De l’utilité des lunettes roses

De l’utilité des lunettes roses

Quelques réflexions sur « le grand brassage d’idées » et sur les « déclins conjoncturels » successifs de l’option souverainiste

Jean-François Lisée
Auteur de Sortie de secours

(Version intégrale du texte publié dans LeDevoir du 23.3.00)


« Nous vivons maintenant dans ‘’l’après patente’’ », apprenait-on en lisant Le Devoir du samedi 18 mars. Le quotidien reprenait ainsi l’élégant vocable utilisé par le premier ministre pour désigner la stratégie de Sortie de secours qui, selon un sondage Léger & Léger de mars, recueille pourtant l’aval de 68% de l’électorat souverainiste. Une proportion qui monterait, dans l’urne, à 88%, si on tenait effectivement le référendum que je propose.

C’est donc avec un léger étonnement qu’on lisait aussi samedi que « c’est comme si les péquistes avaient examiné l’option Lisée et, la comparant, se sont dit que la leur, celle de la souveraineté-partenariat, n’était pas si folle après tout. » Passons sur le fait que ma proposition pourrait conduire au succès réel de la souveraineté au cours du présent mandat (un de trois résultats possibles) et concentrons-nous sur « l’examen » qui a eu lieu, avant de passer à l’essentiel.

De tout évidence, le journal fait référence, non à l’électorat péquiste, mais aux quelques 150 militants qui, dans six ateliers de congrès régionaux, ont eu six minutes pour évacuer des résolutions qui ne portaient pas sur ma proposition. Rappelons que, dans l’esprit du « grand brassage d’idées » qu’elle appelait de ses voeux, la direction du PQ a condamné ma proposition avant même sa publication et a admis avoir donné des consignes pour qu’on la rejette en bloc et dans l’heure, donc avant que militants et élus ait le temps d’en prendre connaissance. Des membres du comité Landry ont avoué au Journal de Montréal avoir été convaincus de renoncer à ouvrir le débat en cette enceinte, pourtant dite de « réflexion stratégique ».

Feu, le « droit de réfléchir »

Cet effort fut aussi remarquable qu’inutile. Aucune de la demi-douzaine de propositions débattues dans les Congrès régionaux n’auraient donné au gouvernement le mandat de mettre en oeuvre ma stratégie. Cependant, elles auraient donné aux militants et au gouvernement le « droit de réfléchir » à des voies de renforcement du Québec, dans le cas où, le temps passant, la situation du Québec se dégradait et une majorité souverainiste était toujours fuyante.

À tous les étages, nous étions un certain nombre – militants, membres d’exécutifs, attachés politiques, partenaires pour la souveraineté, députés bloquistes et péquistes, ministres liés par la solidarité ministérielle – à penser que ces résolutions de bon sens pourraient donner au Parti et au gouvernement, dans l’après Congrès, la permission de faire preuve d’agilité stratégique face à l’offensive fédérale. Les idées qui auraient pu être examinées au besoin d’ici deux ans sont nombreuses, y compris celle du directeur du Devoir, qui proposait le mois dernier de dire tout haut ce que chacun sait : « il n’y aura pas de référendum sur la souveraineté pendant le mandat ». Cela permettrait notamment de se débarrasser de l’effet des « conditions gagnantes », effet dont on admet désormais en haut lieu qu’il empoisonne toute l’action gouvernementale. Comme quoi la lucidité fait malgré tout quelques progrès.

Une fois que la direction du PQ eut bien établi que Sortie de secours n’était pas un « ballon d’essai »- ce qui fut fait avec une énergie qui force l’admiration – elle avait tout le loisir de faire la distinction, qu’elle comprenait parfaitement, entre ma proposition et les résolutions du « droit de réfléchir » comme celle de l’Estrie et de les laisser faire chacune leur propre chemin. Après tout, en janvier, le Congrès du Bloc avait adopté une résolution de ce type.

Mais la direction péquiste a décidé au contraire de forcer l’amalgame et de faire battre ces résolutions, dont certaines étaient pourtant de facture orthodoxe. Ce faisant, elle conduisait les militants à interdire explicitement au gouvernement d’user de l’outil référendaire pour autre chose que la souveraineté, quoi qu’il arrive. En 20 ans d’observation de la politique sur deux continents, c’était la première fois que je voyais un gouvernement se faire délibérément réduire sa marge de manoeuvre, phénomène étonnant pour le gouvernement d’un peuple sur la défensive.

