Cher Adib, je vous vois

Cher Adib Alkhalidey,

On ne s’est jamais rencontrés, Adib. Je vous dis « cher » car vous faites partie de ma famille élargie. Celle que vous avez appelée avec amour, dimanche dernier sur le plateau de Tout le monde en parle, le peuple québécois. Je vous dis ça aussi parce que vous êtes très attachant.

Je vous ai d’abord remarqué lors d’un monologue où j’ai adoré votre humour. Je vous ai beaucoup vu à Like Moi et j’ai noté vos trop brèves apparitions dans Le mirage, les Beaux Malaises et le dernier Dolan. J’étais ravi que vous soyez désigné révélation de l’année aux Oliviers.

(Une version légèrement écroutée de cet article a été publié dans Le Devoir.)

Votre déclaration de dimanche m’a ému et troublé. Ému parce que votre cri du cœur était d’une authenticité à couper au couteau. On entendait dans votre appel à la reconnaissance une détresse réelle, une douleur. Qui pouvait rester de marbre ? Parlant des personnes racisées, des Autochtones et des immigrants, vous avez dit : « Les jeunes qui ont 10 ans aujourd’hui vivent la même chose que j’ai vécu à 10 ans. Ils ne regardent pas la télé parce qu’ils se voient nulle part. Quand ils se voient on rit d’eux et on les humilie…. Si ces personnes-là se sentaient vues de manière dignes dans la société, ce serait totalement différent. Mais en ce moment on est en train de priver une génération au complet  du droit d’appartenir au Québec. Du droit de s’identifier à la culture québécoise. C’est des apatrides, parce qu’ils ne se voient nulle part.»

Chambre d’ami

Ému, oui. Mais troublé. Puisqu’on met nos émotions sur la table, je vais vous partager les miennes. Depuis l’adolescence je rêve que le Québec devienne un pays où, pour citer le poète, la chambre d’amis sera telle qu’on viendra des autres saisons pour se bâtir à côté d’elle. Pour moi, l’émergence de membres de la diversité et des enfants de la loi 101 dans le paysage artistique et politique est une source de fierté. J’aime encore mieux mon Québec quand je vois que Dany Laferrière, Kim Thuy et Boucar Diouf sont considérés, non comme des touristes ou des figurants, mais comme des stars de notre culture.

Je sais qu’on offre à Grégory Charles et à Normand Brathwaite l’animation d’émissions en heure de grande écoute parce qu’ils ont un talent fou. Mais puis-je admettre que je tire une joie réelle devant le succès de Québécois qui n’ont pas ma couleur de peau ?

Quand j’ouvre ma télé, moi, je note qu’il est devenu normal de voir des Québécois de couleur dans les émissions de fiction, pour adultes et pour enfants, comme dans nos publicités. Comme vous, naguère, leur absence me pesait. Attentif, je n’ai pas manqué de noter  que cette dernière année, deux séries télé ont enfin mis en scène des autochtones dans des rôles importants, Épidémie et Fugueuse, la suite. J’ai même entendu dire qu’un humoriste né dans un désert marocain et qu’on ne savait même pas chanteur a pu présenter son premier album sur le plateau télé le plus écouté de la nation.

Vous me direz, je les remarque d’autant mieux qu’ils ne sont pas nombreux. Certes. Mais vous nous dites qu’il n’y en a pas du tout.

A-t-on, au delà des perceptions, une bonne idée de leur présence ? Une journaliste de Radio-Canada a fait le décompte en septembre 2019 du nombre de premiers, seconds et troisièmes rôles tenus par des membres de la diversité dans les 10 séries de fiction alors les plus écoutées. Sachant qu’il faut viser entre 13 et 16% pour correctement refléter leur présence au Québec, elle a trouvé que les troisièmes rôles sont joués à 12,8 % par des acteurs de la diversité, les deuxièmes à 16,2 %, les premiers à 8,1 %.

Aux informations, parfois présentées à TVA par l’Innu (et auteur primé) Michel Jean, parfois à Radio-Canada par Azeb Wolde-Giorghis, d’origine éthiopienne, je vois presque tous les soirs la révélation sanitaire de l’année, Horacio Arruda, aux parents Portuguais. Le nouveau président du Parti Québécois est né au Congo. La cheffe du Parti libéral a des racines haïtiennes, son critique en finances est né au Brésil et la mère de sa députée la plus visible, Marwa Rizky, vient du Maroc. La CAQ a deux ministres noirs et a désigné la syndicaliste jusqu’à récemment la plus populaire au Québec, Régine Laurent, à la tête d’une commission cruciale pour l’avenir de nos enfants. Elle est née à Port-au-Prince.

Adib, cher Adib. Dites-moi que ce n’est pas suffisant. Dites-moi que ce ne sont pas les bons rôles. Dites-moi qu’on n’est toujours pas à une juste représentation des 16% de minorités visibles à l’écran, dans des postes de responsabilité, dans la fonction publique. Je serai avec vous. C’est ce que je dis moi-même depuis 25 ans.

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Mais lorsque vous avez dit qu’on ne vous voyait « nulle part » sauf pour vous humilier, j’avoue, cela m’a blessé. Blessé dans ma fierté de Québécois, certes non satisfait de la lenteur des progrès, mais au moins fier des progrès réalisés.

Rassurez-vous, Adib, je ne veux pas vous censurer. Je ne crois pas, comme le ministre fédéral Steven Guilbeault présent dimanche, que le droit à la liberté d’expression s’arrête « là où la blessure de quelqu’un d’autre commence ». Déclaration dangereuse pour la liberté d’expression et de surcroît contreproductive dans la recherche d’une lecture commune des choses. D’abord parce que les vérités sont souvent blessantes et qu’elles doivent être dites. Ensuite parce que les exagérations aussi sont blessantes et, lorsqu’elles sont pensées et non dites, on ne peut simplement pas y répondre, même avec bienveillance, comme je tente de le faire, surement gauchement, dans cette missive.

