Harry Potter et La prisonnière d’Azka-Woke (intégral)

Je tiens à prendre date, ici, maintenant, officiellement, et affirmer que je me sens personnellement privé d’un plaisir que je pouvais raisonnablement espérer parce que 1) les forces de l’intransigeance intellectuelle étendent leur empreinte et que 2) des institutions existant pour servir le public n’ont ni le jugement, ni la colonne vertébrale nécessaires pour résister aux assauts de l’absurde.

(Une version plus courte de ce texte a été publié`dans Le Devoir.)

Je parle de l’absence de l’écrivaine J.K. Rowling de l’émission spéciale de près de deux heures de HBO sur les 20 ans du premier film de la série Harry Potter. Contrairement aux autres manifestations récentes de la Culture de l’annulation, que je dénonce régulièrement en tant que spectateur engagé, ce nouvel épisode m’atteint plus que tout autre. Parce que J.K. et Harry font partie de ma vie depuis 30 ans. À la maison, pour mes enfants, la lecture de chaque nouveau livre de la série était un événement – on l’achetait le jour de leur sortie – et il était interdit aux plus jeunes de voir les films sans avoir lu les livres.

J’estime que J.K. Rowling est personnellement responsable du fait que mes enfants, comme des centaines de millions d’autres dans le monde, sont devenus des lecteurs d’habitude. J’estime que je lui dois des heures de plaisir et de découverte commune avec mes bambins, de débat, d’épouvante et de fou-rires.  

Dans une lettre ouverte que je lui adressais en 2007,  je la remerciais pour avoir inculqué à toute une jeunesse le goût de se perdre dans une grande aventure, une saga complexe comme la vie, d’en discuter, d’échafauder des hypothèses, de débattre ensuite pour savoir si le film était ou non meilleur que le livre. D’avoir surtout communiqué des valeurs, bonnes pour une vie entière. Ses personnages sont jeunes, un peu fantasques, mais loyaux, persévérants, débrouillards, altruistes. Leur rapport à l’autorité est complexe. Ils respectent le vieux sage, qui leur transmet — eh oui ! — connaissances et compétences, mais apprennent que l’autorité peut se tromper et qu’il existe de justes rébellions. Il y a un important développement sur le racisme, aussi, sur la cohabitation des différences, sur la force de l’amour.

Personne n’a fait davantage que J.K. Rowling depuis Gutenberg pour faire vivre le goût de la lecture. Parmi les 20 romans les plus vendus de tous les temps, ses ouvrages occupent sept places. Elle devrait, pour ce seul exploit, recevoir un Prix Nobel de littérature.

Pourtant, elle n’apparaît que furtivement, via des images d’archives, dans la célébration télévisuelle de son œuvre. Elle a été invitée, affirme HBO. Elle a décliné, a-t-elle fait savoir. C’est un pas de danse de relations publiques pour cacher l’éléphant trans dans la pièce: la controverse que sa présence aurait provoquée dans cette fête qui n’existe que grâce à son imagination. Car, voyez-vous, Rowling a eu le tort, depuis quelques années, d’avoir exprimé son désaccord, non avec les droits des personnes trans, qu’elle appuie, mais avec certaines de leurs revendications. Leur proposition voulant qu’on ne doive plus dire “des femmes” mais, “des personnes menstruées”. Qu’on permette à des femmes trans encore dotées de pénis d’aller dans des toilettes pour femmes (Rowling a avoué avoir été victime d’agression sexuelle, d’ou sa réticence) ou qu’elles participent à des équipes sportives féminines, malgré une carrure et un degré de testostérone que peu de femmes nées femmes peuvent atteindre. Que la distinction entre sexe et genre disparaisse complètement. Elle a publié ici un essai nuancé et informé qui vaut la peine d’être lu.

