Et le gagnant est… l’Alberta ! (intégral)

Je vous le jure, il n’est pas trop tôt pour déclarer un gagnant dans la campagne électorale. Avant même son déclenchement, la tendance était forte. Depuis, c’est dans la poche : l’industrie du pétrole canadien et son égérie Danielle Smith ont emporté la mise.

Que Marc Carney ou Pierre Poilievre soient choisis par l’électorat, le 28 avril prochain, les intérêts albertains seront mieux promus que jamais. Les deux partis s’engagent désormais à ce que de nouveaux pipelines, gazoducs et oléoducs, soient de toute urgence remis sur la table à dessin – même si pour l’instant aucun promoteur privé n’a levé la main. Les deux candidats affirment que l’intérêt national, l’urgence nationale, sinon la sécurité nationale, exigent que ces tubes d’acier soient rapidement déployés. Carnet et Poilievre promettent de modifier règlements et lois pour  en accélérer (précipiter ?) la réalisation. Le chef libéral parle de désigner un « corridor stratégique » pan canadien pour l’énergie et autres ressources. S’il nous en donnait tout de suite le tracé, cela ajouterait du piquant dans un certain nombre de circonscriptions.

Oui mais, les évaluations environnementales ? Carney et Poilievre ont la solution : il y en aura moitié moins. On peut compter sur l’Alberta et la Saskatchewan pour faire l’évaluation environnementale de l’expansion de leur propre production en toute indépendance d’esprit. L’affaire est ketchup. Puis, il reviendra au gouvernement conservateur ontarien et caquiste québécois de décider, ou non, d’approuver les projets en faisant fi, si nécessaire, des recommandations de leur propre BAPE. François Legault dit subodorer une augmentation de l’acceptabilité sociale pour ces mastodontes, ce qu’attestent des sondages récents. Sait-il que ceux qui sont favorables aux pipelines en général le sont moins lorsqu’ils passent dans leur cour ? Remarquez, comme le tracé du défunt Énergie-Est devait traverser le Saint-Laurent juste en amont de la ville de Québec, pourquoi ne pas le faire passer par le futur tunnel du troisième lien, et faire d’une pierre deux trous ? Ou un seul.

Le chef conservateur a annoncé cette semaine qu’il comptait financer sa baisse d’impôts en sabrant notamment dans le « BS Corporatif », c’est-à-dire dans les subventions versées par le Trésor canadien aux entreprises, surtout à celles qui n’en ont pas besoin. Or l’industrie pétrolière canadienne a vu ses profits croître chaque année depuis 2021, elle ne doit pas avoir besoin d’aide, non ? En fait, elle reçoit chaque année environ 18 milliards de dollars d’aide fédérale de toutes sortes. Contrairement à plusieurs autres secteurs, il ne s’agit pas pour le Canada de copier les États-Unis. Nous sommes les plus grands subventionneurs de pétrole au monde, après la Chine. Selon les données de l’organisme Oil Change International, nous versons à notre industrie 370 $ par habitant, alors que les étasuniens n’en versent que 67$ par habitant. Donc, il y a de la marge. Le fait qu’aucun des deux grands partis ne proposent d’y toucher est une autre grande victoire albertaine.

Dans le bras de fer tarifaire avec les États-Unis, chacun a immédiatement compris que la meilleure façon de faire comprendre aux américains l’état de notre colère était de surtaxer, nous-mêmes, le prix de notre pétrole exporté, pour que cela fasse mal à la pompe, et que nous ayons des citoyens yankees bien pompés contre Trump. Danielle Smith a fait comprendre qu’elle n’accepterait en aucun cas une telle mesure – qui peut être imposée par Ottawa sans son consentement. Tout le monde s’est plié à sa volonté. Il n’en est plus question. Les tarifs de 10% imposés par Trump au pétrole n’a pour l’instant aucunement fait fléchir le flux des ventes albertaines au sud. Au contraire, puisque l’Alberta vend son pétrole en dollars américains, et que la valeur du dollar canadien s’est déprécié, les producteurs albertains peuvent augmenter leur marge de profit.

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Toujours plus !

