Europe: le double échec du multiculturalisme

La chancelière allemande n’y est pas allée avec le dos de la main morte. Angela Merkel, conservatrice, vient d’annoncer que la politique de « Multikulti, le concept selon lequel nous vivons des vies parallèles et en sommes heureux a échoué complètement ».

Mme Merkel a ainsi heurté un énorme tabou, dans l’Allemagne moderne où la tolérance à l’autre a été vue comme le prix à payer pour, disons, un passé excessif en sens inverse. Ces derniers jours, un sondage a illustré le pourrissement du climat: le tiers des Allemands affirment que  les immigrants sont des fraudeurs de l’aide sociale. Ambiance.

La chancelière, qui est en période pré-électorale, a décidé de lever le ton. La société allemande a un comportement humaniste, hérité de la chrétienté, et « ceux qui n’acceptent pas ça sont au mauvais endroit ici ». Et, de toutes façons, les immigrants qui vivent en Allemagne doivent s’adapter et apprendre l’Allemand « immédiatement ».

Le revirement allemand sur la question multiculturelle n’est que le dernier épisode d’un effondrement de ce concept en Europe. Le précédent domino à tomber fut la Grande-Bretagne, où les travaillistes, hier grands promoteurs du concept, ont entrepris depuis trois an un virage mettant en avant le concept de « British first ».

Même toi, Gordon ?

Gordon Brown relayait ainsi en novembre dernier le sentiment palpable dans une large part de l’opinion britannique:

«Je connais des gens inquiets du fait que l’immigration fragilise leurs salaires et les perspectives d’emplois de leurs enfants, et ils s’inquiètent aussi de savoir s’ils vont trouver un logement décent pour leur famille.»

«Ils veulent être sûrs que le système est à la fois sévère et juste. Ils veulent être sûrs que les nouveaux arrivants dans le pays accepteront leurs obligations (…): obéir à toutes les lois, parler anglais est important, payer leurs impôts»

Malheureusement, le reflux du multiculturalisme et de ses excès s’opère, non dans une discussion éclairée dont l’objectif doit viser une politique publique mieux à même d’assurer le succès de l’intégration des nouveaux arrivants, mais dans une sale ambiance de refus de l’autre, de montée des préjugés et de stigmatisation des minorités. Les politiques honteuses de la France de Sarkozy et de l’Italie de Berlusconi face aux Roms en sont l’exemple extrême, mais non unique.

Un recul mondial

Dans un très intéressant texte, publié en janvier et présentant une défense argumentée du multiculturalisme canadien pour le compte du gouvernement fédéral, l’éminent intellectuel canadien Will Kimlicka admet que le concept subit un « recul mondial » depuis 2006. Il en fait la synthèse qui suit, que je cite largement :

Dans la plupart des autres pays du monde, il existe une perception généralisée stipulant que le multiculturalisme a « échoué » et qu’il est temps de « prendre un recul » à l’égard du multiculturalisme, qui a été poussé « trop loin ».

L’exemple le plus frappant de ce recul du multiculturalisme nous est probablement fourni par les Pays‑Bas. Cet État a adopté l’ensemble de politiques de multiculturalisme le plus ambitieux de l’Europe de l’Ouest au cours des années 1980. À partir des années 1990, toutefois, on a commencé à réduire la portée de ces politiques, pour les abandonner presque complètement au cours des années 2000. Le multiculturalisme aux Pays‑Bas a été remplacé par des politiques sévères et coercitives d’« intégration civique », lesquelles (selon les opposants, du moins) ressemblent tout à fait à l’ancienne assimilation.

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui considèrent l’exemple néerlandais comme le prototype de « l’échec du multiculturalisme ». D’autres pays européens le citent pour justifier un recul de leurs propres politiques de multiculturalisme, ou pour ne pas adopter de telles politiques. C’est le cas, par exemple, en Grande-Bretagne, où le New Labour a largement abandonné son engagement à l’égard du multiculturalisme.

De plus, plusieurs pays européens qui avaient un jour envisagé le multiculturalisme suivent maintenant le modèle néerlandais, adoptant des politiques d’« intégration civique » coercitive – par exemple, l’Autriche et l’Allemagne. Et tandis que ce recul est le plus fort en Europe, on constate une tendance similaire en Australie […].