Ce sont des débats. On trouve des arguments forts dans chaque camp. Mais pour une partie des activistes trans, toute réticence face à un élément de leur cahier de revendication constitue, non un désaccord fâcheux entre gens raisonnables, mais une trahison, de la transphobie, un affront insupportable à leur dignité. Et cela justifie d’envoyer à l’auteure déviante suffisamment de menaces de morts pour qu’elle puisse en tapisser sa maison, dont l’adresse est publiée par les manifestants qui viennent l’enquiquiner à demeure, comme en novembre dernier. (Un internaute leur  a suggéré d’aller plutôt occuper le quai 9 ¾  de la gare de Kings Cross). Le réflexe outrancier s’est exporté aux États-Unis, où la vingtaine d’équipes de sportifs jouant au Quidditch, jeu inventé par Rowling pour l’univers de Potter, ont annoncé le mois dernier qu’elles changeraient le nom du jeu pour se dissocier d’elle. (Il y a un tournoi international de Quidditch depuis plusieurs années, et des équipes dans une quarantaine de pays. On compte environ 20 000 joueurs dans le monde.)

De tout temps, on a retrouvé cette intransigeance maximaliste à la marge de mouvements de réforme. Pour certains dans le mouvement ouvrier, ceux qui étaient contre la révolution étaient des suppôts du capital. Pour certains fédéralistes, on aurait dû prendre les chefs indépendantistes, en soi. Pour certains indépendantistes, des élus francophones à Ottawa étaient des “collabos”. Pour certains militants anti-racistes, soulever des doutes sur le concept de racisme systémique est, en soi, une expression de racisme. La seule sage réponse est d’ignorer ces dérives et d’appuyer la cause ouvrière, fédéraliste, indépendantiste, anti-raciste et trans pour leur valeur intrinsèque. 

L’affiche de l’émission spéciale de HBO. Ne cherchez pas J.K.

Le problème est qu’au Royaume-Uni, pays qui nous a pourtant donné la première démocratie moderne, l’habeas corpus et le fair play, une position intransigeante développée par des porte-parole autoproclamés d’une population trans estimée, au total, à moins de 0,6% des humains est devenue un courant de pensée quasi-dominant.  Les principaux acteurs de la série Potter — Daniel Radcliffe (Harry), Emma Watson (Hermione), Rupert Grint (Ron) — ont dénoncé les propos de celle qui en a fait des stars internationales. Ils auraient pu exprimer leur désaccord tout en défendant le droit de Rowling de défendre un point de vue différent, mais respectable. Ils ont plutôt succombé à l’air ambiant de la rectitude. Leur présence aux côtés de Rowling dans le spécial d’HBO, même à deux mètres de distance, aurait donc fait l’événement, relancé la controverse.

Mon avis ? Eux – Radcliffe, Watson, Grint– auraient dû, avec les producteurs de HBO, faire front. Déclarer que cette réunion ne pouvait avoir lieu qu’en présence de la personne sans laquelle elle n’aurait pas raison d’être. Que les désaccords entre gens raisonnables sur des questions clivantes ne doivent en aucun cas oblitérer la camaraderie et la reconnaissance. Si les principes et le courage n’étaient pas suffisants pour susciter chez eux un sursaut de bon sens, un autre réflèxe aurait pu jouer, en dernier ressort. Le fait que les films aient enrichis personnellement Grint (Ron) de 60 millions $ US, Watson (Hermione) de 70 millions, Radcliffe (Harry) de 110 millions et fait réaliser à WarnerMedia (propriétaire de HBO) un profit net, jusqu’ici, de plus d’un milliard de dollars aurait dû éveiller, au moins, le réflexe primaire qu’on nomme la crûment la reconnaissance du ventre.

Peut-on imaginer que, Shakespeare ou Picasso vivants, on organise un hommage de leur œuvre en leur absence, pour cause de propos controversés ? Et Dieu sait que, dans le cas de Picasso, la matière ne manque pas.

La normalisation de l’intransigeance dans le monde anglo-saxon (et son exportation chez nous) fait donc en sorte qu’au lieu de célébrer joyeusement l’auteure d’une œuvre marquante du monde moderne, tous ceux qui lui sont reconnaissants doivent au contraire vivre un regret, une frustration, dans mon cas une froide colère. Voilà pourquoi, par les présentes, je dépose protet. 


