(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés, pendant quelques jours.)
« Le capitalisme international, et cependant individualiste, aujourd’hui en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite . […]
Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes. »
– John Maynard Keynes
Le remplacement du capitalisme et de ses ressorts principaux pose effectivement problème, on l’a vu. Problème dans la conception de ce que serait un système de remplacement, ce qui est déjà considérable.
Problème surtout dans la conception de ce que serait la transition hors d’un système qui dispose non seulement de titanesques forces économiques et politiques (et militaires) souhaitant son maintien mais également de la force de l’habitude inscrites chez des millions d’acteurs économiques petits et grands.
Le capitalisme a été, depuis sa naissance, une formidable machine à destruction de l’environnement et d’exploitation des humains, mais également une formidable machine de création de richesse, de production d’innovations – bonnes et mauvaises. Il a démontré une capacité d’adaptation aux contraintes – syndicales, légales, environnementales – remarquable.
Il se trouve de plus que la communauté internationale est, comme l’indique le comité Stiglitz,
« confrontée à des menaces multiples et interreliées d’une ampleur sans précédent. L’effondrement du système financier global et la récession mondiale, l’augmentation des inégalités entre riches et pauvres dans les nations et entre elles, le risque d’un réchauffement planétaire irréversible qui provoquerait un changement de climat systémique, les crises de l’énergie et de l’alimentation – autant de défis globaux qui menacent de détruire l’état fragile de la globalisation. »
L’urgence d’agir incite donc à utiliser les instruments actuellement à notre disposition et en modifier le fonctionnement pour le plier au maximum aux tâches qui s’imposent. Le cumul des propositions que j’ai réunies dans ce texte, et pour certaines imaginées, suffit-elle à modifier à ce point la donne du capitalisme pour que, comme l’écrit l’économiste Karl Polanyi, au lieu que les relations sociales soient encastrées dans l’économie, « l’économie soit encastrée dans les relations sociales » ? Sont-elles suffisantes pour que, selon l’expression du britannique Geoff Mulgan, le capitalisme devienne « le serviteur » de la société, plutôt que l’inverse.
Il vaut la peine de récapituler les propositions pour mesurer l’ampleur des changements proposés. Nous ajoutons la notation (n) pour identifier les mesures qui peuvent être appliquées au niveau de simples États et (i) pour celles qui nécessitent une action internationale.
Mettre l’économie sociale au centre du jeu
– permettre aux localités et aux salariés de reprendre les usines laissées par le capital (n) ;
– favoriser l’acquisition d’entreprises par les salariés et les cadres lors du décès ou de la retraite du propriétaire qui n’a pas de relève familiale (n);
– augmenter les capacités de l’économie sociale en la rendant compétitive pour l’obtention de contrats gouvernementaux (n) ;
– lui faire utiliser cette nouvelle force pour mieux prendre de l’expansion dans le reste de l’économie (n) ;
Encadrer la corporation, nationale et internationale
– imaginer et faire appliquer un traité international contraignant sur la triple reddition de compte des corporations (économique, sociale, environnementale), assortie de calendriers, d’amendes, de conséquences pénales, et d’un processus international d’encadrement de la vérification (i);
– lier la rémunération des dirigeants d’entreprises aux résultats de cette triple reddition (n/i);
– constituer une Cour économique internationale et l’application de l’extraterritorialité pour les poursuites envers les contrevenants (i)
– introduire des Comité d’entreprises dans les moyennes et grandes entreprises pour établir un dialogue et une transparence continue entre dirigeants d’entreprise et salariés (n/i) ;
– faire en sorte qu’au moment de l’entrée en bourse des entreprises, une proportion significative d’actions soit dévolue aux salariés, et qu’ils disposent de jamais moins de 10% des sièges au Conseil d’administration de la nouvelle corporation (n) ;
