Le procès et l’exécution de l’esclave noire Maire-Josèphe-Angélique furent un événement majeur de l’histoire de Montréal du XVIIIe siècle. En ce Mois de l’histoire des Noirs, quoi de mieux que de se rappeler sa mémoire et célébrer sa soif de liberté.
On peut forcer le trait en résumant l’affaire ainsi : accusée sans preuve formelle d’avoir allumé un incendie qui allait détruire 45 immeubles, dont l’hôpital Hôtel-Dieu, Angélique fut le bouc émissaire de la vindicte populaire, condamnée à être humiliée, torturée, à avoir la main coupée, puis à être brûlée vive devant une foule haineuse.
La réalité est mille fois plus intéressante. Son récit est narré de main de maître par l’historienne québécoise Denyse Beaugrand-Champagne dans Le procès de Marie-Josèphe Angélique (Libre Expression) et par l’historienne canadienne noire de renom Afua Cooper dans La pendaison d’Angélique (Éditions de l’Homme).
Née dans le Portugal esclavagiste vers 1705, la jeune femme se retrouve chez un marchand d’esclaves de New York qui la vend à une veuve montréalaise, Mme de Francheville, où elle se trouve au moment du drame, en 1734. Beaugrand-Champagne la décrit « gaie et colérique, taquine, brusque, affable, opiniâtre et surtout, indépendante ». Sa volonté de liberté est manifeste. Trop pour sa propriétaire, qui souhaite la céder à un marchand qui, lui, prévoit l’emmener dans les Antilles françaises, où il a des affaires.
Ce détail est capital. Le cruel « code noir » imposé aux esclaves des Antilles n’a aucune valeur légale en Nouvelle-France, ce dont les esclaves sont parfaitement conscients. À Montréal, l’asservissement d’Angélique est intolérable, mais les mauvais traitements auxquels elle serait exposée aux Antilles sont cauchemardesques.
Elle s’évade en Nouvelle-Angleterre avec son amant, un ex-soldat français, mais est retrouvée. Puis, le feu se déclare dans la maison de sa propriétaire et embrase une bonne partie de la rue Saint-Paul. Une catastrophe pour la colonie.
Angélique est l’unique suspecte. Mais l’affaire n’est nullement bâclée. Pas moins de 24 témoins sont entendus. L’accusée donne sa version (elle nie) et confronte les témoins un à un. En particulier une autre esclave qui rapporte l’avoir entendue, le matin de l’incendie, menacer sa propriétaire de ne plus avoir de maison le soir venu. Son comportement le jour de l’incendie est suspect — elle se place dans la rue et regarde le toit, comme en attente de la vue de flammes. Cependant, personne ne l’a vue mettre le feu, sauf une fillette de cinq ans, dont le témoignage est suffisamment tardif pour être louche.
Beaugrand-Champagne conclut qu’Angélique peut avoir commis le crime, mais offre plusieurs autres hypothèses que l’enquête n’a pas examinées. Cooper conclut pour sa part à la culpabilité de l’esclave. Elle soutient qu’Angélique a provoqué l’incendie, qu’elle souhaitait limité à l’habitation de sa maîtresse, précisément parce qu’elle n’était pas libre. L’esclavage est, en soi, coupable.
Angélique pourrait-elle, aujourd’hui et avec la même preuve, être innocentée grâce à la notion de doute raisonnable ? C’est l’avis du criminologue André Normandeau, que j’ai consulté. « Un jury actuel, constitué de 12 citoyens choisis au hasard, et avec la présence d’un avocat un peu aguerri, même s’il était de l’aide juridique, en arriverait à mon avis à un non-lieu, car il y a effectivement un doute raisonnable », conclut-il. En cas contraire, Normandeau est certain que la condamnation serait cassée en appel.
La notion de doute raisonnable n’existait pas à l’époque, ni la présence d’un avocat de la défense. Il suffisait d’être jugé « suffisamment coupable ». L’enquête, le jugement et la sentence se sont déroulés, note Normandeau, selon les règles de l’art de l’époque, le nombre de témoins entendus étant exceptionnel. La sentence correspond aussi à la sévérité du temps. Un Blanc, Pierre Malherbe, avait été pendu 18 mois auparavant pour avoir volé une barrique de lard.
Si Angélique avait été un homme blanc, aurait-elle subi le même sort ? C’eût été pire. Puisque l’époque était misogyne et esclavagiste, les juges ont conclu qu’il n’était pas possible qu’Angélique soit la principale coupable. Son amoureux l’ex-soldat français Thibault, banni de France pour fraude, était aussi accusé. Pendant l’incendie, il refusait de participer à la corvée collective pour l’éteindre. Il s’est enfui le lendemain.
Le procureur a fait appel de la condamnation, ce qui était automatique lors de sentences de mort, devant l’équivalent de la Cour suprême de l’époque : le Conseil supérieur, qui réunissait à Québec les notables de l’époque. Il n’était pas question de soustraire Angélique à la peine capitale, qui s’appliquait à tous les incendiaires. Mais le Conseil a réduit la sévérité de la peine : contrairement à ce que prescrivait le jugement d’origine, la main de l’accusée ne serait pas coupée et elle ne serait pas brûlée vive. Ce traitement aurait pu être réservé à Thibault, dont la responsabilité était jugée plus grande.
Qu’en est-il de la torture ? Elle était barbare. Les bourreaux ne l’appliquaient pas pour obtenir des aveux avant le procès, mais dans le but d’extraire des excuses et incriminer des complices. La technique dite des brodequins imprimait une pression insupportable sur les genoux et les jambes. La scène de torture d’Angélique crève le coeur. Le bourreau resserre l’étau à quatre reprises. Elle craque. Affirme qu’elle est bien responsable du feu. Mais refuse, malgré la douleur, d’accuser Thibault. « Personne ne m’a aidée ni conseillée. C’est de mon propre mouvement. C’est moi, messieurs, faites-moi mourir. »
Angélique fut certes victime d’une enquête inquisitoire (qu’on appellerait « vision tunnel » aujourd’hui), mais tous les condamnés de l’époque ont subi le même traitement, quelle que soit leur couleur de peau. La torture, de même, était inclusive. Un an après l’affaire d’Angélique, le même juge infligeait la même cruauté à François Darles, un Blanc, condamné pour simple recel.
L’injustice ne tient donc pas au traitement judiciaire, mais à l’existence même de l’esclavage. Angélique est à bon droit un symbole de résistance. L’incendiaire présumée était porteuse d’un inextinguible désir de liberté. C’est l’esclavage qu’elle voulait réduire en cendres.
(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)