre une nouvelle sportive ou les conseils d’une voisine. Résumons : un jeune adulte doué, dans une ville francophone, après trois ans de cours.

À l’envers. « À la lumière des dommages que ces mesures causeront, je ne peux voir cela que comme une attaque ciblée contre des institutions qui font partie du Québec et qui ont contribué au Québec pendant des centaines d’années », a affirmé dans l’heure suivant l’annonce de la mesure le principal et vice-chancelier de l’Université McGill, Deep Saini. Il s’agit, a-t-il ajouté, d’une politique « incohérente » basée sur « les impressions et les émotions, plutôt que sur la prise de décision fondée sur des preuves ».

À l’endroit. Depuis des décennies, 100 % des étudiants francophones de l’Université Laval, y compris s’ils viennent de l’étranger, doivent atteindre le niveau 6 d’anglais oral et écrit avant ou pendant leurs études. C’est une condition d’obtention de leur diplôme de premier cycle, en arts, en génie, en informatique, dans toutes les matières. L’exigence est éliminatoire. Ils doivent atteindre ce niveau dans une ville, Québec, où la proportion d’anglophones est de 1,7 %.

À l’envers. « S’attendre à ce que 80 % des étudiants de l’extérieur du Québec apprennent le français intermédiaire est à peu près aussi irréaliste que de s’attendre à ce que les immigrants connaissent le français en six mois. Mais, bien sûr, ni l’un ni l’autre n’est sérieux. C’est juste une façon pour la CAQ d’uriner sur les anglophones et les allophones qu’ils méprisent clairement », affirme sur X Dennis Wendt, professeur associé de psychologie de l’éducation et de counselling à McGill. Je répète : psychologie et éducation.

À l’endroit. Depuis des décennies, 100 % des étudiants en droit de  McGill doivent démontrer une maîtrise intermédiaire avancée en compréhension écrite et orale dans les deux langues. Cela équivaut aux niveaux 7 et 8, soit la capacité de comprendre l’essentiel de conversations, de productions culturelles ou de présentations, parfois complexes, y compris l’humour. Cette compétence  requise au point d’entrée du premier cycle  est éliminatoire. L’Université se réserve le droit de retester les étudiants en cours de programme.

À l’envers. « La barre a été placée à un niveau irréaliste au point que McGill et Concordia risquent de perdre encore plus d’étudiants, d’argent et de prestige s’ils sont punis pour ne pas avoir respecté les termes de ce marché faustien », selon un éditorial du Montreal Gazette.

À l’endroit. L’an dernier, le gouvernement de François Legault a confirmé la décision de Philippe Couillard d’offrir à McGill une bonne partie de l’ancien hôpital Royal Victoria, d’une valeur patrimoniale inestimable. Pour financer cet agrandissement d’ampleur historique de McGill, Québec a également confirmé lui octroyer plus de 650 millions de dollars, ce qui propulse l’université anglophone à un niveau de financement québécois jamais précédemment connu par une université francophone, quelle qu’elle soit.

À l’envers. « Pourquoi François Legault est-il déterminé à détruire McGill et Concordia », demande la chroniqueuse du National Post, Tasha Kheiriddin ? Elle connaît les réponses : 1. Pour sauver sa peau politique, alors que le Parti québécois grimpe dans les sondages, 2. Parce que dans son enfance, il jouait au hockey contre des Anglais. (Je résume.) « Il se comporte maintenant comme un enfant de cinq ans qui pique une colère », conclut-elle. 

À l’endroit. Le nombre d’étudiants étrangers unilingues anglophones au Québec est passé de 16 000 en 2015 à 35 800 en 2021. Il faut y ajouter 5300 étudiants canadiens-anglais unilingues anglophones. C’est l’équivalent de deux fois la population de Westmount qui est ainsi versée en permanence et jusqu’ici en croissance dans le centre-ville. Cela crée, note l’auteur Frédéric Lacroix, « centrée sur McGill, Dawson, Concordia, Matrix, Herzing, etc., une cité-État anglophone au coeur de Montréal ». En plus de l’évidente augmentation de la demande de services en anglais que leur présence impose, l’Office québécois de la langue française note qu’au centre-ville, on se fait accueillir davantage in English only le soir et les fins de semaine (dans 18 % des cas). C’est un reflet de l’embauche de ces étudiants unilingues par des commerçants en mal de main-d’oeuvre. 

À l’envers. « En fin de compte, il n’y a aucune raison d’appliquer cette mesure et de nombreuses raisons de ne pas le faire, écrit encore le Montreal Gazette en éditorial, sauf pour éroder la vitalité de la communauté anglophone du Québec, détruire les universités anglaises, affaiblir les institutions anglaises et marquer des points politiques populistes. »

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

« French touch »

C’était au temps lointain du printemps 2022. La presse anglophone, les directeurs des cégeps Dawson et autres, le Parti libéral du Québec annonçaient la catastrophe. Imaginez : le gouvernement québécois allait obliger les cégépiens anglos à subir non pas deux cours de français, comme c’était déjà le cas, mais cinq. De français ou, pire, en français. Cela allait mettre en péril la carrière de ces pauvres élèves, désemparés face à un idiome étrange, pour tout dire indéchiffrable. Leurs résultats allaient en pâtir, notamment leur « cote R », sésame qui ouvre, ou verrouille, la porte des meilleures universités. Anglos, il va sans dire.  

De toute façon, l’organisation de cette réforme allait provoquer le chaos. On ne pourrait tout simplement pas mobiliser les ressources, les profs, les locaux. Insurmontable. La réputation du Québec ne s’en relèverait pas. Cinq cours de français, c’était pousser nos jeunes à s’enfuir en Ontario.

Où en sommes-nous, 18 mois plus tard ? La réforme s’installe en douceur, rapporte le Montreal Gazette. Dawson, apprend-on, trouve raisonnable de diriger vers des cours en français ses étudiants réputés « intermédiaires ». La cote R ? « Pas une préoccupation majeure », explique maintenant la responsable des communications, Megan Ainscow. Pourquoi ? « Parce que chaque élève sera placé en fonction de ses capacités. » Ce qui était prévu depuis le début.

