Dire « Basta ! » à Roxham (intégral)

de Ygreck du Journal de Mtl, toujours excellent !

Mettons les choses au clair. Si vous ou moi étions Haïtiens, Cubains, Guatémaltèques, entre plusieurs autres, nous remuerions ciel et terre, vendrions tous nos biens, nous endetterions jusqu’aux yeux pour arriver en territoire états-unien, prendre la route qui mène au chemin Roxham et tenter notre chance d’avoir, pour nous et nos enfants, une vie immensément meilleure au Canada.

Les informations circulent vite dans les milieux de l’immigration des pays du Sud. Il y a six ans ce mois-ci, Justin Trudeau a lancé son gazouillis annonçant « À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera ». La version anglaise a récolté pas moins de 600 000 mentions « J’aime ».

Dans un premier temps, paniqué par l’afflux de demandes, Ottawa a annoncé que plus de 90 % de ces demandeurs finiraient par être renvoyés, car ne satisfaisant pas aux critères de l’asile. Plus récemment, un nouveau bilan faisait état de 50 % de refus. On sait cependant que pas moins de 35 000 personnes sont disparues dans la nature et préfèrent vivre sans papiers au Québec et au Canada plutôt que d’être reconduites dans leur pays d’origine. Vous et moi ferions pareil. D’autant qu’Ottawa prévoit régulariser sous peu la situation d’un demi-million d’entre elles.

Voyez, vos (nos) chances de succès sont passées de 10 % à 50 % à potentiellement 100 %. Venir au chemin Roxham, c’est le bon choix.

J’ai toujours sur les questions d’immigration été très clair. La société d’accueil doit poser ses conditions au point d’entrée. Elles doivent être précises, compréhensibles, prévisibles. Le contrat social entre nous et les futurs membres de notre société s’incarne là, dans la décision du migrant d’accepter ces conditions. Une fois ce pas franchi, notre attitude doit être d’une totale ouverture.

C’est pourquoi, ministre, j’ai appuyé les milliers de réfugiés du tremblement de terre haïtien qu’Ottawa menaçait d’expulser ; chef du PQ, j’ai dénoncé pendant la campagne de 2018 l’absurde projet de la Coalition avenir Québec (CAQ) de faire reconduire à la frontière les immigrants qui, trois ans après leur arrivée, échoueraient à des tests de valeurs ou de français ; commentateur, j’ai réclamé que tous les réfugiés et demandeurs d’asile ayant soutenu la santé et l’économie québécoises pendant la pandémie, sans exception, se voient accorder un certificat de sélection du Québec, ce que la CAQ a honteusement refusé de faire.

J’ai aussi insisté pour qu’une connaissance du français au point d’entrée soit indispensable pour les immigrants en règle, mais que le niveau de français soit modulé en fonction de l’emploi visé. (Des exemples navrants de rigidité sont bien exposés dans le documentaire Essentiels, sur Télé-Québec.)

Le refus canadien d’agir

Que faire avec Roxham ? On sait exactement quoi, et depuis le début. Ottawa n’avait qu’à utiliser la clause qui suspend notre accord avec les États-Unis pour faire en sorte que tous les demandeurs d’asile se présentent à un poste-frontière régulier. S’il ne souhaitait pas froisser les Américains, il aurait suffi de modifier la loi fédérale sur l’immigration pour appliquer à Roxham les termes de l’entente. Par conséquent, immédiatement, les agents auraient pu y refuser sur-le-champ les demandes d’asile qu’ils jugeaient non fondées, donc la moitié.

Savez-vous que des milliers de demandeurs sont acceptés à Lacolle ou ailleurs, s’ils font la démonstration qu’ils sont en danger et qu’ils ont de la famille au Canada ? C’est le cas de beaucoup d’Haïtiens. Mais certains préfèrent passer par Roxham car, à Lacolle, un douanier peut leur opposer un refus final. Par Roxham, puisqu’ils entrent en territoire canadien, ils ont droit de faire appel après un premier refus.

