Dans l’ombre de la drag queen

Pensiez-vous vraiment que le débat sur des drag queens qui lisent des contes à des enfants portait seulement sur la question de savoir si des drag queens peuvent lire des contes à des enfants ? Si oui, vous n’avez pas bien suivi. Je vous comprends. Il se passe beaucoup de choses en même temps, dans ce dossier comme dans plusieurs autres, et certains d’entre nous n’ont pas encore l’électricité.

Il y en a un qui suit ces choses de près au Québec : Éric Duhaime. Le chef du Parti conservateur du Québec a bien compris que Barbada et ses copains/copines représentent bien plus, dans l’air du temps, que l’étonnante délocalisation, depuis le Red Light vers les garderies, d’une forme d’art de la scène dont on n’avait pas récemment saisi qu’elle s’adressait aussi aux bambins.

Dans la pétition qu’il a mise en ligne cette semaine, Duhaime vrille là où ça fait mal : attendu, écrit-il en intro, « que certaines drag queens tentent depuis quelques années d’entrer dans les garderies, les écoles et les bibliothèques publiques afin de lire des contes sur la diversité sexuelle ou d’expliquer la théorie des genres d’un point de vue woke ». Ah ! Il ne s’agit pas que de leur présence, mais de ce qu’elles disent par leurs contes. La théorie des genres. (Il me semble, Éric, que d’ajouter « d’un point de vue woke » ici est un pléonasme. Passons.) Laissez-moi tenter de mettre un peu d’ordre dans ce fouillis.

Théorie des genres. Il s’agit d’affirmer que les hommes et les femmes comme on les concevait précédemment n’existent pas, mais sont des constructions sociales. En fait, il n’existe qu’un continuum qui va d’un pôle à l’autre et qui peut varier ou se combiner selon les personnes et le moment. Qu’on soit favorable ou non à cette théorie (comptez-moi parmi les sceptiques), elle a sa place dans les colloques et les établissements postsecondaires. Du préscolaire à la fin du secondaire, l’école n’est pas le lieu de diffusion de théories émergentes, mais de consensus pédagogiques. (Cela vaut aussi pour le privilège blanc et le racisme systémique, pourtant offerts en capsules vidéo par Télé-Québec aux enseignants du secondaire.) Bref, si Duhaime peut nous donner des cas où qui que ce soit, déguisé ou pas, l’enseigne aux enfants, qu’il nous le dise. (Cela est cependant avéré à l’étranger.)

Drag queens. Évidemment, toute personne ayant assisté sur la Main à un spectacle de drag doit être horrifiée à l’idée qu’une prestation semblable soit offerte dans une bibliothèque près de chez vous. Clairement, il s’agit ici d’une version complètement « dé-burlesquisée » de la drag, d’un monsieur déguisé qui vient lire un conte. On ne voit pas en quoi l’expérience de vie, nocturne et pour adulte, d’une drag la prédispose à avoir un bon contact avec des enfants. Barbada, enseignant dans le civil, doit être un cas d’espèce. Mais dans la mesure où les drags sélectionnées par les bibliothèques ou les écoles offrent une expérience ludique, pédagogique de qualité, en rien sexuelle ou vulgaire, et s’en tenant aux contes approuvés pédagogiquement, rien ne justifie leur interdiction.

Le malaise. L’irruption des drag queens dans l’espace et le débat publics s’ajoute à la généralisation de la présence gaie et queer dans tous les champs d’activité et provoque à mon avis, dans une part de la population majoritairement hétéro, une interrogation légitime. Sommes-nous en train de survaloriser la différence ? Sommes-nous passés d’abord d’une situation, inacceptable, de répression, à une étape, libératrice, d’acceptation, à une nouvelle étape, problématique, de glorification de la différence au détriment de la pratique majoritaire ? Une surcorrection qui présenterait l’expérience hétéro comme dévaluée par rapport aux autres ? À ma connaissance, aucun instrument de mesure crédible ne permet de valider cette hypothèse. Mais j’ose hasarder ici que cette crainte existe et qu’elle nourrit le ressac porté par la droite américaine et, ici, par Duhaime.

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La tendance. Alors qu’on ne compte que 1,4% de gays et associés chez les plus de 65 ans, on en compte 7 % chez les 25 à 35 ans et 8,5 % chez les 15 à 24. La progression est importante et fortement corrélée à l’âge, donc aux générations massivement exposées à l’acceptation de la différence. Nous assistons probablement à un simple épanouissement d’une différence préexistante mais jusqu’alors réprimée, augmentée peut-être par un petit effet de mode.

La médicalisation. Un vrai débat est en cours en Occident sur les pratiques médicales d’accompagnement d’enfants et d’adolescents qui souhaitent changer de genre. La Suède et le Royaume-Uni, hier pionniers en la matière, ont fait brutalement volte-face. Leur approche d’origine était de lever tous les obstacles à la volonté d’un jeune souhaitant changer de genre — ce que certains ont vu comme un encouragement –, l’approche nouvelle étant de faire preuve d’un grand scepticisme et de patience, jusqu’à l’âge adulte. L’énorme difficulté tient à déterminer la différence entre des enfants réellement et dysphorie de genre (se sentent profondément mal à l’aise dans leur sexe biologique) d’autres simplement confus ou en quête d’expérimentations. Il est impossible de nier qu’un problème de genre réel existe chez certains d’entre eux. Impossible de nier aussi qu’un effet de mode peut entraîner dans des décisions irréversibles des jeunes qui, devenus adultes, le regrettent amèrement. (Les proportions de trans ou de non-binaires, mesurés en 2021, sont de moins de 1 % pour tous les groupes d’âge, de 0,15 % chez les baby-boomers à 0,79 % chez les Z.)

Chaque société doit procéder aujourd’hui à ces ajustements à la fois complexes et délicats: que devrait-on inclure dans la pédagogie de la différence à différents niveaux scolaires, quel type d’accompagnement prodiguer aux enfants dysphoriques et à quel âge, comment composer avec les personnes trans dans les compétitions sportives, notamment. Mon avis est que le temps est venu pour le Québec d’y faire face, avec l’admirable outil dont il s’est doté depuis quelques lustres pour progresser sur ces questions épineuses : une commission transpartisane, à la fois ouverte et lucide, tenant la double boussole de la tolérance et de la vigilance, et chapeautée par une personnalité qui inspire confiance. Cela tombe bien, je vois que Véronique Hivon est maintenant un agent libre.

(Une version légèrement différente de ce texte a été publié dans Le Devoir.)

3 avis sur « Dans l’ombre de la drag queen »

  1. Les écoles tombent en ruines, on manque de profs, l’enseignement du français en arrache et on subventionne des drag queens!?!? Rappelez vous l’épisode des clowns dans les CHSLD en réponse à la maltraitance, aux patates en poudre et l’unique douche par semaine… Je n’ai rien contre les clowns ni les drags mais, de grâce, laissons les dans les cirques ou autres salles de spectacle. Je préfèrerait qu’on envoie dans nos écoles des formateurs (peu importe leur genre ou déguisement) en premiers soins pour éveiller les vocations vers les métiers de la santé dès l’âge primaire. On manque de médecins.

    • Vous avez bien écrit ce que je pense moi aussi. C’est un sujet délicat, s’il en est. Bravo pour ce point de vue bien développé !

  2. Publication forte forteresse phare au profit d’une population en décroissance interne depuis deux dégénérations et face au réchauffement planétaire hors contrôle pire ailleurs !

    D’accord comme chante Desjardins pour mettre un hom/me là-dessus !

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