Les diplômés des high schools du Québec ont beau être légalement réputés « bilingues », ils n’ont pas tous le niveau requis pour la Dictée P.G.L. Selon une compilation du ministère de l’Éducation, 13 % d’entre eux sont des locuteurs « avancés » de la langue de Vigneault. Fastoche : ce sont essentiellement des francophones qui, par des liens familiaux, ont eu le droit de faire leur primaire et leur secondaire en anglais. Les « intermédiaires » forment le gros de la troupe : 68 %. Les débutants, 19 %. Les plus faibles suivront des cours de français et, si un intermédiaire trébuche dans son cours en français, on le rétrogradera. Donc, pas de crise, pas d’exode, seulement un processus graduel de rehaussement de la connaissance du français pour des jeunes qu’on destine au marché du travail québécois. Une nouvelle normalité, dont on s’étonne simplement qu’elle n’ait pas été introduite bien avant.

Revenons au présent et à la fin de l’automne 2023. La presse anglo, les recteurs de McGill et Concordia, le Parti libéral du Québec annoncent la catastrophe. Imaginez : le gouvernement québécois va obliger 80 % des étudiants non francophones non québécois à suivre des cours de français. Cela va mettre en péril la viabilité des institutions, faire fuir en Ontario des étudiants payants, entacher, encore, la réputation internationale du Québec.

C’est sûr, c’est sûr. Quand ils vont apprendre, à Berlin, San Francisco, Shanghaï et Mumbai, qu’il faut un minimum de français pour étudier au Québec, ils n’en croiront pas leurs oreilles.

Soyons de bon compte. Il y a parmi les étudiants hors Québec venus étudier à McGill et à Concordia des gens qui ne souhaitent absolument pas apprendre le français. Désormais, on leur dira (sauf à 20 % d’entre eux) que c’est obligatoire. Des réfractaires décideront de ne pas venir. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à me scandaliser de cette situation ? Pourquoi ai-je plutôt le réflexe de m’en réjouir ? Et pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? C’est clair, c’est net et cela devrait s’appliquer à tous (sauf aux touristes) : si le français ne vous intéresse pas, ne venez pas au Québec ! Ici, il y a la French Touch. C’est à prendre ou à laisser.

Il faut admettre qu’atteindre le niveau 5 à l’oral (il y a 12 niveaux) sera plus ardu pour des étudiants dont la langue est très éloignée du français, comme le mandarin ou l’hindi. Or, les étudiants de la Chine et de l’Inde sont depuis plusieurs années une mine d’or pour les universités anglophones du monde. McGill devra soit leur offrir des sessions intensives d’été pour les mettre à niveau (avec une antenne au Saguenay, pourquoi pas ?), soit se rabattre sur d’autres bassins de recrutement. Mais il est probable que l’âge d’or des revenus d’étudiants étrangers qu’ils ont connus depuis cinq ans soit, pour nos universités anglophones, dans le rétroviseur. Ils n’en mourront pas. 

On peut à la fois saluer cette annonce de la ministre Pascale Déry et regretter qu’elle n’aille pas plus loin. Pourquoi 80 % et pas 100 % ? On évoque une question de moyens, de disponibilités de profs. Qu’on étale alors la mise en oeuvre sur quelques années de plus. Pourquoi le niveau 5 oral à la fin du bac, et pas davantage ? Même réponse. Pourquoi ne pas alors exiger le niveau 7 au niveau de la maîtrise, et 9 au doctorat ? Pourquoi ne pas appliquer la mesure aux étudiants québécois de McGill et de Concordia et réclamer, pour eux, le niveau 9 à la fin du bac ? (McGill exige le niveau 9 d’anglais à l’entrée pour les non-anglos. Ça doit être bon, non ?) Avis aux rédacteurs du prochain programme électoral du Parti québécois.

Un mot sur le compromis concernant les droits de scolarité des Canadiens hors Québec, qui passeront de 9000 à 12 000 dollars plutôt qu’à 17 000. Ce n’est pas cher payé, en échange de 80 % de francisation. Et compte tenu du coût du logement à Toronto et à Vancouver, l’offre montréalaise globale restera concurrentielle.

Mes amis nationalistes ragent que l’on continue de financer ainsi des étudiants canadiens. Mais nous n’avons aucune idée de l’existence de la réciproque, du niveau de financement, par les autres provinces, des étudiants québécois. Cette donnée n’a été compilée, à ce jour, par personne. Nous ne savons donc tout simplement pas si nous profitons, ou non, de la réciprocité. 

On m’informe que l’idée de revenir au tarif québécois pour les Français et les Belges, évoquée dans un document, est définitivement écartée. C’est sage. Il ne faut surtout pas renouveler l’entente bilatérale avec Paris où le Québec est le dindon de la farce. Il faut remplacer tout le dispositif par un programme général d’attraction au Québec des meilleurs étudiants francophones du monde, quelle que soit leur origine, et ne les soutenir financièrement qu’en échange de leur engagement à travailler ensuite au Québec pendant plusieurs années.

Il faut reconnaître qu’avec cette annonce, et quelques autres, la CAQ fait preuve d’une réelle audace. C’est pourquoi sa quasi-catatonie linguistique devant le tsunami de travailleurs temporaires (un demi-million), dont l’impact cumulé est délétère pour le français et contrecarre l’impact des autres mesures, laisse pantois. Peut-être faudrait-il donner ce dossier à Mme Déry ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

McGill français

François Legault aime répéter qu’il sera le premier ministre qui aura mis un terme au déclin du français et qui aura renversé la tendance. La loi 96 était certainement un premier pas en ce sens. La décision d’exiger de tous les futurs immigrants économiques une connaissance du français de niveau 7 (sur une échelle de 11) au point d’entrée fut ensuite une avancée majeure. Dommage qu’il ait depuis complètement raté sa politique sur l’immigration temporaire, dont la présence est neuf fois plus importante que les permanents, et qui a donc neuf fois plus d’effet sur nos équilibres.

La seule présence de ces immigrants temporaires, pour beaucoup anglicisante, suffit amplement à engloutir les effets positifs des autres mesures. Leur nombre augmente désormais de 100 000 par an. Il est donc raisonnable de penser que, de 470 000 cette année, on passera allègrement le cap du demi-million l’an prochain, touchant peut-être les 600 000. La proposition de M. Legault de demander à quelques dizaines de milliers d’entre eux de démontrer qu’ils peuvent, après trois ans chez nous, commander un café dans notre langue (c’est le niveau 4) pour avoir le droit de rester est à ce point dérisoire qu’on se demande qui a pu le convaincre qu’il s’agissait là d’une mesure forte. (1. Trouvez cette personne ; 2. virez-la.) Le fait est que, si la tendance se maintient, François Legault aura été dans notre histoire le premier ministre ayant le plus accéléré le déclin du français. Un louisianisateur.