Ce contrecoup et ce recul mondiaux sont aujourd’hui si répandus que même les organismes intergouvernementaux internationaux qui avaient déjà promu le multiculturalisme s’en dégagent désormais. Par exemple, le Conseil de l’Europe a récemment déclaré que le multiculturalisme est simplement l’envers de l’assimilation, une affirmation qui est également fondée sur l’hypothèse d’une opposition irréconciliable entre la majorité et la minorité, menant à [traduction] « une ségrégation communautaire et une incompréhension mutuelle ».

Dans ce débat européen, le multiculturalisme est tenu responsable de toutes sortes de maux. En particulier, on affirme que le multiculturalisme a favorisé :
*la ghettoïsation résidentielle et l’isolement social des immigrants;
*l’accroissement des stéréotypes et, par conséquent, des préjugés et de la discrimination entre les groupes ethniques;
*le radicalisme politique, en particulier chez les jeunes musulmans;
*la perpétuation de pratiques d’intolérance entre les groupes d’immigrants, qui a souvent pour effet de restreindre les droits et les libertés des filles et des femmes.

Selon les opposants, ces problèmes s’aggravent depuis les années 1980, mais on n’en a pas tenu compte en raison de l’idéologie naïve et, en fait, pernicieuse, du multiculturalisme, qui tenait pour acquis qu’il était en quelque sorte « naturel » que la société soit divisée en groupes ethniques distincts et déconnectés, chacun avec ses propres espaces territoriaux, valeurs politiques et traditions culturelles. En conséquence, les sociétés européennes [traduction] « se dirigeaient en somnambules vers la ségrégation », ce qui a mené à une crise ethnique.

Les citoyens se félicitaient eux‑mêmes pour leur attitude de « vivre et laisser vivre » à l’égard des immigrants, tout en ne tenant pas compte des niveaux croissants de ségrégation et de marginalisation.

Voilà, en bref, le récit dominant au sujet du multiculturalisme en Europe. On dit avoir fait l’essai du multiculturalisme et avoir échoué, avec de graves conséquences sociales. Aujourd’hui, le multiculturalisme est répudié, à la fois par des pays et par des organismes paneuropéens.

Le seul remède maintenant consiste à insister pour que les nouveaux arrivants accordent la priorité à leur nouvelle identité nationale par opposition à leur identité ethnique ou confessionnelle d’origine – ils doivent accepter d’être « Néerlandais d’abord », du moins dans la vie publique, et renoncer à leurs revendications d’accommodements institutionnels ou d’expression politique de leurs identités ethniques. Pour qu’elles puissent être le moindrement préservées, les identités ethniques doivent s’exprimer uniquement dans la sphère privée, sans fournir de fondement aux revendications politiques de multiculturalisme.

Kimlicka estime que les Européens font fausse route et attribuent à tort au multiculturalisme des problèmes qui sont également apparus dans des pays, comme la France, qui ont eu une politique non-multiculturelle.

Les deux victimes du multiculturalisme

C’est possible. Mais quoi qu’on puisse penser de la qualité intrinsèque des politiques multiculturelles (que Kimlicka défend avec brio), on doit constater qu’après des décennies d’application, elles sont rejetées par les majorités européennes. Lorsqu’on veut promouvoir une forme de vivre-ensemble, son rejet par la majorité n’est-il pas, en soi, la preuve de son échec ?

L’écrasement du multiculturalisme européen n’est pas une bonne nouvelle. Les majorités s’estiment victimes de la naïveté des élites face à la difficulté de l’intégration, surtout des musulmans. Les minorités ethniques sont victimes du retour de balancier et de l’intolérance qui se faufile — non, qui triomphe — dans son sillage.

Ce concept aura donc été un double échec. Son incapacité à réussir son enracinement durable dans les consciences collectives d’une part, et d’autre part sa disparition trop brusque pour donner lieu à un nouvel équilibre intégrateur, respectueux des uns et des autres.

Demain: le Canada anglais a-t-il eu son quota de multiculturalisme ?