– introduire une fiscalité internationale des multinationales et répartir son revenu en fonction de son activité économique par pays (ou abolir l’impôt sur le revenu des entreprises et le reporter sur les individus à revenus élevé) (i) ;
– interdire la détention par une corporation d’un compte dans un paradis fiscal (i) ;
– enrayer la spéculation en imposant une période minimale de détention d’une action ou d’une obligation ou d’une devise avant sa revente (i) ;
– introduire un impôt progressif sur les rendements excessifs des corporations (n/i) ;
– introduire, par le biais des bourses du carbone et de taxes sur le carbone, la vérité du coût écologique dans les prix (n/i) ;
– introduire aux frontières une taxe d’importation pour les produits fabriqués dans des pays n’appliquant pas des mesures de protection environnementale similaires à celles du pays importateur ou n’appliquant pas la triple reddition de compte (n/i) ;
– accompagner les pays émergents dans leur transition technologique vers une production verte (i)
Freiner la dérive acquisitive et réduire les inégalités par la fiscalité individuelle
– remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt sur la consommation (n/i) ;
– réduire substantiellement les budgets publicitaires en imposant un plafond de dépenses proportionnel au chiffre d’affaires (n) ;
– introduire le droit de choisir le temps de travail et faire en sorte de transformer les gains de productivité en temps libre (n/i) ;
Rien dans cette liste ne nécessite révolution, conflit armée, expropriation, rééducation. Rien ne met en cause les ressorts fondamentaux des mécanismes économiques et politiques connus de tous. Aucune des réformes proposées ne surpasse, par son ampleur, les chambardements déjà introduits dans notre façon d’agir au cours du dernier siècle, notamment autour du New Deal, de la décolonisation, de la démocratisation de continents entiers.
Cumulativement, cependant, ils permettent de recadrer de façon forte et durable les forces économiques en les rendant davantage plurielles – avec une économie sociale plus forte – et définitivement soumises à des impératifs écologiques et sociaux, à la fois par la contrainte légale – traité international, cour économique, réglementation sur la durée de l’investissement – et par des changements de gouvernance interne – présence des salariés parmi les administrateurs, conditionnalité des revenus à l’atteinte de résultats non exclusivement économiques.
Ils modifient également la structure de l’incitatif fiscal en imposant la consommation plutôt que le revenu et en favorisant le temps comme richesse nouvelle plutôt que l’accumulation de biens. « Il ne s’agit plus simplement d’entreprendre autrement, d’avoir une propriété différente de la propriété capitaliste, résume le sociologue Jean-Louis Laville. Il s’agit de retrouver, pour l’économie, sa place de moyen au service de finalités humaines, c’est-à-dire de finalités sociales, environnementales, culturelles, éducatives. »
Une fois ces réformes introduites, si elles le sont un jour, qui sait quelle serait l’étape suivante ? L’économie sociale et solidaire ayant pris son envol, pourrons-nous ensuite « dépasser le capitalisme » selon la belle expression du manifeste de 2009 de Québec-Solidaire ?
Le bolide du capital serait toujours là, sur la route, derrière nous, un peu comme les monarchies subsistent dans le monde d’aujourd’hui, vestiges d’un passé pas encore tout à fait révolu, mais vestiges tout de même.
Pour intéressantes que soient ces sauts dans l’imaginaire futuriste, notre tâche est de parer au plus pressé et de se demander comment passer de la situation actuelle à celle du « capitalisme serviteur » que nous croyons, non seulement souhaitable, mais faisable dans la décennie qui vient.
L’outil sous utilisé du G20
L’émergence du G20 comme équipe de pilotage de la planète est, on l’a vu, un développement imparfait mais majeur de l’histoire moderne.
Le calendrier de ses rencontres – deux par année, au rythme actuel – et l’ampleur des sujets abordés offrent autant de rendez-vous utiles, non seulement pour les chefs d’État, mais pour l’ensemble de la société intéressée au changement et à la réforme.