Tout indique qu’il s’apprête aussi à laisser s’échapper une occasion unique de modifier positivement la dynamique linguistique étudiante à Montréal. La décision, bâclée, de doubler les droits de scolarité des 15 000 étudiants canadiens-anglais au Québec en dissuadera peut-être la moitié de venir. Ils seront remplacés dans les institutions anglos par un nombre équivalent ou supérieur d’étudiants étrangers, pour l’essentiel unilingues anglophones, dont le nombre n’est pas plafonné, et qui croît chaque année. Un coup d’épée dans l’eau.

Un coup, toutefois, suffisamment dur à court terme sur le plan financier pour ébranler la superbe des universités McGill et Concordia. Elles se sont concertées avec Bishop’s pour présenter lundi une proposition qu’elles qualifient d’historique. L’est-elle ? À mon avis, oui. Pour trois raisons. D’abord, les trois universités reconnaissent que le français est en déclin au Québec, en particulier à Montréal. Cela peut paraître normal, mais ce ne l’est pas dans la communauté anglophone. Ensuite, les trois affirment qu’il est de leur responsabilité de contribuer à la vitalité du français. C’est un changement de paradigme considérable. Finalement, et de façon plus importante, elles proposent de faire de la connaissance du français un élément obligatoire du cursus pour une partie de leurs étudiants. Voilà la brèche dans laquelle il faut foncer.

Une partie de l’anglicisation de Montréal vient du fait que chaque année, les institutions anglophones déversent dans le marché du travail des milliers de nouveaux diplômés anglophones incapables de suivre une conversation professionnelle en français, de lire ou d’écrire le mémo du jour. Ils imposent donc l’anglais langue commune à leur entourage francophone   L’effet de la loi 96 sur les cégeps anglos, soit l’imposition de cinq cours DE français et/ou EN français va faire une partie du travail de redressement.

Il faut saisir l’offre des universités et surenchérir. Elles s’engagent à mener au niveau 6, d’ici trois ans, 40 % de leurs étudiants non francophones. Notons que, lorsqu’elles admettent un francophone dans leurs cours, elles lui demandent un niveau 8-9 d’anglais.

Voici ce que Legault-le-renverseur-de-tendance pourrait faire. Prendre les 40 % sur trois ans, mais à condition de l’étendre progressivement à 100 % en quelques années de plus. Faire en sorte qu’en fin de premier cycle, 10 % des cours soient donnés EN français. Faire de l’atteinte du niveau 8-9 de français en fin de premier cycle une condition de l’obtention du diplôme de fin d’études pour tous. Ce qui signifie à la fois les étudiants anglos et allos venus du Québec, venus du Canada ou de l’étranger. Lier une partie du financement des universités à l’atteinte de ces résultats. Prolonger les 10 % de cours/activités EN français aux cycles supérieurs. (C’est d’autant plus réalisable que la proportion de professeurs francophones dans les universités anglos est non négligeable.)

Le bénéfice de cette opération sera bien plus grand pour le français que la mesure récemment imposée sur les droits de scolarité. Si l’objectif était, plutôt, de réduire le nombre d’étudiants, l’exigence du français obligatoire imposerait son propre tri. Seuls ceux qui sont intéressés par cette ouverture feront le déplacement. Les autres, unilingues irréductibles, iront ailleurs. Tant mieux pour eux, et pour nous.

Il faut surtout savoir que pour quelqu’un qui partirait de zéro, l’atteinte du niveau 6 exigerait une ou deux sessions de français à temps plein. Il est donc certain que McGill et Concordia devront recruter, au point d’entrée, des étudiants qui ont déjà une base de français.

Je note aussi qu’au-delà de la langue, les universités proposent d’offrir à leurs ouailles « une meilleure compréhension de la société québécoise ». Vous avez dit culture ? Histoire ? Valeurs ? Il faut les prendre au mot, exiger que cette intention recouvre une réelle transmission de québécitude aux étudiants.

Évidemment, pour atteindre ces objectifs, il faut revenir sur la décision antérieure sur les droits de scolarité, ou alors la moduler plus intelligemment. Le jeu en vaut clairement la chandelle. La réaction venue de la ministre Pascale Déry, lundi soir, ne semblait pas pointer dans cette direction. Reste à espérer que François Legault saisira l’occasion historique qui se présente à lui. Qu’il soit l’adulte francophone dans la pièce.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

La pendule du Dr Dubreuil

C’est bien de vouloir remettre les pendules à l’heure. Mais encore faut-il avoir une pendule. Encore faut-il savoir l’heure. Dans la discussion sur le déclin du français — ou, comme certains le prétendent, son « déclin présumé » —, ce ne sont pas les données qui manquent. Dans cette chronique comme ailleurs, on est davantage dans le trop-plein que dans la disette.

Mercredi, à l’Assemblée nationale, le nouveau commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil, nous a rendu un service collectif majeur en offrant une balise claire permettant de déterminer si on va, ou non, dans la bonne direction. Pour sa première intervention publique, il donnait son avis sur les augmentations proposées des seuils d’immigration. Pour rappel : la Coalition avenir Québec (CAQ) a fait il y a un an à peine sa campagne en promettant de s’en tenir à 50 000 par an. Aller plus loin serait, a dit le premier ministre, « un peu suicidaire ». Fidèle à sa pratique de rompre ses promesses, il envisage maintenant de les hausser à 60 000, et en fait à 70 000 s’il compte à part une des nombreuses filières d’accès à la résidence permanente.

Dubreuil n’était pas venu pour taper sur les doigts de la CAQ, ce n’est pas son rôle. Il était venu lui dire comment atteindre l’objectif affiché de « renverser le déclin du français ». La décision de n’admettre que les immigrants économiques qui connaissent le français au point d’entrée, écrit-il dans son mémoire, est « susceptible d’accroître, de façon importante, l’utilisation du français par les personnes immigrantes ». Mais jusqu’à quel point ? Et quelle est la mesure du succès ?

Pour la première fois dans l’histoire des politiques linguistiques, il en fixe une : 85 %. C’est, une fois qu’on exclut les langues tierces et qu’on répartit les gens qui affirment être linguistiquement non binaires (donc anglos et francos également), la répartition des Québécois qui travaillent principalement en français et qui utilisent principalement la langue de Vigneault dans l’espace public. Si les futurs immigrants se répartissent linguistiquement ainsi, il n’y aura pas de déclin, affirme-t-il, mais stabilisation. Sinon, le déclin se poursuivra.

