De la fin de la démocratie en Amérique

Le caricaturiste Dave Whamond sait comment intégrer beaucoup de concepts dans un seul dessin. C’est un art. Une mère et sa fille marchent à l’extérieur. Elles portent toutes deux le costume rendu célèbre par le film et la série La servante écarlate, issue de l’imagination caustique de la romancière canadienne Margaret Atwood. Dans son monde, une partie de l’Amérique est gouvernée par des chrétiens fondamentalistes misogynes.

« Mais pourquoi n’as-tu pas voté contre eux, maman ? demande la jeune fille. Pourquoi n’as-tu pas essayé de les empêcher de nous enlever tous nos droits ? » Réponse de la mère : « Eh bien, chérie, à l’époque, le prix de l’essence était très élevé. » L’époque, c’est le mardi 8 novembre 2022.

Il n’y a malheureusement qu’un pas entre la caricature et le réel. Interrogés dans un sondage NYT/Sienna, 71 % des Américains ont affirmé que « la démocratie américaine est en danger ». Ils en sont donc pleinement conscients. Pourtant, ce danger orientera le vote de seulement 7 % d’entre eux. Tous les autres seront motivés par des enjeux qu’ils jugent plus pressants. L’impact de l’inflation et de la hausse de la criminalité urbaine conditionne en effet la volonté de l’électorat de sanctionner le Parti démocrate, au pouvoir. Si la tendance se maintient, une courte majorité d’Américains donnera à un Parti républicain dorénavant radicalisé le contrôle du Sénat et de la Chambre des représentants.

Il est donc probable que, dans l’année qui vient, ces majorités républicaines :

1. rendent impossible une loi fédérale rétablissant le droit à l’avortement récemment aboli par la Cour suprême et rendent au contraire possible le vote d’une loi interdisant l’avortement partout aux États-Unis ;

2. abolissent le plan de réduction des GES voté plus tôt cette année et qui mettait pour la première fois les États-Unis en phase avec les objectifs mondiaux ; ce revirement chez le premier pollueur per capita contribuera à ce que la planète passe du réchauffement déjà inévitable à un réchauffement catastrophique ;

3. mettent en cause le financement américain de la guerre en Ukraine, à la grande joie de Vladimir Poutine ;

4. écartent toute possibilité de contrôler la vente et la circulation des armes à feu, y compris les armes d’assaut (les tueries sont passées de 5 par semaine en 2014 à 13 cette année).

Tout cela tandis que l’inflation continuera sa course, vers le haut ou vers le bas, exactement comme c’eût été le cas si les démocrates avaient remporté les élections.

Le crime urbain poursuivra aussi sa course, car sa montée est enregistrée aussi bien dans les villes dirigées par des républicains que dans celles dirigées par des démocrates.

Versions numériques et AudioLivres disponibles.

Dégoûtés ? Cela n’est rien en regard de la véritable signification de la victoire annoncée des républicains. Dit simplement : après le 8 novembre, la démocratie sera aux soins palliatifs.

Depuis deux ans, Donald Trump et sa mouvance ont exercé un toilettage complet du personnel politique républicain, expulsant presque partout ceux qui n’affichent pas leur foi dans le « grand mensonge », selon lequel le vrai président élu en 2020 était Trump, pas Joe Biden. Le fait qu’une quarantaine de juges, y compris ceux nommés par Trump et la majorité républicaine de la Cour suprême, aient rejeté les recours prétendant démontrer que l’élection avait été frauduleuse n’altère en rien la furie trumpiste.

Une recension faite par la Brookings Institution compte 345 candidats du grand mensonge à tous les niveaux électoraux et estime « élevée » ou « moyenne » la probabilité de la victoire de 270 d’entre eux. Ces candidats visent des postes clés dans la certification des résultats électoraux, d’où ils pourront imposer leurs vues. À preuve, cette promesse du candidat républicain pour le poste de secrétaire d’État — équivalent du directeur des élections — du Nevada, Jim Marchant : « Quand ma coalition de candidats secrétaires d’État dans le pays sera élue, nous allons réparer tout le pays et le président Trump sera à nouveau président en 2024. » C’est pratique, il est déjà certain du résultat d’une future élection.

Le chaos pourrait d’ailleurs ne pas attendre 2024, mais s’installer dès le 8 novembre. Des partisans du grand mensonge se sont fait élire en grand nombre parmi les scrutateurs, et les directeurs locaux d’élection comptent multiplier les objections pour, disent-ils, cumuler des preuves de fraude, ce qui pourrait enrayer les processus du vote, du comptage et de la certification. Pour avoir une idée de l’ampleur du désastre à venir, il faut voir la vidéo explicative récemment produite par le New York Times.

Il est désormais possible d’affirmer que la polarisation politique américaine a atteint un point de non-retour et que les conditions de l’irruption de la violence politique sont réunies. À preuve, cet ahurissant résultat d’un sondage NBC des derniers jours : 80 % des électeurs démocrates estiment que « le programme du Parti républicain représente une menace qui, si elle n’est pas arrêtée, détruira l’Amérique telle que nous la connaissons ». À l’inverse, 80 % des électeurs républicains disent exactement la même chose du Parti démocrate !

Un résumé pour ceux qui n’ont pas suivi : la position dominante chez les républicains est que le Parti démocrate, lié aux entreprises technologiques, aux médias, à Hollywood et à Wall Street, a volé les dernières élections et souhaite voler les prochaines, compte imposer partout le programme woke, ouvrir surtout délibérément la frontière sud aux immigrés latinos pour accélérer la mise en minorité (démographiquement inéluctable) des Blancs.

Il s’agit donc, non d’un différend politique, mais d’un danger existentiel pour lequel, selon un nombre significatif d’Américains — jusqu’à un sur trois —, il peut valoir la peine de prendre les armes, comme l’ont fait les insurgés du 6 janvier. Depuis deux ans, il est devenu courant d’évoquer dans le débat politique les risques de guerre civile, de sécession des États républicains ou démocrates. La démocratie américaine est aujourd’hui réellement en danger. Et cela est vrai quel que soit le résultat de l’élection du 8 novembre.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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