Le juge en chef de la Cour suprême du Canada, Richard Wagner, a cru bon cette semaine nous donner son opinion sur les opinions que les députés et chroniqueurs québécois ont émis au sujet des opinions juridiques de son auguste tribunal.
Farouche partisan de la liberté d’expression, loin de moi l’idée de lui interdire d’opiner, ou de chicaner, à son gré. D’ordinaire les juges sont tenus à un devoir de réserve strict. Mais puisque c’est lui qui détermine ce qui est, ou n’est pas, acceptable en la matière, nous sommes en présence d’un circuit circulaire d’autorisation.
Non content d’user de son pouvoir suprême d’invalider ou non des lois, de déterminer comment le pays doit se comporter en matière de mariage gai ou de soins de fin de vie, de commerce interprovincial ou de pouvoir environnemental, l’honorable juge Wagner souhaite avoir, dans la cité comme à la cour, le dernier mot.
Il me fait penser à l’ex-président français Giscard d’Estaing qui fut ainsi apostrophé par l’essayiste Philippe Meyer: “Si l’on vous sait démocrate, on sent bien que vous vous étonnez que les autres aient encore quelque chose à dire quand vous avez fini de parler. »
Dans sa déclaration écrite donc, on le suppose, mûrement réfléchie, lue lors de sa conférence de presse, le juge a dénoncé les “dérives” dont le système judiciaire canadien n’est plus à l’abri. “On assiste aujourd’hui à des attaques contre nos juges et sur nos institutions”. C’est grave. Lesquelles ? “Des élus ont tenté de porter ombrage à des décisions parce qu’elles avaient été rendues par des juges nommés par le gouvernement fédéral.” Que faire ? “Il ne faut jamais manquer une occasion de dénoncer ce que l’on aperçoit comme étant des atteintes” à l’intégrité des juges.
Avantage systémique
Cette sommation est fâcheuse car dans la fédération canadienne, l’arbitre final des différends entre le pouvoir central et les provinces est désigné par une des parties: le pouvoir central. D’autres fédérations agissent autrement. Dans un autre contexte, la Cour aurait reconnu que cet arrangement bancal assure au pouvoir central un avantage “systémique”. Le constitutionnaliste Henri Brun avait démontré que la Cour n’invalidait que 30% des dispositions de lois fédérales lui étant soumises, mais 52% des québécoises. Le comble du biais fut atteint après le référendum de 1995, lorsque le Directeur général des élections du Québec poursuivait les organisateurs de la grande manifestation de Montréal qui avaient sciemment et illégalement enfreint le plafond de dépenses du Non. Les juges de la Cour suprême prirent prétexte d’une requête incidente, dans l’arrêt Libman, pour invalider les articles de la loi québécoise sur lesquels s’appuyaient ces poursuites, assurant aux l’impunité aux fraudeurs du Non. Un bijou. Il est vrai que Jean Pelletier, le chef de cabinet du premier ministre Jean Chrétien, avait donné le signal:« Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? »
Il s’agit peut-être, chez le juge en chef, d’un biais inconscient, car il a renchéri: “il n’y a pas de cette espèce de, j’appelle ça une pollution peut-être, au niveau des nominations qu’on retrouve dans certaines sociétés à l’extérieur du Canada. On n’a pas ça ici au Canada.” Ah bon ? N’a-t-on pas entendu l’alors juge en chef de la Cour d’appel du Québec, Michel Robert, ci devant président du parti libéral du Canada, déclarer qu’il était normal qu’on ne sélectionne comme juge aucun indépendantiste ? Le National Post n’a-t-il pas fait l’an dernier la démonstration que, chez ceux des 1 300 juges nommés par Justin Trudeau ayant contribué à un parti politique, 76 % avaient donné au Parti libéral, contre 23 % au Parti conservateur et 0 % au Bloc Québécois ? L’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, n’a-t-elle pas elle-même dénoncé dans son livre de 2021 les nombreuses « nombreuses tactiques utilisées par le bureau du premier ministre pour influencer les nominations » ? N’a-t-elle pas écrit avoir “pu comprendre comment les ministres précédents, sans enfreindre la loi, avaient procédé à des nominations de juges qui laissaient une mauvaise odeur” ?
Peu importe. Pour le juge Wagner, toute mise en cause de l’impartialité de l’institution qu’il dirige est toxique. “Critiquer la décision en raison de qui est le juge de qui l’a nommé” est à ce point intolérable, tonne-t-il, qu’il peut “s’avérer utile voire même indispensable que les acteurs de la société toute entière se mobilisent pour dénoncer et condamner des propos de cette nature”. Sinon, “ne soyons pas surpris de voir s’effriter les fondements mêmes de l’État de droit de notre démocratie.”