Vous pourriez penser que lorsqu’on rafle la mise d’une façon aussi éclatante, on fait profil bas. Vous ne connaissez pas Danielle Smith. Juste avant l’élection, elle a fait connaître une liste de demandes, « auxquelles le prochain premier ministre, quel qu’il soit, doit répondre au cours des six premiers mois de son mandat pour éviter une crise d’unité nationale sans précédent ».

Ouch ! Il s’agit de « garantir à l’Alberta un accès complet aux corridors pétroliers et gaziers au nord, à l’est et à l’ouest ». Le mot clé ici est « garantir ».  Il y a aussi l’abrogation de la loi fédérale d’évaluation environnementale (c’est dans la poche), la levée de l’interdiction des pétroliers au large de la côte de la Colombie-Britannique (plus compliqué); éliminer le plafond des émissions pétrolières et gazières, qui est un plafond de production (avec Poilievre, ça ira); mettre fin à l’interdiction des plastiques à usage unique (elle veut dire, même au Québec ?).

Il y a aussi ceci : « notre province n’accepte plus de subventionner d’autres grandes provinces qui sont tout à fait capables de se financer ». Je pense qu’elle parle de la péréquation.

Le compte-à-rebours est donc commencé. Il nous reste six mois pour dire oui à cette liste et éviter une « crise d’unité nationale sans précédent ». Remarquez, « sans précédent » signifie que ce serait pire que la crise référendaire de 1995. De quoi serait faite la crise albertaine, au juste ?

Ces derniers jours, la première ministre a donné des indices pour le cas ou, dans six mois, elle n’aurait pas gain de cause. “Je crois à la démocratie directe » a-t-elle dit. « Les décisions importantes doivent être soumises à un referendum ouvert à tous les Albertains ». Oui mais, quelle serait la question ? “Y a-t-il une question que les Albertains aimeraient que je leur pose ? » a répondu la pas-tout-à-fait Sphinx d’Edmonton.

Elle veut préparer le terrain. Lancer une consultation publique. “Il s’agit d’un sujet dans lequel les Albertains doivent être très engagés au cours des prochaines semaines et prochains mois.”

Les derniers sondages montrent qu’on ne trouve pas plus d’un Albertain sur quatre favorables à l’indépendance de la province ou à son rattachement aux États-Unis. Mais la première ministre voudrait faire monter la pression et convaincre une majorité des Albertains de sortir leur province du giron canadien, qu’elle n’agirait pas autrement.

C’est la lecture qu’en fait l’ancien chef de cabinet de Brian Mulroney, Norman Spector. Parlant au Toronto Star, il affirme que Smith peut transformer la question de l’urne en celle-ci : « Qui est le mieux placé pour empêcher l’Alberta de faire sécession du Canada et d’être reconnue par les États-Unis ?» Dans ce scénario catastrophe, ajoute-t-il, la Saskatchewan « serait la deuxième à tomber ». Et on sabrerait le champagne (et le Coke diète) à la Maison-Blanche.


Deux ajouts à ce texte, publié dans Le Devoir dans une version un peu plus courte. Un lecteur m’a demandé: oui mais, la péréquation. Voici les chiffres:

Via la péréquation fédérales, les Albertains nous envoient environ 2 milliards/an.
Via les subventions fédérales, les Québécois envoient à l’Alberta environ 4 milliards/an
Les Québécois achètent pour 11 milliards de produits albertains par an, principalement de pétrole.
Les Albertains n’achètent que pour 4,4 milliards de produits québécois par an.
Bref, au total, dans la relation Québec/Alberta, les Albertains s’en sortent avec 8 milliards de plus, par an, que nous.

Autrement dit, si on abolissait la péréquation et les subventions aux pétrolières, les Québécois auraient 2 milliards de plus dans leurs poches, par an.

Et si on achetait notre pétrole et autres produits albertains ailleurs et que les albertains cessaient d’acheter des produits québécois, c’est l’économie albertaine qui souffrirait davantage, à hauteur de 7 milliards de dollars, par an.

Deuxièmement, un sondage publié ce mercredi dans le Western Standard montre que l’appui potentiel à l’indépendance de l’Alberta est de 36%, ce qui montre une augmentation.

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

2 avis sur « Et le gagnant est… l’Alberta ! (intégral) »

  1. Si Trump ne peut pas avaler le Canada d’une bouchée, il doit sans doute penser l’avaler par petites bouchées… On commence par l’Alberta, puis etc…

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