« Nous ne pouvons pas négliger les effets cumulatifs de cet écart, écrit-il. Si les 793 915 personnes immigrantes et les 148 075 résidents non permanents (RNP) qui occupaient un emploi au Québec en 2021 avaient opté pour le français au travail dans la même proportion que la population d’accueil (84,4 %), ce sont 234 243 personnes de plus qui y auraient utilisé le français le plus souvent au travail. Ce nombre représente 5 % de l’ensemble de la main-d’oeuvre du Québec. » L’impact serait « concentré dans la région métropolitaine de Montréal : le français y serait utilisé le plus souvent par 78 % des travailleurs, au lieu de 69 % ».

Le hic ? Les calculs de Dubreuil sur les scénarios proposés à 50 000 ou 60 000 par an n’atteignent pas sa note de passage de 85 %. Elles sont, au mieux, à 79 %. Donc elles ralentissent la rapidité du déclin, sans l’arrêter.

Mais la réalité linguistique est complexe, et qui sait si les autres mesures adoptées et à venir n’auront pas un impact à la hausse ? Placide, Dubreuil accepte cette part d’incertitude. Et comme il n’a pas le mandat de déterminer si une hausse des seuils sera délétère pour le logement, les places en garderie ou l’hôpital, mais seulement sur le français, il propose de s’appuyer sur les faits. Qu’on fixe d’abord le seuil à 50 000 et qu’on mesure chaque année, chez les nouveaux venus, si le critère de 85 % est atteint ou presque. Si oui, qu’on passe à 60 000 si on le souhaite. Sinon, on fait une pause et on s’interroge sur les boulons qu’il faut resserrer pour la suite.

La ministre semblait agréablement surprise par le mécanisme proposé (comme moi). Mais est-ce bien suffisant ? Il y avait autour de la table de la commission un véritable croisé du français, estomaqué que rien ne soit dit sur l’éléphant dans la pièce : les 370 000 temporaires dont l’utilisation du français est encore bien moindre que celle des permanents. « Si notre intérêt est la promotion du français, qui est en déclin, on fait fausse route parce que le troisième scénario est absent, à savoir les travailleurs temporaires. » Ce député, un libéral né au Maroc, est Monsef Derraji. Je lui accorde le titre de défenseur du français de la semaine.

Dubreuil a appelé en effet à une « approche cohérente » incluant les travailleurs et, a-t-il précisé, les étudiants temporaires, mais puisque la ministre nous annonce pour bientôt de nouvelles mesures sur le sujet, j’ai décodé qu’il attendait de les voir avant de se prononcer sur leur efficacité.

En vérité, l’excellente première performance de Dubreuil ne m’a pas étonné. Son CV était atterri sur mon bureau en 2002, alors que je cherchais quelqu’un qui connaissait bien l’allemand. Le CV de Dubreuil m’informait que son allemand était excellent, comme son anglais, son néerlandais et son russe. Il était désolé de m’informer qu’il ne pouvait que lire, mais ni parler ni écrire, le danois et le suédois (il ne s’est intéressé que par la suite au portugais, à l’espagnol, à l’italien et au roumain). Pour Les Politiques sociales, qui devint pour une décennie la référence francophone sur le sujet, Dubreuil produisait par pays des synthèses d’une qualité telle qu’on les retrouvait ensuite, en ligne, telles quelles, dans les textes de cours de profs d’université.

Il terminait son doctorat en philosophie politique sous la direction de Jean-Marc Ferry (il est donc « docteur ») et, de l’autre main, faisait publier dans des revues savantes des textes de pointe sur l’anthropologie des langues. J’ai rencontré beaucoup de gens intelligents dans ma vie, mais très peu du niveau de Benoît. J’en ai rencontré encore moins qui conjuguent ce savoir avec un pragmatisme créatif et une totale absence de suffisance.

À l’écouter présenter son rapport, je retrouvais l’homme posé, presque humble, vous expliquant sans aucun effet de toge que le patient malade — le français — requiert un traitement vigoureux, que ses signes vitaux doivent être annuellement vérifiés et que son rétablissement ne sera complet que si sa pression artérielle francophone atteint, ou dépasse, 85 %. Merci, docteur.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

PS: Un internaute me reproche d’avoir écrit LA pendule, plutôt que LE pendule. La pendule réfère à l’horloge, ce dont je parle ici. Le pendule est le balancier de l’horloge, que je n’aborde pas.

Attention, français glissant

La langue française aurait fait une nouvelle victime à Montréal, ces jours derniers. Le drame se serait joué sur un trottoir de Parc-Extension. Une dame aurait glissé sur un ou plusieurs mots français. Un craquement, qui sait ? aurait été entendu. Un os non francophone, peut-être, aurait souffert. Parmi les mots suspects du méfait, on compte : bonbon, rayon et melon. Également potentiellement litigieux : friandise, marchandise, gourmandise.

Mary Deros, conseillère de Parc-Extension (pour l’opposition) et vice-présidente du comité montréalais de la diversité, est de celles qui ont sonné l’alarme. Depuis peu, une cinquantaine d’autocollants ont été subrepticement posés sur les trottoirs de Parc-Ex, de Villeray et de Saint-Michel, mettant en danger les piétons insouciants. On y lit certains des mots précités, ainsi que cette phrase : « Le français, ça sonne bien partout, même à l’épicerie. » Suit un code QR qui, lorsqu’on répond à son invitation, renvoie à une page sur des initiatives et des cours de français dans le quartier. En français.

L’autre jour sur les ondes de CBC, Mme Deros a fait la liste de toutes les raisons pour lesquelles l’apparition de ces affichettes pose problème. J’en ai compté neuf. D’abord, il y a déjà des groupes communautaires qui enseignent le français dans le quartier, alors à quoi bon ? Ensuite, si les gens « voient l’autocollant sur le trottoir, vont-ils utiliser ces mots français dans le magasin ? Je ne pense pas. » Troisièmement, « les gens ne comprennent pas, ils ne savent pas comment prononcer » ces mots. Quatrièmement, c’est de la pollution visuelle, alors que Parc-Ex est aux prises avec un problème de déchets. Cinquièmement, l’organisme MU [Murales urbaines] va aussi défigurer le quartieren peignant des murales avec « des mots français très visibles » comme « bonjour », alors ça commence à bien faire. Sixièmement, si cette campagne vise les nouveaux arrivants, qui n’ont que six mois pour apprendre le français, « quand vous arrivez à Parc-Ex, vous n’allez pas avoir votre téléphone cellulaire pour prendre le code QR et vous demander de quoi il s’agit ». Vous avez d’autres priorités, comme nourrir votre famille. Septièmement, « ce n’est pas une priorité pour les gens de Parc-Ex d’apprendre le français sur le trottoir ». Huitièmement, « lundi dernier, il a plu, une dame a glissé et est tombée ». Peut-on lui parler ? CBC affirme n’avoir pas pu confirmer l’existence de ce drame. Mais on croit Mme Deros sur parole. Neuvièmement, et pour résumer, cette campagne « est une insulte ».