La publication de la version courte de ce texte a provoqué beaucoup de réactions, globalement positives, mais, évidemment, quelques condamnations pour transphobie.

Sur l’impact positif dans la vie des jeunes de l’oeuvre de Rowling, je retiens ces messages qui m’ont été envoyés sur ma boîte personnelle et que je reproduis sans y indiquer le nom des auteurs.

Je suis entièrement d’accord avec vous. J’ai été témoin comme responsable de l’animation dans une bibliothèque publique de la frénésie pour les romans de JK Rowling. Des enfants qui ne lisaient pas, se sont mis à la lecture de romans d’une qualité d’écriture exceptionnelle. Des parents m’avouaient avoir hâte que les enfants se couchent pour mettre enfin la main sur le roman. Je n’ai jamais vu un tel engouement de lecture partagé entre les enfants et les parents.
Moi aussi cette mise à l’écart de notre société d’une auteure qu’on devrait célébrer , me scandalise et me chagrine.
Il n’y a plus de place aux débats.
Merci pour votre chronique.

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Je veux vous raconter une petite histoire relativement à votre article dans le journal de samedi portant sur Harry  Potter.

Je suis le grand-père de jumeaux, une fille et un garçon.La petite fille était une étoile filante et dominait vraiment son petit frère. Première de classe elle excellait dans tous les sports. Lui, débonnaire, la tuque tout croche, le manteau mal boutonné, les livres tombant du sac semblait heureux dans l’ombre de sa sœur. Aucunement intéressé par les sports, son père grand sportif lui portait peu d’intérêt.

En troisième secondaire il avait de la difficulté à lire. Son passe-temps favori était la tv. Comme grand-père je l’aimais beaucoup, mais j’étais un peu découragé.

Un jour j’ai décidé de m’en occuper. J’ai commencé à lire avec lui. Tranquillement tous les jours je me rendais chez lui et je lisais avec lui des livres d’enfants.  Il faisait rapidement des progrès. Un jour je commençai à lire Harry Potter avec lui.  Ce fut une explosion.  Il se mit à lire avec avidité tous les livres d’Harry Potter. Ils les connaissaient par coeur et le plus grand plaisir que je pouvais lui faire était de regarder les films d’Harry avec lui. Il m’expliquait tout.

Devant ce grand intérêt pour la lecture, je l’amenais à librairie toutes les semaines. Il choisissait les livres qu’il voulait. Sans ami, les livres étaient devenus pour lui des amis. Il termina son primaire sans grand éclat. Il commença son secondaire à l’école St-Sacrement de Terrebonne, école privée très réputée. Ce fut une explosion.  Sans ami au primaire, il devint personnalité de l’année en secondaires 1  et ainsi de suite jusqu’à la fin de son secondaire.

Il devint président en secondaire 5 de tous les élèves et rafla presque tous les prix. Dans une remise de prix pour personnalité de secondaire 4 on a même dit qu’il avait changé l’école à son image. Il est aujourd’hui en deuxième année de médecine. J’aurais préféré qu’il étudie en droit et devienne journaliste comme vous.

Je vous dis tout cela parce que son intérêt pour la lecture a été éveillé par les livres d’Harry Potter.  Tous ces livres ont nourri son imagination et on fait exploser sa personnalité.  Comme vous je pense que tous les jeunes des 10 ans devraient se mettre à lecture des livres de J.K. Rowling. En tous les cas je pense que ces livres ont sauvé mon petit-fils. Mme Rowling est un génie. Et les petits acteurs qu’elle a rendus millionnaire devrait se souvenir qu’il ne serait probablement pas grand-chose sans elle.