Cela fut fait essentiellement par la conjonction de militants qui veulent croire de toutes leurs forces que la souveraineté est à portée de la main, ce qui est bien compréhensible, répondant à l’appel pressant de porte-parole efficaces qui, comme Bernard Landry, croient réellement qu’un effort volontariste pourrait donner ce résultat à moyenne échéance, et d’un Lucien Bouchard soudain animé par un argumentaire à-la-Parizeau, lui qu’on sait pourtant plus enclin, en ces matières, à user du frein que de l’accélérateur. Leader hors pair, M. Bouchard ne cache cependant pas son refus de forcer le destin, comme en fait foi sa récente allusion à un hypothétique référendum à tenir pendant un hypothétique troisième mandat.

Au PQ, cette combinaison était irrésistible. « Si le plus mou d’entre nous tient mordicus à l’orthodoxie, se sont dit les militants en écoutant le premier ministre qu’ils ont toujours jugé suspect de mollesse, il n’y a sûrement pas lieu d’envisager autre chose. » Cette attitude est utile pour le vote de confiance que les militants donneront à leur chef au Congrès de mai. Elle prépare cependant de dures désillusions, après mai, lorsque l’inaction et l’attentisme s’installeront tristement à demeure. Constatant cela, les militants qui restent – jamais, depuis 1984, le PQ n’a eu moins de membres en règle qu’actuellement – seront-ils tendres, lors des Conseils nationaux de 2001 et de 2002 ?

Quoi qu’il en soit et comme le notait Gilles Vandal, de l’executif de Sherbrooke, dans l’hebdomadaire Voir : après le Congrès, « M. Bouchard ne pourra plus jamais tenir un référendum sur autre chose que la souveraineté sans perdre la face ! En fermant la porte au débat, le PQ est tranquillement en train de mettre les pieds dans une cage à homard. » Le PQ, et le peuple québécois avec lui.

De troublants « mouvements d’humeur »

Fort heureusement pour les souverainistes victimes de morosité, deux universitaires de Laval, Simon Langlois et Gilles Gagné, viennent nous réconforter, grâce à une étude qui a fait fonctionner jusqu’à la surchauffe les télécopieurs du PQ depuis une semaine.

« Le diagnostic du déclin ne correspond pas tout à fait à la réalité, écrivent-ils. Au contraire, l’appui ferme au Oui (donc avant répartition des indécis) n’a pratiquement pas changé entre octobre 1995 et les premiers mois de l’année 1999. » Cela est juste et bon. Mais les chercheurs ayant l’honnêteté intellectuelle de publier leurs tableaux en entier, on observe sans devoir sortir sa calculette qu’entre ces deux dates, l’appui ferme au Non (bien lire : « au Non ») a progressé de 10 points dans le segment de population jugé le plus souverainiste, de 12 dans le second et de 15 chez les francophones retraités.

Bref, on nous demande, ni plus ni moins, de conclure à l’inexistence de déclin souverainiste quand le Oui stagne et que le Non ferme bondit, au global, de 10 points, donc de 25% en quatre ans. C’est comme si on déclarait que l’équipe du Canadien de Montréal se portait bien, car ses joueurs comptent le même nombre de buts que lors de ses saisons, perdantes, précédentes, et alors que les équipes adverses, elles, en comptent désormais beaucoup plus.

Cela sans tenir compte des résultats, pires encore, de la deuxième moitié de 1999 et du début de 2000, pourtant post-loi C-20, et qui donnent un fulgurant 32% de progression du Non ferme depuis 1995. Ces mauvais résultats, nous apprend-on en usant de la méthode connue entre spécialistes sous le terme technique de « pifomètre » (c’est-à-dire en l’absence de toute vérification factuelle, ce que les auteurs admettent), sont principalement liés, pour les femmes épousant le Non ferme, à la grève des infirmières, pour les hommes et les jeunes, aux politiques jugées de droite du gouvernement et aux négociations dans le secteur public. Admettons que cela puisse être vrai – ce n’est pas impossible en effet — et que prouve-t-on ? On prouve que la totalité des politiques anti-Québec déployées en 1999 par le tandem Chrétien-Dion (Union sociale, bourses du millénaire, affaire Zédillo, budget Martin 99 inéquitable envers le Québec, loi C-20) n’a non seulement pas le moindre impact positif sur l’intention de vote souverainiste mais permet au contraire une progression considérable du Non chez les jeunes francophones actifs, hommes et femmes. Trouvaille considérable, malheureusement valide.

