Contre-communiqué francophone

Vous vous êtes jetés, comme moi, sur le communiqué final du 19e Sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Vous avez été éblouis, comme moi, de constater que notre langue belle y était représentée par 88 chefs d’État et de gouvernement représentant 320 millions de francophones. Vous êtes donc convaincus, comme moi, que la famille francophone, sachant « Créer, innover et entreprendre » — les thèmes du sommet —, vogue désormais de succès en succès.

Ayant participé à quatre de ces sommets — Cotonou, Hanoï, Moncton, Kinshasa — et en ayant constaté, pour l’essentiel, l’inutilité, j’ai pensé vous concocter un contre-communiqué final, officieux, mais, je vous le promets, plus divertissant et plus lucide. Le voici.

« Réunis à Paris, les représentants de l’OIF ont été une nouvelle fois contraints de faire état des reculs encaissés par leur langue pas tout à fait commune pendant les deux ans écoulés depuis leur dernière rencontre. L’OIF, toujours présidée par la représentante d’un État, le Rwanda, qui a choisi l’anglais comme langue seconde à l’école (6 % de sa population parle le français), a encore constaté que plusieurs des représentants d’États et de gouvernements membres n’ont pas pu prendre la parole en français tellement cet idiome leur était étranger. C’était le cas de la Grèce (dont 7 % de la population parle le français), le Cambodge (3 %), la Bulgarie (2 %), ou encore le Vietnam (0,7 %), entre plusieurs autres.

Le Sommet note aussi des reculs du français au sommet des principaux États fondateurs de l’organisation. Ainsi, le Canada a choisi comme cheffe d’État (appelée en cette contrée “gouverneure générale”) une personne qui ne parle pas notre langue, et nous notons avec effroi que le gouvernement atrocement nommé en notre enceinte Canada–Nouveau-Brunswick est dirigé à la fois par une lieutenante-gouverneure et par un premier ministre ne pouvant converser en français. Depuis notre dernière rencontre, il y a deux ans, l’agence de la statistique canadienne a aussi confirmé le recul du français dans ce pays, y compris dans sa province francophone.

En France, nous notons que le président, Emmanuel Macron, notre hôte, a fait en sorte que la carte d’identité nationale soit désormais aussi en anglais, qu’on y organise des salons du Made in France, que son initiative d’attraction internationale s’appelle French Touch, au mépris de sa propre loi Toubon qui devait, pensait-on, interdire ces dérives. Alors que l’OIF est massivement investie dans l’appui à l’enseignement universitaire en français dans les pays du Sud, nous notons que l’on compte désormais pas moins de 1460 formations universitaires offertes totalement en anglais dans les établissements français. Le phénomène est particulièrement aigu dans ses universités les plus prestigieuses, comme Science Po ou l’École des hautes études commerciales. Plus de 30 % des cursus des écoles d’ingénieurs et 80 % dans les écoles de commerce sont en anglais.

Nous sommes particulièrement atterrés de constater que les membres européens de notre organisation, soit la France, la Belgique, la Suisse, la Bulgarie, la Grèce, le Luxembourg et la Roumanie, ont toléré que l’anglais reste la langue principale parlée dans les institutions européennes, et cela, même après que le Royaume-Uni eut quitté l’organisation, il y a quatre ans. Nous sommes également atterrés de constater que la France n’a pas usé du pouvoir que lui conférait sa présidence de l’Union européenne en 2022 pour même tenter de remédier à cette situation. Les internautes peuvent maintenant constater que des documents européens ne sont désormais offerts qu’en anglais, avec une option pour utiliser un outil de traduction automatique.

Nous ne pouvons faire mieux, au sujet du vaisseau amiral de la francophonie qu’est la France, que de citer l’auteur et philosophe Alain Borer : “En France colonisée [par l’anglais], c’est Halloween tous les jours ! La publicité, la finance, la médecine, la recherche scientifique, la littérature, le journalisme, la cuisine, la mode, la musique, les prénoms, tous les domaines capitulent les uns après les autres et se soumettent à cette colonisation naguère encore douce et maintenant déchaînée, pendant que personne n’y trouve à redire.”