Le G20 offre donc au monde, et en particulier à 20 sociétés dans 20 États représentant 87% de l’humanité, la possibilité de mobiliser, de conscientiser, de proposer des réformes majeures aux gouvernements et à leurs chefs. Si les organisations de gauche, les partis sociaux-démocrates, socialistes ou plus simplement réformistes, les mouvements sociaux, les syndicats progressistes souhaitent user de la fenêtre de changements majeurs qui s’ouvre pour introduire des réformes importantes, semblables ou différentes de celles répertoriées ici, le temps presse et la méthode compte.
La stratégie la plus efficace, me semble-t-il, est celle du programme commun. Si les organisations de gauche et écologistes, dans les 20 pays présents (y compris donc des ONG chinoises et en connaissant les limites de la démocratie russe) pouvaient converger sur quelques réformes phares, à mesure que se déroule le processus de discussion du G20, les chances de progrès seraient maximisées.
L’élaboration d’un programme commun, évolutif, mais permettant une mobilisation coordonnée, s’impose. Il existe dans presque chaque parlement national des partis, ou du moins des parlementaires, disposés à relayer ces propositions, donc à décupler leur visibilité, donc à hausser le niveau de pression politique sur les ministres et chefs de gouvernement et d’État participants.
La constitution de ce programme commun serait également un test de la réelle capacité des organisations de gauche et écologistes de surmonter leurs divergences stratégiques et tactiques, de constituer un réel mouvement international, de faire front commun pour utiliser à plein l’opportunité historique qui se présente.
Un dernier mot, en terminant, sur le Québec. Benoît Lévesque et Gilles L. Bourque ont raison de noter que le Québec, comme plusieurs pays nordiques, est prédisposé à plusieurs des changements esquissés ici.
« Le Québec est bien outillé pour s’engager dans une telle trajectoire. À l’exception notable d’une très grande partie du patronat qui reste enfermé dans une vision ultralibérale aveugle, les acteurs sociaux québécois sont bien positionnés pour soutenir un virage vers un modèle de développement plus durable.
Ces acteurs n’exigent pas une rupture totale avec l’économie libérale. Pour la plupart, ils sont déjà engagés, selon leur moyen, dans la mise en place de nouveaux dispositifs qui permettent d’insérer les marchés dans de nouveaux arrangements institutionnels :
la présence forte d’un mouvement syndical pluraliste et pragmatique, qui est devenu l’un des acteurs majeurs dans le mouvement de la finance responsable (tant au niveau des investissements directs en entreprise que des placements sur les marchés financiers);
un mouvement de l’économie sociale dont les deux grandes familles (coopérative et communautaire) rivalisent d’imagination pour innover et intervenir dans le développement de nouvelles activités et pour soutenir le développement territorial;
la force croissante du mouvement de la consommation responsable, qui parvient à construire des alliances larges multipartites sur des enjeux tels que l’énergie, le transport ou la souveraineté alimentaire.On voit ainsi se construire une nouvelle économie libérale, traversée par des espaces de transformation qui graduellement en solidifient le caractère démocratique et solidaire. »
Le rôle que des Québécois peuvent jouer dans la constitution de ce Front commun peut également être significatif, eux qui occupent une place importante dans les réseaux internationaux de l’économie sociale, dans les réseaux altermondialistes et ceux de la diversité culturelle.
Le dernier mot devrait revenir à celui qui a donné, pendant les années 30, l’architecture théorique de la précédente grande tentative de civiliser le capitalisme. Tentative réussie sur le plan strictement économique, faut-il le rappeler, du moins en Occident et jusqu’à l’arrivée des néolibéraux. John Maynard Keynes se demandait il y a trois quart de siècle si serions un jour
« prêts à quitter l’état de laisser-faire du dix-neuvième siècle pour entrer dans une époque de socialisme libéral, c’est-à-dire un système nous permettant d’agir en tant que communauté organisée avec des buts communs, et disposés à promouvoir la justice sociale et économique tout en respectant et protégeant l’individu.»
Tout était dit, déjà. Tout reste à faire, encore.