La cause est bonne. Mais faire taire les critiques légitimes et documentées est-il vraiment le meilleur remède ? J’ai l’outrecuidance de penser qu’on pourrait au contraire raffermir l’État de droit en enlevant à Ottawa son avantage systémique dans la nomination des juges et en retirant au premier ministre fédéral la capacité de tripatouiller dans le processus.
Controverse vaginale
Passons au volet, disons, vaginal, de la controverse. Voici sa déclaration: “un élu a lu un article sans vérifier peut-être l’origine et qui commentait un de nos jugement de la Cour suprême et lui donnait un sens erroné et donc avec cette prémisse de base elle a réussi à convaincre d’autres élus de rejoindre cette personne-là pour condamner le libellé de cette décision-là. Or il s’avère qu’effectivement la lecture était erronée et si la personne avait bien lu elle aurait constaté que jamais en aucune circonstance la Cour suprême aurait voulu dévaluer la notion de femme au Canada au contraire. Mais ça a quand même créé une désinformation.” Cette personne est la ministre de la condition féminine, Martine Biron. Les autres élus sont les membres de l’Assemblée nationale.
On a beaucoup dit, pour prendre la défense de la juge Sheila Martin et de son jugement, qu’elle n’avait utilisé qu’une fois l’expression à la mode dans les milieux woke “personne avec un vagin” et 67 fois le mot “femme”. C’est vrai. Mais dans l’immense majorité des cas, elle n’utilise le mot femme qu’en citant le jugement de première instance qu’elle conteste. Lorsqu’elle parle de son propre chef, elle écrit: “quoique le choix du juge du procès d’utiliser les mots « une femme » puisse avoir été regrettable et causé de la confusion…”. Dans quel univers cette phrase n’est-elle pas problématique ? Le juge Wagner est cosignataire avec la juge Martin d’un texte où il est écrit que l’utilisation du mot femme est regrettable et cause de la confusion.
On peut diverger d’opinion sur l’importance de ce propos woke, inséré dans un texte de la plus haute cour du pays. On pourrait passer l’éponge s’il s’agissait d’un cas isolé. Il ne l’est pas. J’en citerai deux: l’adhésion de la Cour suprême à une définition du “racisme systémique” qui impose un carcan racialiste aux politiques publiques; la décision de la Cour fédérale d’avaliser, sans débat contradictoire, des règles qui conduisent à interdire à des hommes blancs de postuler à des Chaires de recherche du Canada. Alors qu’on nous pardonne de ne pas donner aux juges fédéraux, en matière de dérive wokiste, le bénéfice du doute.
Le test de la diffamation
Le juge Wagner ne se limite cependant pas à s’offusquer que des législateurs québécois aient exprimé un désaccord. Il met directement en cause leur compétence. On ne sait pas sur quelle règle de preuve ce juriste s’appuie pour affirmer que ces élus n’ont pas lu le jugement avant de le critiquer, et pour les accuser de s’adonner à de la désinformation. Des libéraux et des solidaires ont plaidé coupable, admettant avoir non lu ou mal lu et se sont excusés d’avoir voté la résolution Biron. On prend bonne note de leur manque de professionnalisme. D’autres, comme la ministre Biron et les avocats péquistes Paul Saint-Pierre-Plamondon et Pascal Paradis, affirment avoir bien lu, bien compris et bien dénoncé. Ce qui nous mène à cette question: sont-ils victimes, de la part du juge en chef, de diffamation ?
En droit canadien, il faut satisfaire à trois critères pour être condamné, au civil, d’avoir tenu des propos diffamatoires. Les paroles doivent avoir causé un préjudice en mettant en cause la réputation d’autrui. Par exemple, affirmer qu’un élu n’a pas bien fait son travail et s’est adonné à de la désinformation. Ensuite, il faut avoir commis une faute. Par exemple, avoir été négligent en ne vérifiant pas si l’élu a bien lu un jugement avant de l’accuser de ne pas l’avoir lu. Finalement, il faut établir un lien de causalité entre les paroles et l’atteinte à la réputation. Si l’insulte a été proférée en privé, la cause est faible. Mais si les propos ont été tenus devant des journalistes, le lien est plus net.
La question est de savoir si un élu de l’Assemblée nationale aura assez de couilles (j’inclus Madame Biron dans cette catégorie) pour tester cette hypothèse dans une poursuite qui pourrait, qui sait, se rendre en Cour suprême ! Ce serait toute une revanche, pour une personne avec un vagin.
(Une version un peu plus courte de ce texte fut d’abord publiée dans Le Devoir.)
Et dites-moi: comment inclure en un mot les femmes cis et les hommes trans qui n’ont pas subi de chirurgie de confirmation de genre?
Impossible.Ce sont deux espèces différentes.