On nous annonce que la renégociation de l’entente avec les États-Unis ne sera pas finalisée lors de la venue de Joe Biden en mars et qu’il faudra attendre que le Congrès américain adopte un changement législatif, ce qui est ces jours-ci aussi facile que d’apprendre la nage synchronisée à un essaim de mouches noires.

La nouvelle ministre de l’Immigration du Québec, Christine Fréchette, a dit « basta ! » (un vocable emprunté à l’italien qui veut dire « ça suffit ! »). Oui, mais comment cette injonction se traduira-t-elle dans les faits, lorsque le flot, passé de 16 000 en 2017 à 39 000 l’an dernier, atteindra 50 000 cette année, 60 000 l’an prochain ?

Au sujet de l’attitude de Justin Trudeau dans ce dossier, on ne peux dire mieux que le journaliste et analyste Paul Wells: « Si 99 % des demandeurs d’asile traversaient la frontière à moins d’une heure de route de Toronto ou de Vancouver, cette question retiendrait beaucoup plus l’attention du gouvernement de Justin Trudeau. Heureusement pour sa tranquillité d’esprit, Montréal n’est pas un vrai endroit pour la plupart de ses conseillers politiques. »

Les options

Je ne connais que deux options aptes à forcer la main d’Ottawa. Certains proposent d’envoyer la Sûreté du Québec. Elle ne pourrait pas bloquer la frontière, qui relève du fédéral, mais la route, de compétence québécoise, derrière les installations fédérales d’accueil. Ce qui signifierait que les agents fédéraux continueraient de recevoir les migrants, mais ne pourraient les faire sortir de leur enclave, forçant Ottawa à renvoyer les candidats vers Lacolle. Je suis opposé à cette hypothèse, angoissante pour les migrants et politiquement intenable, car — visualisez une barricade de policiers québécois bloquant l’accès à des fonctionnaires fédéraux — d’un coût réputationnel énorme.

L’autre solution est de réclamer d’Ottawa qu’il laisse au Québec sa juste part de ces réfugiés, soit 20 %, notre poids démographique, et qu’il se charge de répartir les autres dans le reste du pays. Sinon, le Québec le fera pour lui. En fait, Ottawa a commencé à opérer ce déplacement l’an dernier, pour environ 10 % des demandeurs. Mais il le fait de façon aléatoire et franchement indélicate, débarquant chez des migrants sans prévenir pour les conduire en Ontario. Je propose que cette démarche soit transparente et prévisible.

Lors d’un débat assez vif que j’ai eu avec mon collègue Tom Mulcair sur Qub Radio, nous avons évoqué une hypothèse où les demandeurs d’asile exprimeraient, au point d’entrée, une préférence de destination: le Québec, l’Ontario, les Maritimes, l’Ouest ? Notons que dans le cas des réfugiés syriens, Ottawa décidait unilatéralement comment les répartir dans le pays, sans les consulter. Mais ce serait déjà un énorme progrès.

André Sirois, ancien conseiller juridique à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, m’écrit ceci à sujet ceci:

Il faudrait peut-être ajouter à ce débat qu’il y a des années –depuis au moins 1979 sauf erreur– qu’Immigration Canada s’applique à disperser les nouveaux immigrants à travers tout le Canada. En dispersant les illégaux du chemin Roxham Immigration Canada ne ferait que continuer l’application d’une politique déjà ancienne. et bien acceptée 

Je propose de toutes façons de donner un ultimatum à Ottawa de procéder à une juste répartition, sinon le Québec prendrait en charge dès leur arrivée les francophones et les personnes qui ont de la famille immédiate au Québec, donc ceux pour qui le succès d’intégration est le plus élevé, mais reconduirait quotidiennement les autres à Ottawa ou à un lieu qui nous serait indiqué. Le second contingent en importance est formé de Nigérians, des anglophones, qui trouveront dans le ROC de meilleures conditions d’intégration. 

J’ajoute pour ceux qui s’indigne qu’on fasse une sélection linguistique que ce tri est effectué pour les immigrants réguliers, qui doivent démontrer une connaissance du français dans leur processus, qu’il pourrait l’être, si le Québec le décidait, pour les immigrants temporaires. On ne voit pas pourquoi il serait interdit pour les demandeurs d’asile.