Si vous subodorez une dose de mauvaise foi dans ces arguments, ne lisez pas ce qui suit. Le journaliste Rob Lurie de CTV News a récolté un bon nombre de commentaires rageurs de résidents locaux, affirmant qu’il s’agissait d’une dépense inutile, d’une perte de temps, d’une rigolade, d’une absence de sens des priorités.

Des autocollants ont déjà été vandalisés ou déchirés, et un grand gaillard a prédit à la caméra qu’en quelques jours, ils auraient tous disparu. Il en semblait tellement convaincu qu’on pouvait se demander s’il n’allait pas mettre personnellement la main à la pâte.

Une des animatrices d’un groupe Facebook du quartier prétend parler au nom de beaucoup de ses voisins, de tous les groupes linguistiques, en affirmant ne pas du tout comprendre de quoi il s’agit, sauf de se sentir insultée par cette incompréhensible invasion du champ visuel et piétonnier.

Suivre le code QR aurait pu l’éclairer, elle, les citoyens et Mme Deros. La Ville de Montréal s’est engagée dans le cadre de l’application de la loi 96 et avec un budget versé par Québec, à mieux faire connaître les ressources de francisation. Des initiatives se déploient dans tous les arrondissements.

Dans Parc-Ex, l’opération de marquage s’accompagne de la présence d’ambassadeurs disponibles dans des lieux publics pour engager la conversation en français avec ceux qui l’apprennent, et une cinquantaine de commerces sont volontaires pour converser dans la langue de Vigneault avec leurs clients qui veulent tester leurs connaissances nouvelles. Peut-être même, qui sait ?, des mots appris à l’instant sur le trottoir. S’ils y sont toujours.

Dominique Ollivier, présidente du conseil exécutif et responsable de l’opération, explique que les initiatives les plus porteuses seront généralisées sur le territoire de la ville, d’autres seront peut-être abandonnées.

Oui, mais, la dame qui a glissé sur le vocabulaire casse-pieds, qui s’en occupe ? Mme Ollivier assure qu’aucune information en ce sens ne lui a été communiquée. Mais elle promet de se pencher sur l’épineux problème de la viscosité de la langue française et des blessures qui peuvent en résulter.

À mon avis, il urge en effet de rendre le français antidérapant. Une solution technique doit exister quelque part. Mais comment faire pour éviter les autres dérapages ? Les réactions de Mme Deros et de certains de ses électeurs attestent d’une réalité décapante : la seule présence de mots français irrite. Attirer l’attention sur l’importance de l’apprendre insulte. L’effort colossal nécessaire pour faire du français, à Montréal, une véritable langue commune ne peut être perçu, en ces milieux, que comme le projet ubuesque d’une République de pelures de bananes.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Que des anecdotes (intégral)

Dans le vestiaire de la piscine, le commis d’une grande pharmacie locale m’apostrophe. « Il faut que je vous dise. Au travail, tout le monde parle en anglais entre eux. Et comme je refuse, je me fais regarder de travers. » Vous travaillez dans l’ouest de l’île ? « Non, ici, à Ahuntsic ! » Il y a beaucoup d’employés anglophones ? « Non, presque pas. Ce sont des francophones qui parlent anglais entre eux. »

Un lecteur confirme : « J’habite Ahuntsic depuis quinze ans. Il y en a encore cinq, jamais on n’y entendait de l’anglais. C’est un coin donc essentiellement francophone et pas touristique du tout. Depuis deux ou trois ans, j’entends de plus en plus l’anglais parlé dans la rue et surtout dans les magasins. L’étonnant est que nous avons là une clientèle convaincue que tout le monde peut lui répondre en anglais, exercice que je fais avec beaucoup moins de succès quand je pose des questions en français dans Westmount. »

Une lectrice de Montréal : « Que faire lorsqu’on habite au Québec et qu’on ne parvient point à obtenir des services en français dans un commerce ? On quitte l’endroit et on va acheter ailleurs. Voilà ce que j’ai fait récemment chez Tim Hortons, Pizza Pizza ainsi que chez Metro, tous situés au centre-ville de Montréal. Face à du personnel incapable de me répondre dans notre langue officielle, j’ai tourné les talons sans ouvrir mon porte-monnaie. »

Un cinéphile montréalais : « L’année dernière, avant d’entrer au cinéma du Parc, disposant de quelques minutes, j’ai voulu m’acheter un café au Subway d’en face. Incapable de me faire servir en français par la jeune femme, j’ai rebroussé chemin. Il y a environ deux mois, j’ai refait la même chose. Nouvelle employée incapable de parler français, même quelques mots. Je n’en revenais pas. J’ai de nouveau rebroussé chemin. »

Il ajoute: « En janvier, j’ai remonté à pied la côte de la rue Saint-Denis à Montréal, côté est, entre les rues Ontario et Sherbrooke, tout en cherchant un restau où je pourrais acheter des mets à apporter. J’entre dans un restaurant qui me semblait sud asiatique (indien, peut-être pakistanais, je ne sais trop). L’homme au comptoir me reçoit sans un mot, même pas un « bonjour ». Je lui demande de me parler de ses plats vedettes. Pas un mot, sinon quelques borborygmes. Il attendait que je passe à l’anglais. Je suis sorti sans plus de formalités.

