Idiots utiles (intégral)

« La trahison, selon Talleyrand, est une question de date ». Il était tout à fait opportun d’être un fier monarchiste jusqu’au 14 juillet 1789. Mais à compter du 15, cette conviction, à moins d’en changer immédiatement, faisait de vous un traître à la République. Votre tête devenait à risque de s’éloigner brusquement de vos épaules.

La question de la date est également centrale dans la définition des idiots utiles. On attribue l’expression à Lénine, qui parlait plus précisément des « imbéciles » qui « aident » les soviétiques par pure bêtise. L’expression a été utilisée par l’ancien ambassadeur canadien en Chine, Guy Saint-Jacques, à l’endroit d’Alexandre Trudeau. Ce dernier a avoué dans son livre Un Barbare en Chine nouvelle, publié en 2016 et réédité en 2020, avoir parfois défendu le Parti communiste chinois contre ses détracteurs, y compris des Chinois épris de démocratie. Il pousse par exemple l’artiste et dissident Ai Weiwei  « à modérer sa critique des réalités chinoises et à considérer les résultats plutôt que les principes». Weiwei, emprisonné 80 jours pour avoir contredit le Parti communiste et réfugié depuis à l’étranger, a dû apprécier.

Lors de son passage mercredi au comité parlementaire enquêtant sur l’influence chinoise, le frère du premier ministre s’est défendu d’être un idiot, mais a admis avoir voulu se rendre utile. Il a beaucoup insisté sur les dates pour justifier sa posture bienveillante envers la Chine. Le calendrier du fameux don de 140 000 $ versé à la Fondation Trudeau couvre en effet une période pivot dans les relations entre l’Occident et la Chine, qui va de 2013, pour la première rencontre entre Alexandre Trudeau et le donateur, et 2016, date du versement et de l’imbroglio sur l’envoi d’un reçu devant finalement être acheminé à une des tentacules du pouvoir chinois à Hong Kong.

Trudeau-frère a tout à fait raison d’insister sur le passage du temps pour apprécier l’idiotie et l’utilité des uns et des autres envers deux choses liées mais distinctes : le pouvoir chinois et la société chinoise. Il faut à mon avis distinguer trois périodes.

Le long cauchemar maoïste

La prise du pouvoir par le Parti communiste de Mao en 1949 a en effet mis un terme à une longue période de guerres civiles ayant ravagé le pays-continent pendant un siècle. Embrassant toute la période de 1949 jusqu’à la mort de Mao en 1976, il est cependant raisonnable de conclure que les Chinois auraient été non seulement plus libres, mais plus prospères et heureux, s’ils avaient vécu dans l’ancien régime. En plus de créer dans le pays un climat concentrationnaire, Mao avait comme politique de limiter les denrées dévolues à chaque citoyen pour exporter massivement sa production agricole en URSS pour y acheter en retour armes et équipements industriels – la plupart du temps vétuste. La quasi-malnutrition à laquelle il poussait son peuple scandalisait même Joseph Staline et les leaders communistes d’Europe de l’Est, incrédules devant tant de cruauté. Son absurde politique du Grand bond en avant allait artificiellement créer au tournant des années 60 une famine faisant selon les estimations entre 19 et 50 millions de morts, soit un chinois sur 13. Puis, la Révolution culturelle déclenchée pour purger ses adversaires au sommet du Parti fit, elle, selon une évaluation officielle de 1978, 20 millions de morts et 100 millions de victimes, soit un Chinois sur 8. Pendant toute ce période, les idiots utiles étaient en nombre colossaux en Occident, Pékin ayant réussi à convaincre le monde entier qu’il réussissait, mieux que l’Inde, à correctement nourrir sa population, argument constamment présenté comme la justification ultime de l’absence de liberté. La Révolution culturelle, une entreprise d’insondable brutalité, était également présentée comme un admirable exercice de démocratie directe. J’en sais quelque chose car je fus, dans mon jeune temps, de 1975 à 1979, (de 17 à 20 ans) un des idiots utiles qui ont cru et relayé ces balivernes.

L’ère de l’espoir

La seconde phase s’ouvre en 1978 avec l’ascension au pouvoir d’une des victimes de la révolution culturelle, Deng Xiaoping. Il incarne une période de démaoïsation du régime, d’ouverture à la liberté économique et à la liberté individuelle, toujours sous l’égide d’un Parti unique au pouvoir inébranlable. Le pays devient extrêmement ouvert – en fait avide – de connaissances et de conseils de l’étranger, dans tous les domaines. La posture dominante en Occident devient celle de l’engagement. Accompagnons la modernisation de la Chine, la construction d’un État de droit, la constitution d’une classe moyenne, conditions généralement précurseurs d’une lente et graduelle démocratisation politique.

Cette tendance fut brusquement mise sur pause au moment de la répression sanglante de la révolte étudiante de Tienanmen en juin 1989 mais, les années passant, on pouvait noter des progrès hésitants mais réels dans la liberté de parole de citoyens, d’organisations et de journalistes, dans la mesure où le pouvoir unique du parti n’était jamais mis en cause.

Il était déjà clair, dans les années 1990, que l’État et les entreprises chinoises pillaient leurs partenaires occidentaux, copiaient leurs brevets, excellaient dans la contrefaçon. Mais cela était mis aux profits et pertes d’un phénomène plus important, l’entrée de la Chine dans le monde moderne. Sans compter que tous les Wal-Mart du globe tiraient profit de l’atelier du monde à bon marché qu’était devenu l’Empire du milieu.

Il n’était alors pas idiot du tout de penser qu’en multipliant les contacts interpersonnels entre Occidentaux et Chinois – et alors même que la démocratie s’étendait en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Asie et en Afrique – on encouragerait nos interlocuteurs à cultiver l’esprit d’initiative, le sens critique, le goût de la liberté. Directeur exécutif au CÉRIUM de 2004 à 2012, je recevais avec mes collègues presque chaque année une délégation de jeunes chercheurs chinois en sciences sociales et j’étais frappé par leur liberté de parole. L’un deux m’a montré une publication sur le Tibet sont j’aurais cru qu’elle l’aurait mené au peloton d’exécution. Les juristes et les juges chinois formés par les Universités Laval et de Montréal ne devaient-ils pas, de retour chez eux, avoir un meilleur sens de l’égalité des droits et une plus grande résistance à l’arbitraire politique ?

Devenu ministre des relations internationales en 2012, nous étions toujours dans cette logique. Dirigeant une délégation de 80 leaders québécois à Pékin et Shanghai en octobre 2013, j’étais conscient de l’émergence récente en Chine d’ONGs s’occupant d’environnement, de rénovation urbaine ou de lutte à la corruption. J’ai rencontré plusieurs de leurs représentants – sans même la présence d’un chaperon communiste. Compte tenu du grand nombre d’ONGs au Québec j’avais résolu de doter l’Agence québécoise de solidarité internationale que nous voulions créer d’un volet de formation des ONG auquel on pourrait convier, entre autres, des Chinois. Une façon de contribuer modestement, mais très concrètement, à l’élargissement du pouvoir citoyen en Chine.

Mais peu avant ma visite l’alors tout nouveau leader chinois, Xi Jinping, émittait son « