François Legault et le journalisme inutile

raynauld_andre_1993-140x150C’était le 2 juin 1980. Jeune journaliste au service radio de la Presse Canadienne, j’avais appris que le critique économique de l’opposition libérale à Québec, l’éminent professeur André Raynauld, allait démissionner le lendemain.

Faisant un Woodward-et-Bernstein de moi (les limiers qui ont révélé le scandale du Watergate), j’appelai Raynauld pour lui demander si c’était vrai. Trop honnête pour mentir, le député refusa d’infirmer ou de confirmer. (Quel rapport avec Legault ? Patience.)

« Vous comprenez, lui dis-je du haut de mes 22 ans, qu’en ce cas, refuser de démentir me laisse conclure que c’est vrai. » Puis, fort de ma source et de ce non-démenti, j’informai la Terre entière que le député Raynauld allait, dans moins de 24 heures, annoncer son départ.

Une heure plus tard, les journalistes de la presse parlementaire à Québec accrochaient Raynauld à l’entrée du caucus des députés et lui faisait avouer que, oui, il quittait.

Le lendemain, je me suis senti tout croche. Quel gain tangible le droit du public à l’information avait-il tiré de cette annonce prématurée ? Aucun. Le pauvre professeur Raynauld, qui ne serait jamais ministre de quoi que ce soit, devait avoir deux beaux moments en politique. Son entrée et sa sortie. Je lui en avait ravi la moitié. Et pourquoi ?

Pour annoncer, quelques heures à l’avance et en catastrophe, ce qui devait être un événement public, transparent, expliqué par son principal protagoniste, à son rythme et par une déclaration soigneusement préparée.

Je venais de pratiquer le journalisme inutile. Je me suis juré que je ne m’y reprendrais plus.

Détestable, inévitable

Le journalisme est admirable lorsqu’il révèle au public des faits importants que le pouvoir (politique, économique, social) voulait lui cacher. Encore plus admirable lorsque, à force d’enquête et d’intelligence, il met au jour des phénomènes insoupçonnés ou explique ce qui était inexpliqué.

Mais la recherche du scoop pour le scoop est l’inévitable et détestable scorie du processus. La publication, ce vendredi, d’extraits du manifeste de François Legault tombe dans cette catégorie.

Il s’agit d’un groupe de personnes qui ont longuement travaillé sur des idées, et sur un texte, qu’ils veulent rendre public ce lundi, en répondant à toutes les questions.

En quoi le droit du public à l’information est-il servi par la publication prématurée de ce texte et sa présentation par des journalistes qui font leur propre tri, choisissent leur propre emphase sur tel ou tel aspect, plutôt que de laisser les auteurs s’exprimer d’abord eux-mêmes ?

Aucun. Au contraire. Dans ce cas, le journaliste s’insère entre l’information et le public et offre une version appauvrie de ce que devait être l’événement, si on l’avait laissé se dérouler comme prévu.

Un des beaux cas dans l’histoire québécoise était l’obtention par des journalistes, la veille de sa publication, du livre blanc de René Lévesque sur la souveraineté-association. « On a travaillé toute la nuit », m’a dit un grand ami qui était sur le coup. Il était très surpris de mon manque d’enthousiasme.

Je tique tout autant lorsque le New York Times obtient une copie de l’autobiographie de Bill Clinton avant son lancement ou lorsqu’un quotidien concurrent — c’est arrivé — obtient la copie du dernier livre d’enquête de Bob Woodward avant que ce dernier n’en divulgue les meilleurs morceaux dans son propre quotidien, le Washington Post.

Il s’agit là, non de la divulgation de documents secrets, mais de la divulgation de documents qui sont sur le point d’être largement diffusés. (Transparence totale: On a voulu faire le même sort à mon livre Sortie de secours, en 2000.)

Cette pratique est-elle inévitable ? Absolument. La mécanique même de la pratique du journalisme suppose qu’on veuille « sortir la nouvelle » le plus tôt possible et, nécessairement, avant son concurrent.

Un journaliste qui obtient la copie du manifeste de Legault détient un « scoop » qui, non seulement fait vendre de la copie (voir la une du Journal de Montréal de samedi), mais démontre qu’il est un bon journaliste.

S’il fallait que, par respect pour Legault et pour le public, ce journaliste décide de ne pas publier cette information, il court le risque qu’un de ses collègues concurrents, lui, n’ait pas ce scrupule. Sa retenue n’aurait servi à rien et, informé, son patron lui passerait tout un savon.

« Fucker le game plan »

La situation est encore plus compliquée que ça. Il arrive régulièrement que des pouvoirs donnent une information confidentielle à un journaliste prématurément pour:

– Obtenir deux ou trois jours de couverture, plutôt qu’une. Le jour de la fuite, puis le jour du débat sur la fuite, puis le jour de l’annonce officielle.