Si l’étude remontait plus loin la filière temporelle, elle devrait constater que cette baisse « conjoncturelle » du Oui s’ajoute à celle enregistrée en 1995 par rapport à l’année précédente, à celle de 1994, puis à celle de 1993, pour une série de « baisses conjoncturelles » totale, depuis 1992 et la fin du flirt du Parti libéral avec la souveraineté, de 17 points de pourcentage (de 58% à 41%). La conjoncture a le dos large.

Il y a cependant de l’espoir, nous disent MM Gagné et Langlois dans une étude qui a par ailleurs beaucoup de mérite, notamment sur l’évolution du vote pendant la campagne référendaire de 1995. Parlant de l’avenir, ils écrivent hardiment que l’écoulement du temps fera son oeuvre en renforçant le poids des groupes sociaux plus enclins à voter Oui. C’est bizarre, car les tableaux mêmes de l’étude démontrent une évolution inverse : en seulement quatre ans, le poids relatif des trois types enclins à voter Oui a reculé de 3%, celui des trois types enclins à voter Non a augmenté de 3%. Et comme on sait être à la veille d’une accélération du poids des retraités et des allophones, on nous permettra un doute sur le renversement de la tendance.

Soyons cléments. En admettant la totalité des hypothèses de l’étude, en acceptant de croire donc que les 32% de nouveaux « Non fermes » rebrousseront chemin, en acceptant que les futurs retraités maintiendront en totalité leurs convictions souverainistes après les avoir retrouvées, en tirant très fort sur les chiffres et en se fiant au pifomètre, en faisant l’impasse sur la totalité des données récentes sur les motivations des électeurs on retrouverait un appui au « Oui ferme » de… 46%. On pourrait ainsi entrevoir, si Lucien Bouchard acceptait contre chaque fibre de sa personnalité de prendre le risque historique de déclencher un référendum sur cette base et de jouer son va-tout sur l’espoir d’une remontée souverainiste de fin de campagne des « francophones actifs de moins de 55 ans» — on pourrait entrevoir, donc, la possibilité de… reproduire l’échec référendaire de 1995.

Car voilà le fond de la démonstration. Si tout allait remarquablement, on pourrait faire aussi bien que l’échec de 1995. Et si les types évoluaient nettement dans le sens souhaité plutôt que dans le sens observé et si les non-francophones devenaient plus souverainistes (ce que l’étude affirme, démontrant ailleurs que cette tendance s’inverse malheureusement à la veille du vote), peut-être aurions-nous, sur une question de souveraineté-partenariat jugée dorénavant irrecevable par Ottawa, une majorité courte jugée dorénavant irrecevable par Ottawa, qui nous conduirait à une déclaration unilatérale d’indépendance sans transition négociée, perspective jugée irrecevable par la grande majorité des Québécois.

L’optimisme et le volontarisme sont de grandes vertus, indispensables en politique. Je le sais pour les avoir beaucoup pratiquées. Arrive cependant un moment où les lunettes sont tellement roses qu’on n’y voit plus clair. Arrive un moment où il faut offrir aux Québécois des itinéraires qui récusent la pensée magique et qui offrent au moins une chance de leur faire franchir, intacts, la totalité des obstacles.

Sommes nous vraiment entrés dans « l’après patente » ? Je ne le sais pas. Je sais que dans ce printemps 2000 qui aurait dû être un temps de débat faisant une large place à la lucidité, à la créativité et aux commencements, on a assisté à une volonté d’aveuglement et d’enfermement dans une stratégie qui n’a, sauf extraordinaire, aucune chance de porter fruit. Heureusement, la politique nous apprend que les positions intenables ne peuvent, par définition, tenir indéfiniment. Comme l’écrivait justement Michel Venne samedi, « nous verrons ». Espérons seulement que « nous verrons » à temps pour agir.