En sortant, je remonte à nouveau la côte et, 30 secondes plus tard, j’entre dans un autre restau qui me semblait aussi sud asiatique. La femme au comptoir était plus aimable que le précédent, mais pas plus francophone. Je lui demande : « Parlez-vous français ? » Elle me répond en anglais : « Je suis en train de l’apprendre. » J’espère qu’elle a dit la vérité, parce qu’avec ce sésame elle a réussi à me faire commander à manger. »

Sur le Plateau: « J’étais attablé dans un resto du Plateau, en train de lire un bouquin en anglais. Quand le serveur est venu prendre ma commande, il était fort surpris que j’insiste pour lui parler en français. Après quelques échanges plutôt désagréables (il me parlait en anglais, je lui répondais en français, mais de toute évidence nous nous comprenions), il m’a pointé mon livre du doigt en me traitant de bastard: pour lui, il était clair que je lui parlais français juste pour l’emmerder, car le livre que j’avais entre les mains prouvait que je parlais bel et bien anglais. Jamais il ne lui est venu à l’esprit que je pouvais être bilingue mais tout de même préférer être servi dans ma langue, à Montréal. »

Un visiteur de la métropole: « J’allais souvent à Montréal pour des réunions de mon organisme communautaire et je louais différents hôtels pas trop chers, la plupart communiquant en français d’abord avec moi et en anglais. À l’Hotel Quartier Latin un commis à la réception m’a accueilli en anglais et ne voulait rien savoir de tenter de parler français. D’ascendance indienne, il m’a dit que si j’allais en Inde je devrais parler hindous ou autres langues. Justement nous sommes au Québec, que je lui ai répondu. Ma fille qui m’accompagnait c’est mise à lui parler en anglais ce que moi je refusais..Voilà une partie du problème. »

Un lecteur de retour aux études : « J’arrive à la soixantaine. Il y a 15 ans, j’ai fait un certificat à l’Université de Montréal. Tout était normal. Je viens de retourner à cette même université. L’anglais s’entend maintenant partout dans les couloirs des départements de sciences sociales. Les étudiants s’expriment dans un franglais prononcé et pratiquent l’alternance codique. Dans les séminaires, ils cherchent leurs mots en français qu’ils remplacent par un vocabulaire anglais. Il faut déjà soi-même connaître l’anglais pour pouvoir comprendre leur syntaxe. »

Un employé de l’Université de Montréal: « Il y a une dizaine d’années, les seuls étudiants parlant anglais fréquentaient le pavillon de Droit; maintenant on entend parler anglais (ou franglais) sur tout le campus. »

Un professeur de physiologie de la même université: « voici une situation qui malheureusement s’impose de plus en plus à l’université au point de devenir un fait anodin, une défaite acceptée. Une chercheuse francophone, professeure à l’université de Montréal, et donc institution francophone, donne une conférence au sein de son institution à un public francophone … en anglais! J’ai vu s’opérer ce glissement à mon département au fil des années sans que personne ne sourcille. Je l’ai d’ailleurs souligné à qui de droit à plusieurs reprises, mais bon. Il semble que la présence possible d’un seul étranger non francophone suffise à faire plier tant l’audience que le conférencier. »

Une lectrice de Laval : « Les statistiques ne suffisent pas à décrire la situation. Quand je vais chez Winners, les employés discutent et travaillent en anglais, en espagnol et en arabe. Les employés qui viennent à mon domicile ne parlent ni français ni anglais entre eux. Exiger le français comme langue de service ? “Madame, qu’est-ce que tu veux ? Un gars qui comprend ta thermopompe ou un gars qui parle français ?”, ou alors “you want service in French, go to France”. Demander des services en français, c’est s’exposer à du mépris et à des insultes. »

Un lecteur de la Rive-Sud : « J’ai observé que de jeunes allophones travaillant au restaurant Presse Café du Quartier Dix30 préfèrent utiliser l’anglais en arrière du comptoir même s’ils parlent parfaitement le français. »

Un autre : « À Longueuil, tous les jours, il y a des endroits où personne ne peut (ou ne veut) parler français. À moi de m’adapter. »

De l’Estrie : « Je suis enseignant au cégep de Sherbrooke et à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Je peux vous dire que je constate chaque semaine une aggravation de la situation. De plus en plus de mes étudiants, pourtant parfaitement francophones de souche, choisissent de se parler en anglais entre eux lors des pauses durant les cours. L’anglais devient graduellement la langue d’usage, même pour les francophones. »

Une autre enseignante : « Depuis plus de 20 ans que j’enseigne le français aux enfants, aux adultes, aux immigrants, aux anglos, au primaire, au secondaire et tutti quanti. Je n’en peux plus. Plus je me bats, plus l’adversaire est féroce et armé. Pour les plus jeunes, le français c’est out et dépassé, alors que l’anglais, c’est tellement plus cool ! »

Une lectrice de retour de Québec : « Quelle déception de voir que toutes les personnes travaillant dans les restaurants et les commerces s’adressaient à nous d’abord en anglais. Nous visitons notre capitale nationale et nous sommes traités en étrangers. J’ai essayé d’en parler à un serveur, et il m’a répondu qu’au moins 97 % de sa clientèle parlait anglais. Je lui ai répondu que les non-francophones qui visitaient la ville de Québec s’attendaient sûrement à ce qu’on s’adresse à eux d’abord en français. Il y a du travail à faire pour que les travailleurs à Québec comprennent que le français est aussi une force d’attraction pour les touristes et une insulte aux francophones lorsqu’il n’est pas utilisé en premier. Il est toujours temps, après le premier contact, de passer à l’anglais. »

Un habitant de Québec confirme: « Si l’idée me vient de fréquenter un endroit touristique du Vieux-Québec, immanquablement, je suis reçu en anglais. Par les plus jeunes seulement. À quoi je réponds de manière élaborée et décapante ! »

Une médecin de Québec: « Je suis médecin et oeuvre au CHU de Québec. Pour la première fois depuis 33 ans, j’ai fut témoin d’employés de l’hôpital conversant allègrement en anglais d’une situation clinique, aux vues et aux sues de tous dans un corridor d’un réputé département. Cette situation, sûrement fréquente à Montréal, ne s’observait jamais à Québec. Évènement isolé? Peut-être mais j’en doute … »

À l’Université: « Même à Québec, des fois ça parle anglais entre francophones. Ce ne sont pas des conversations complètes. Mais au milieu de la conversation, « Will you be there tomorrow? » au lieu de « Vas-tu être là demain? ». Des fois, je me fais répondre « C’est nice ». C’était dans un laboratoire informatique de l’Université Laval. »

Évidemment, ce ne sont que des anecdotes.