Faire semblant

Pour faire semblant que le français n’est pas dans une spirale descendante, notre organisation va continuer d’utiliser des chiffres et des concepts gonflés. Ainsi, nous affirmerons que l’Égypte est un pays francophone, alors que seulement 3 % de sa population parle français, mais pas l’Allemagne, qui en compte 15 %. Nous continuerons à dire qu’il y a 320 millions de “francophones” dans le monde, alors que cela additionne tous les parlants français, même médiocres, et que, à ce critère, Charles de Gaulle était un “anglophone”, car il entendait l’anglais. Comme l’indique le diplomate québécois Jean Tardif, “si l’on appliquait un tel critère aux personnes capables de s’exprimer en anglais, ne pourrait-on pas comptabiliser aussi la majorité de ces francophones comme… anglophones ?” Jacques Attali, dans un rapport de 2014, estimait à 140 millions le nombre de parlants français.

En fait, pour cerner le socle de la francophonie, il faudrait calculer le nombre de personnes qui vivent en français et pour qui c’est la langue première. Notre organisation choisit de ne pas faire état de ce nombre. Un site spécialisé en langues mondiales, Ethnologue, avance le chiffre raisonnable de 80 millions.

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Qu’importe, nous continuerons à brandir des chiffres loufoques affirmant que l’avenir nous sourit, car d’ici 40 ans, plus de 750 millions de Terriens seront francophones, apparaissant surtout en Afrique. Nous savons très bien que c’est un leurre. En Algérie, l’anglais est depuis 2022 enseigné en première année (le français n’apparaît qu’en troisième). Nos membres, le Burundi et le Bénin ont introduit l’anglais obligatoire dans leurs écoles. Nos membres, le Gabon et le Togo sont devenus aussi membres du Commonwealth.

Surtout, selon notre propre recherche la plus récente, les systèmes d’éducation africains échouent à enseigner notre langue. C’est ainsi que 52 % des enfants du primaire n’ont pas, au point de sortie, un niveau de français suffisant pour réussir. Le fait que 15 % de leurs enseignants ne savent pas correctement écrire notre langue est sans doute un facteur de cet échec.

Nous continuerons de faire semblant que le français est la langue de l’entreprise de demain, alors que 50 ans de tentatives de mettre en réseau les entreprises de nos pays n’ont conduit à aucun résultat digne de mention mais que, pendant la période, une langue seconde, autre que l’anglais, a pris un essor considérable dans nos pays membres du sud : le Chinois.

L’OIF s’engage donc, comme d’ailleurs son pendant anglophone le Commonwealth, à faire semblant, et parfois à se convaincre, qu’elle a un rôle utile à jouer sur l’échiquier politique international. Elle continuera à brasser du vent, en feignant de ne pas être devenue, contrairement aux voeux de ses instigateurs, un pur instrument de politique étrangère des présidents français, instrument dont l’efficacité, comme d’ailleurs l’empreinte mondiale de la France, est décroissante.

Comme l’indique avec justesse l’éditorialiste français Vincent Hervouët, “la francophonie est malade de la France”. Rendez-vous dans deux ans pour un nouveau bilan de nos reculs. »

(Une version légèrement plus courte de ce texte fut publiée dans Le Devoir.)

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

2 avis sur « Contre-communiqué francophone »

  1. Le grand legs du gaullo-communisme : une France, seule nation à rivaliser avec les USA et le reste de la planète en ces domaines éminemment stratégiques que sont le nucléaire, le pétrole, l’aéronautique, l’armement, l’automobile, le BTP, le chemin de fer, la recherche spatiale, l’industrie pharmaceutique, l’agriculture et encore doit-on en oublier, dont un modèle social naguère plus que performant et ayant inspiré nombre d’autres nations.Cela, alors que les cendres du Général commençaient à peine de refroidir, a été minutieusement détricoté, un peu comme ces fils de famille vendant à l’encan châteaux et bijoux de famille.Jean-Pierre Chevènement a voulu renforcer cette force industrielle, mais François Mitterrand a préféré écouter Jacques Delors, père de l’Europe à douze membres et du mouton à cinq pattes qui, lui, parvient à convaincre le Président de laisser la France grande ouverte aux quatre vents d’une finance déjà mondialisée.
    Et Emmanuel Macron, colonisé par les USA, a mordu à pleine dent dans la mondialisation heureuse sous l’hégémonie américaine.

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