Je sais que certains estiment que si un membre de la majorité blanche (pire, un ancien chef de parti) est blessé par un propos, c’est bien fait pour lui car, comme chacun sait, il est un descendant de colonialistes et n’a que ce qu’il mérite. Je n’ai pas perçu chez vous, cher Adib, cette forme nouvellement revendiquée de la fermeture d’esprit.

Parler du cœur

Le progrès suppose le dialogue, qui n’est souvent qu’une façon de dissiper une série de malentendus, de faire reculer les fausses perceptions.

Voilà ce que je souhaitais vous dire aujourd’hui. Je sais que j’exprime ici le sentiment ressenti par beaucoup de vos auditeurs de dimanche qui vous adorent mais qui, dans le huis clos de leurs salons et rivés à vos paroles ont dit, tout bas ou tout haut : « mais, mais, mais…» Ils ont attendu en vain que Guy A ou Dany vous demandent : On ne vous voit nulle part ? Vraiment ? Aucun progrès ? Que dites-vous de Boucar et d’Horacio ?

Ils ne furent cependant d’aucun secours. C’est d’autant plus étrange qu’au cours des ans, leur plateau a été particulièrement utile à faire connaître au grand public les visages, voix et contributions de la diversité. Mais j’ai la certitude que s’ils avaient eu ce cran, vous auriez nuancé vos propos, devant l’évidence. Admettant que, oui, bon, j’exagère, mais vous voyez ce que je veux dire.

Vous parliez du cœur. Souvent, il ne fait pas de quartier. Je suppose qu’ils n’ont pas voulu, en vous contredisant un brin, vous blesser. C’est le paradoxe, voyez-vous ? S’ils vous avaient traité en égal, en interlocuteur régulier, ils vous auraient porté la contradiction gentiment ou, comme ils le font quelquefois lorsqu’ils ne craignent pas de blesser, rudement.

Concluez-en que, puisque je vous estime membre de ma famille élargie, je vous fais l’amitié de vous parler franchement. Vous et moi, Québécois, sommes de la race qui ne dédaigne pas une bonne chicane, la plupart du temps prélude à la réconciliation et à la fête.

Signé : un compatriote, Jean-François

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7 avis sur « Cher Adib, je vous vois »

  1. Beaucoup de politesse de votre part M. Lisée. Trop? Je comprends. Ceci dit, il aurait été utile de se questionner sur la proportion de la « diversité » qui écoute la télé en français au Québec. Si la télé francophone au Québec reflétait vraiment la situation réelle sur le terrain, elle devrait montrer une bonne proportion de cette « diversité » qui est anglophone ou qui refuse souvent de parler français, et ce, même si elle connaît la langue. Je parle en connaissance de cause, j’ai habité l’ouest de l’île pendant 25 ans, et je suis de retour en région depuis cinq ans. Le contraste est frappant.

    La « diversité » veut être représentée à la télé, mais une grande partie de celle-ci refuse de s’intégrer à la culture québécoise, et ce n’est pas un blâme juste envers eux, de plus en plus de francophones renient leur langue et leur culture. Internet est en train de tout aspirer du côté anglophone. Au final, on en revient toujours à la même chose, l’intégration des immigrants nécessite des efforts des deux côtés et faire porter tout le blâme à la société d’accueil n’est pas juste. Imaginez comment réagiraient le ROC si au moins 40% de leurs immigrants adoptaient le français comme langue d’usage? Je sais que c’est irréaliste comme exemple à cause du nombre, mais juste le symbole devrait faire comprendre comment les francophones au Québec sont bonasses. Je suis tanné de ce genre de culpabilisation malhonnête.

  2. Cher M. Lisée,

    Je trouve votre texte à la grande hauteur de l’homme que vous êtes et je vous remercie profondément d’éclairer notre apprécié Adib avec toute cette délicatesse et ces constats réalistes sur la situation réelle de notre grand et diversifié peuple.

  3. Bonjour M.Lisée .
    Bravo et merci, j’admire votre sagesse , votre diplomatie et votre franchise et votre intelligence.
    J’aimerais beaucoup vous voir sourire plus souvent à la télé.
    Bonne journée

  4. Merci infiniment, M. Lisée, de ce texte courageux, intelligent et très émouvant. Moi aussi, je me sens blessée dans ma dignité québécoise lorsque j’entends de tels propos faux, outranciers et culpabilisants : c’est une incivilité et un grand manque de respect à l’égard de tout notre peuple que je sais accueillant et généreux.
    Je suis aussi fortement choquée par la lâcheté de nos compatriotes qui se taisent et s’écrasent devant de telles calomnies, à l’exemple des deux vedettes de TLMEP (qui ne se gênent pas par ailleurs pour éreinter ceux qui ne suivent pas les diktats de l’ultra-gauche actuelle…) Merci encore. Votre retour dans Le Devoir et sur les ondes apporte enfin une bonne bouffée d’oxygène au débat public qui devient franchement malsain et oppressant, surtout en ces temps de pandémie.

  5. Fort bien exprimé M. Lisée. Je suis entièrement d’accord avec vous. Le Québec est loin d’être le pire endroit pour les minorités.

  6. Un très beau texte, M. Lisée. Je suis un peu tanné d’entendre « certaines » personnes prendre plaisir à se victimiser. Serait-ce un manque de maturité, de jugement, un caprice, un manque d’attention ?

  7. Bonjour,

    Un mot pour vous dire que je suis un compatriote de la même ville que vous et que je suis honoré par le fait même d’ avoir la chance de lire de vos textes si éclairants.

    Merci grandement !

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