Merci

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6 avis sur « Harry Potter et La prisonnière d’Azka-Woke (intégral) »

  1. Comme bien des parents, j’ai lu avec beaucoup d’enthousiasme tous ses livres et mes enfants aussi. Difficile d’accepter le  »workisme  »puant que nous vivons actuellement, il faut se tenir debout et le combattre à tout prix.

  2. Que de vérités ici… Que de lâchetés aussi. Bizarre cette situation où les gens autrefois si longtemps isolés et marginalisés qui ont heureusement eu le respect auquel ils ont droit, exagèrent maintenant et deviennent tout à coup des accusateurs et des harceleurs, en imitant les comportements qu’eux-mêmes déploraient avant que la société les accepte et s’ouvre à eux. Les minorités prennent toute la place maintenant. Il n’est plus possible de parler même dans nos universités de sujets impliquant des marginaux ou des victimes du passé sans en subir de lourdes conséquences. On fait fermer des théâtres, on brûle des livres…Est-ce ça l’évolution? La dernière personne qui méritait d’être ainsi attaquée est bien cette grande dame, auteure de grand talent qui a donné le goût de lire à des millions de jeunes…Si cela n’est pas de la magie pure, je me demande ce qui en est. J’adore M.Lisée, il a une plume magnifique, à une culture incroyable et à le courage de dire les choses… Bravo!
    Pierre Beaudoin

  3. Je trouve extrêmement désolant la grande majorité qui appuie ces extrémistes qui ne le font que pour conserver le financement du Premier Ministre du ROC puisqu’il est lui-même propagateur de cette idéologie anti-occident, anti-blanc et de déconstruction massive au profit d’autres populations. J’espère qu’il en obtient au moins sa précieuse majorité de sièges à défaut de la majorité des voix.

  4. M. Lisée,

    Bon texte, bien sûr, ceci dit, cela va plus loin que la simple intransigeance sur divers sujets. L’extrême gauche dite woke est convaincue d’avoir raison sur tous les sujets, et que ceux qui ne pensent pas comme eux sont foncièrement mauvais, ou ont besoin d’accepter une rééducation, et à terme ils doivent faire leur mea culpa. C’est donc bien plus que de l’intransigeance. C’est un culte où on doit proférer le dogme ou ne pas s’y opposer sous menace de condamnation morale et d’exclusion sociale, et cela touche beaucoup de sujets, bien plus que la seule question des trans. Le pire aspect du wokisme, c’est sa volonté et sa capacité à faire taire les voix discordantes. Le drame de l’histoire de JK Rowlings n’est pas que des trans extrémistes soient en désaccord avec elle. Le drame c’est qu’ils réussissent à la marginaliser et que celle-ci obtient très peu d’appui public. Il existe un régime de terreur, un chantage à la destruction des réputations. Je conseille de lire et écouter le professeur américain John McWorther sur ce sujet. Un homme brillant et courageux.

  5. J’ai fait parvenir mon commentaire mais avec une erreur dans mon adresse e-mail. Essentiellement merci et bravo pour ta publication sur l’injustice faite à JK Rolling et sur l’importance considérable d’Harry Potter pour les adultes qui ont pu partager ses œuvres avec les enfants et petits-enfants

  6. Si j’avais ton talent, j’aurais écrit avec plaisir chacune de tes phrases. Comme toi , j’ai ce plaisir de découvrir Harry Potter, d’avoir été subjugué par le talent de Jk Rolling. J’ai lu et relu la série et vécu ce bonheur de partager mon bonheur avec un de mes petits enfants qui avait lu toute la série avant d’avoir 8 ans. Un voyage à Londres avec lui nous a permis de tisser des liens aujourd’hui inaltérables. Une personne comme JK Rolling qui a fait tant de bien à des millions d’enfants. Mérite notre respect et notre admiration. Qu’elle n’ait pas été défendue par toute la confrérie d’Harry Potter est incompréhensible et choquant. Qu,une partie de notre société dominant condamne le bon sens, m’attriste et me fait peur. Bravo Jean François, j’hésite a dire pour ton courage parce que franchement… alors bravo pour ton talent.

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