Finalement, il y a ce lecteur : « Jean-François, je pense que vos propos sur la langue sont bien documentés. J’admire votre ténacité. Mais, est-il utile de fouetter un cheval mort ? »

Boule de cristal linguistique

Vous l’avez peut-être remarqué, il y a deux écoles de pensée au sujet de l’avenir du français au Québec. Celle qui inclut le démographe Marc Termotte, l’auteur Frédéric Lacroix, le mathématicien Charles Castonguay, le Parti québécois, désormais la Coalition avenir Québec et le généraliste qui écrit ces lignes, qui estime qu’une tendance lourde mine la place du français à Montréal et prépare un déclin probablement irréversible. Nos détracteurs nous appellent parfois les « déclinistes ». Pourquoi ? Parce que nous sommes préoccupés par le déclin de la « langue d’usage à la maison », c’est-à-dire la langue parlée dans les foyers et donc transmise aux enfants.

Les membres de l’autre école — le démolinguiste Jean-Pierre Corbeil, le chercheur Jack Jedwab, plusieurs plumes du quotidien La Presse, le Parti libéral du Québec et Québec solidaire (appelons-les, par souci d’équilibre, les « insouciants ») — ne nient pas l’existence de ce déclin dans les foyers. Mais cela importe peu, disent-ils, puisque ces gens sont bilingues, parlent le français dans la vie, dans les commerces et les services publics, l’essentiel étant qu’une fois sortis de leurs chaumières, ils se parlent majoritairement en français entre eux.

J’emploie pour contester ce point de vue l’image de l’arbre. Ses feuilles représentent tous les gens qui connaissent et parlent le français, quelle que soit leur langue d’origine ou maternelle et que ce soit leur première, leur seconde ou leur troisième langue. Toutes ces feuilles, c’est magnifique. Mais les racines de l’arbre ne sont formées que de ceux qui ont le français comme langue première (depuis des siècles ou tout récemment), qui ont donc cette langue et cette culture comme identité principale et qui, par conséquent, y tiennent. J’admets que cela ne clôt pas le débat. Nous sommes en fait au coeur de la difficulté du pronostic linguistique.

Que se passerait-il si on disposait d’une fenêtre sur cet avenir, donc non seulement sur l’avenir de la langue d’usage à la maison, qui décline, mais sur un déclin prévisible de la langue d’usage public ? C’est la fenêtre que vient d’ouvrir l’Office québécois de la langue française (OQLF) avec une étude publiée à la mi-décembre et qui a fait très peu de bruit. L’organisme a procédé en 2021 à un sondage massif auprès de 6000 jeunes de 18 à 34 ans et leur a demandé en quelle langue ils préféraient faire leurs emplettes dans les commerces.

Pour mieux comprendre ces résultats, je vais cibler le lieu où l’avenir de la langue se joue : l’île de Montréal. Je vais les comparer à ce qui serait une situation idéale (utopique ?) où 100 % de ces échanges se feraient en français, langue vraiment commune. De plus, je prendrai pour point de comparaison une étude antérieure de l’OQLF.

Donc, en 2016, 16 % des francophones de tous âges de l’île utilisaient surtout d’autres langues que le français dans l’espace public. Qu’en est-il des jeunes francophones sept ans plus tard ? 26 % d’entre eux ne préféraient pas être servis dans leur langue dans les commerces.

Tournons-nous vers les allophones de la métropole. En 2016, 48 % d’entre eux vivaient publiquement dans une autre langue que le français. Sept ans plus tard, 64 % des jeunes de ce groupe disaient ne pas préférer être servis en français.

Quant aux Montréalais anglophones, seuls 16 % d’entre eux parlaient surtout le français dans l’espace public il y a sept ans. Aujourd’hui, 7 % des jeunes Anglos de l’île disent préférer commercer en français.

Puisque le taux de mortalité de l’espèce est toujours de 100 % malgré les progrès de la science, les jeunes finiront par remplacer les vieux, et c’est leur préférence à eux qui s’imposera. D’ailleurs, plus ils sont jeunes, moins ils préfèrent le français. Dans tout le Québec, par rapport aux 30-34 ans, les Francos de 18-23 ans sont 10 % moins nombreux à préférer le français dans les commerces, les Anglos, 34 % moins et les allophones, 55 % moins. La dégringolade est rapide. Il y a une dynamique supplémentaire en jeu.

Puisque, sur l’île, les francophones sont de moins en moins nombreux, et leur volonté de commercer en français s’effritant, la tendance vers une éventuelle prédominance de l’anglais comme langue publique est clairement programmée dans ces chiffres. Reste seulement à savoir si le recul du français sera linéaire ou s’il ira en s’accélérant. Je laisse les démolinguistes, mathématiciens et statisticiens chauffer leurs chiffriers pour faire leurs projections.

C’est donc dire que les progrès, réels, de la connaissance du français ne suffisent pas à induire l’utilisation du français dans l’espace public, et encore moins à en faire la langue favorite.

Y aurait-il, dans notre société, un facteur aggravant ? L’étude de l’OQLF en désigne un : le cégep et les universités anglophones. Ainsi, les jeunes francophones faisant des études postsecondaires en français préfèrent, à 96 %, commercer en français. Ceux qui font leurs études en anglais ? À 79 %. Les allophones qui étudient dans un cégep ou une université francophone préféreront commercer en français à un taux de 82 %. S’ils sont dans des établissements anglophones, cela tombe à 48 %. Pour les anglophones, le taux passe de 86 % à 37 %.

Bref, mes amis les insouciants qui estiment que l’avenir du français repose sur l’assise de la langue d’usage public devraient, au vu de ces terrifiants résultats, plaider pour l’application immédiate de la loi 101 au cégep, sinon à l’université !

Je termine avec cet autre exemple, calculé par Charles Castonguay, et qui illustre mieux que tout autre à la fois la complexité de notre situation et le péril de s’arc-bouter sur la connaissance du français comme garante de notre avenir. Castonguay a démontré qu’entre 2016 et 2021, 5 % des jeunes francophones de 25 à 35 ans sur l’île sont devenus… des anglophones. Ils ont toujours, pour la plupart, le français comme langue maternelle. Ils le parlent toujours fort bien. Mais, au début de cette période, ils déclaraient que le français était leur langue première, principale. À la fin de cette période, ils déclaraient que l’anglais était leur langue première, principale.

Ma conclusion : il est temps de mettre l’insouciance derrière nous.

(Cette article a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Quebec’s plan to eradicate English

It’s much worse than everything you’ve heard. The assault on the Anglo minority in Quebec has been best summed-up by Marlene Jennings: it is, she said, a “perfect formula” for “eradication.” She should know. The former Liberal MP headed until recently the Quebec Community Groups Network, spearheading the fight against François Legault’s many-pronged and still evolving eradication plan.