J’ai été évidemment traité de tous les noms pour avoir formulé cette proposition. Un autrement estimable chroniqueur de La Presse, Yves Boisvert, l’a déclarée « abjecte ». Il n’avait pourtant pas jugé bon d’exprimer ce dégoût envers la pratique fédérale. Je lui ai demandé si, les services d’accueil montréalais étant débordés, il trouverait abject qu’on les déplace par bus à Québec, qui  est plus loin encore, ou s’il craignait spécifiquement que l’Ontario les maltraite. J’attends la réponse.

S’il existe d’autres options réalistes, je suis tout ouïe.

Une exigence de lucidité

Cette solution ne tarirait pas le flot. Seules les mesures légales fédérales précitées permettraient de le réduire de moitié. Le Québec aurait à vue de nez recueilli l’an dernier 10 000 de ces demandeurs irréguliers, donc quatre fois moins. Ce nombre pourrait doubler en quelques années, mais, au moins, ce serait gérable.

Finalement, il y a la question de savoir si, en cas de suspension de l’entente canado-américaine par Ottawa, les candidats sachant que la moitié d’entre eux seront interdits d’entrée ne franchiront pas la frontière ailleurs. Un certain nombre, oui. Le mal est fait, les passeurs sont installés, ils ont intérêt à ce que ça dure. Cependant le nombre serait réduit. Les migrants qui se sont présentés ces derniers mois avec leurs valises et leurs poussettes n’acceptent de faire le trajet que parce qu’ils savent que le passage est facile, l’accueil garanti, le repas chaud à distance de marche, un toit assuré dès le premier soir. Le calcul serait complètement différent s’il s’agissait de traverser forêts ou champs, sachant que personne ne vous attend de l’autre côté.

Je sais que des lecteurs estimeront qu’il ne faut pas évoquer ces hypothèses. Ils ont raison d’estimer que chacun de ces migrants a une histoire, un espoir, une valeur humaine irréductible. Mais puisque les frontières existent, il faut les gérer. Ce qui signifie dire parfois oui, parfois non. Et ces réponses ont, sur chaque migrant, des conséquences pour toute une vie.

La lucidité exige que ces questions soient posées, puisque Justin Trudeau refuse d’agir depuis six ans. J’estime que le Québec doit dire « basta ! » à l’intenable statu quo canadien à Roxham et prendre les moyens pour opérer un vrai changement. J’estime tout aussi essentiel qu’une fois parmi nous, chacune des personnes que nous accueillons obtienne immédiatement ce premier passeport pour la dignité qu’est le droit de travailler — et pour les travailleurs agricoles, qu’ils puissent changer d’employeur à leur gré. Qu’on leur offre ensuite une passerelle rapide vers un statut de résident permanent sans leur faire subir la tartufferie d’examiner leur demande d’asile, d’en refuser la moitié, de les pousser à la clandestinité, puis de les régulariser dans une amnistie.

Bref, soyons fermes et rigoureux au point d’entrée, et mettons tout en oeuvre, ensuite, pour que ceux qui nous choisissent et qu’on a choisis obtiennent le droit, et développent l’envie, de devenir pleinement Québécois.

(Une version plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

3 avis sur « Dire « Basta ! » à Roxham (intégral) »

  1. Entièrement en accord avec votre point de vue. L’attitude du fédéral est très claire : noyer le québec de toutes les manières possibles. L’indépendance est le seul moyen de reprendre le contrôle de nos vies sociales ,politiques , fiscales, etc…
    Lâchez pas Mr Lisée !

  2. L’,immigration est aussi un problème culturel les Franco reçu s’angliciseraient puisqu’ils arrivent à Montréal ville aux services intégralement anglophones même par la ville et le provincial.

  3. Je crois que vous avez mis le  » doigt » a la bonne place et je suis parfaitement en accord avec vous, mais au Québec on ne veut pas froisser personne alors  » fermez vos gueules et endurez » !!!!!!!!!!!!!!!

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