– Tester une idée. C’était une spécialité du gouvernement Bourassa: faire couler un projet de réforme pour  jauger la réaction, puis décider d’aller de l’avant ou de faire marche arrière en fonction des commentaires.

Mais il y a aussi une pratique du journalisme inutile, voire nuisible, qui consiste à constamment anticiper le processus de décision gouvernemental et à éventer de quelques jours l’annonce de politiques.

Un des plus grands limiers du journalisme québécois, auquel on doit d’innombrables et utiles scoops, Denis Lessard, de La Presse, appelle cette technique — qu’il pratique — « fucker le game plan ».

Le gouvernement a travaillé des mois sur une politique. Il s’apprête à l’annoncer, à l’expliquer, à répondre aux questions, à faire, parfois, un huis-clos avec les journalistes pour que les experts soient à leur disposition.

La politique sera ensuite critiquée ou encensée — sûrement les deux — et examinée sous toutes ses coutures.

C’est le game plan. Dans la phase de préparation de la politique, plusieurs hypothèses ont été évoquées, par les fonctionnaires, les cabinets, les élus — et proposés par les lobbies et les contre lobbies. Pour qu’une discussion fructueuse ait lieu, ses participants doivent avoir la possibilité d’être audacieux. D’avancer des idées qui dérangent. Le processus d’élaboration de la politique fait le tri, accepte et rejette, combine et décide.

Le journalisme inutile, ici, rend public les hypothèses les plus choquantes ou innovantes, en cours de discussion. C’est parfois parce qu’un des participants au débat veut faire tuer cette idée en la coulant à la presse. C’est parfois parce que le journaliste a beaucoup insisté pour avoir cette information et — dans un cas célèbre — parce qu’il sait dans quelle poubelle les versions successives sont jetées.

Mais l’effet secondaire de cette pratique est de tétaniser l’innovation dans le processus de discussion interne. D’appauvrir le bassin d’idées neuves, de peur de la fuite.

Ce qui passe et ce qui reste

Voilà l’environnement dans lequel évoluent les femmes et les hommes politiques. Ils doivent répondre de leurs erreurs véritables — et ils en font. Ils doivent se défendre quotidiennement devant une opposition qui n’a que du mal à dire de leur travail — c’est systémique.

Alors même qu’on les accuse de ne rien faire, ils préparent fébrilement, en coulisse, les politiques qu’ils veulent présenter, c’est certain, sous leur meilleur jour. Mais avant même qu’ils puissent avoir ce moment où ils livrent le fruit de leur travail, des parcelles d’information se retrouvent dans les gazettes — et alors ils doivent rectifier un tir qu’ils n’ont pas encore tiré — ou encore leur labeur est divulgué avant même qu’ils ne puissent le faire eux-mêmes.

En cinq ans dans les coulisses du pouvoir, de 1994 à 1999, j’ai pu constater le niveau de frustration que cela impose à des êtres humains qui sont convaincus d’œuvrer pour le bien public et ne comprennent pas pourquoi leur chemin est jonché d’autant d’obstacles.

Venant du journalisme, j’étais sidéré de voir à quel point les responsables politiques étaient affectés par la couverture journalistique. (L’ancien éditorialiste Michel Roy a eu la même expérience lorsqu’il est devenu conseiller du Premier ministre Mulroney.)

Il faut un peu de recul pour comprendre que les politiques restent, la couverture journalistique passe. Le livre blanc de René Lévesque est enraciné dans l’histoire. Sa publication prématurée, non. Le manifeste de Legault sera un des événements politiques majeurs du début 2011. Le scoop de Quebecor, non.

La couverture journalistique, avais-je pris l’habitude de dire aux députés et ministres qui s’en plaignaient, c’est comme la température. Il ne sert à rien de s’en plaindre, il faut seulement s’habiller en conséquence.

Reste que, en théorie, si les journalistes vivaient, personnellement, deux expériences, ils pourraient devenir moins prompts à pratiquer le journalisme inutile.

Le premier est d’être critiqué nommément dans un journal, de préférence par une source anonyme. Cela m’est évidemment arrivé. On ressent une perte de contrôle de sa propre image que seuls les personnages publics connaissent. Très, très désagréable. À la longue, on s’habitue. Mais ça ne devient jamais normal.

Le second est le suivant:  il faudrait qu’un ministre obtienne un des premiers jets de l’article que le journaliste prépare sur lui ou une de ses politiques — avec les fautes, les informations non vérifiées, les phrases incomplètes.

« Comme c’est mal écrit et ridicule », dirait le ministre. « Du travail bâclé ! »

« Mais, répliquerait à bon droit le journaliste, je n’ai pas fini de travailler, ce n’est qu’un brouillon » !

« Je n’ai que fucké ton game plan » rétorquerait le ministre. C’est le jeu, non ?