The numbers don’t lie. Quebecers who have English as a mother tongue account for 8 per cent of the population. But what of the ability to attract newcomers into the Anglo fold, given the enormous power of attraction of French on the continent? The proportion of Quebecers that uses English more than French in their daily lives is only 14 per cent. That doesn’t even double the count. Granted, 44 per cent of all Quebecers do speak English as do close to 80 per cent of young francophone Montrealers, but that is poor consolation.

Case in point: Quebec’s intolerant immigration policies has only let into the Montreal area about 90,000 unilingual English-speaking newcomers in the last three years — since the election of the governing CAQ — which barely adds 14 per cent to the Anglo population, so you can see where this is headed.

Everybody knows that the CAQ language bill, now in effect, will crack down on any doctor or nurse who would dare speak English to anyone not member of the “historic Anglo community,” meaning those who attended school in English. The actual text of the law tries to hide this fact by stating that French is required “except in health,” and then a specific section gaslights jurists by saying it specifically does not apply to the general statute on health and social services.

Don’t be fooled by the fact that other law compels hospitals in all regions to set up English speaking access plans and to render services in English for anyone who asks for them. In reality, Anglo Quebecers have little other resource than to rely on the 37 institutions of the English public health network, which barely employs 45 per cent of the Island of Montreal’s health workers.

Outside that small cocoon, English speakers needing medical care will be lucky if they fall in the hands of the puny proportion of French doctors that actually speak their language: 88 per cent. It is clear to anyone who follows these issues that French Canadians outside Quebec would revolt if their access to health in their language was that dire.

It’s even shoddier, of course, in the labour market. Toronto readers know, thanks to Globe and Mail columnist Andrew Coyne, that “the law prohibits the use of any language but French in the province’s workplaces, large or small, public or private.” Specifically, the new law extends to mid-sized shops, the regulation having existed for 35 years in larger ones.

The damage is already done: in the last census, the proportion of workers in the Montreal area who used mostly English at work was down to 20 per cent, those who use it regularly down to 49 per cent. Why aren’t all these people fined by the language police?

Canadians write off Mexico as a travel destination?1 day agoCorruption, laziness and incompetence, endemic in Quebec as famously reported in Maclean’s magazine, are surely the only explanation for this lack of enforcement, hidden perhaps behind a slew of exceptions enabling anyone to speak any language to clients, suppliers, the head office, or colleagues, provided French is the “usual and habitual language of work.” Usual and habitual, which are, of course, code words for intransigence. Now if someone would be foolish enough to impose, say, English as the “usual and habitual language of work” in Toronto or Mississauga, all hell would break loose.

In Quebec, only 14 per cent of management positions are held by the 8 per cent of Anglos, which gives them a ridiculously small systemic advantage. Thank God for the rebel CEOs of Air Canada, SNC-Lavalin, the Laurentian Bank, the Canadian National and Couche Tard, proud unilingual Anglos, who enable all their senior staff and secretaries to revel in English, whatever their linguistic background. That’s inclusion.

Language oppression is Quebec is particularly offensive in education. René Lévesque’s Bill 101 famously took away the linguistic choice for K-12 to all, except Anglos and immigrants going to English schools prior to 1977, who retain the right to choose and pass it to their descendants for all eternity, and any English-Canadian of any background schooled in English moving to Quebec anytime and their descendants, for all eternity. Appalling.

Granted, the 8 per cent of Anglos have access to 17 per cent of spots in colleges and 25 per cent of universities, with 30 per cent of research grants. The new law would actually cap the Anglo Cegeps at merely double the presence of Anglos in the population. Not only that. These institutions of higher learning used to properly shun Anglo high schoolers that had lesser grades and give their spots to French students bright enough and bilingual enough to enrol there. The anti-Anglo nationalist government now forces these colleges to give precedence to Anglo students in enrolment, thus forcing Anglo institutions into debasing themselves by catering to lesser Anglos. Shameful, really.

Now for the coup de grâce. The inward-looking Quebec government seems to have it in it’s head that Anglo kids should be proficient enough in French to succeed in a work environment where French is still, alas, unavoidable. By law, all Anglo high schoolers with diplomas in hand are deemed bilingual. So why bother asking them, in college, to hone this skill? This idea is so bonkers that when the Quebec Liberal party proposed that Anglo students attend three classes IN French, (alongside their French colleagues who follow ALL classes in English), the scandal was enormous.

The federation of colleges announced that a full third of Anglo students would fail. Not fare badly, but fail. Pretending that a bilingual person could actually read texts, attend lectures and render a paper in another language is of course nonsensical. One Anglo CEGEP director, Christian Corno, hit it on the nail by writing, in French, that this abomination was motivated by a willingness “to make Anglo students atone for the sins of their ancestors” (who may or may not have oppressed the French in the past, a debatable assertion).

The fallback position has been to increase the number of French classes that these poor students should take, from two to five. This, also, puts their grades in jeopardy. Forcing students to learn the language of the majority of the population where they live and will work is an unacceptable imposition, surely unheard of anywhere else in the world.

The relentlessness of Quebec’s assaults on minority and religious rights extracts a heavy toll on its international reputation and attractiveness. Last year, only 177,000 foreign temporary workers and students were in the province. Yes, it is triple the usual amount and an all-time high. But just think of those who didn’t come.

Foreign investment is repelled by the current intolerant climate. FDI in the Montreal area only jumped 69 per cent to a record high of $3.7 billion last year but this is only attributable to Quebec boasting a recent growth rate greater than that of any G7 countries, Canada included. The fact that these newcomers and investors came to Quebec after the controversy and adoption of the secularism bill and during the language bill controversy simply points to the paucity of information available to them.

Thankfully, for the first time in history, the number of Ontarians moving to Quebec outpaced the number or Quebecers moving to Ontario. It used to be that, each year, 3,000 to 9,000 more Quebecers would leave for Ontario than the other way around. But given the new toxic environment, the flow has flipped and, last year, almost a net 800 brave Ontarians crossed the Ottawa River to settle in Quebec. (In total, an astonishing 29,000 citizens moved from the Rest of Canada to Quebec in 2021.) Not for lower housing prices or better services or job outlook, but simply, surely, to contribute in defeating the eradication plan afoot. More will be needed.

Please, come in droves! Hurry, before the last English word is ever spoken in Quebec.

Jean-François Lisée is an author, a columnist for Le Devoir and a former head of the Parti Québécois. This text may contain traces of irony. One may find his rants at jflisee.org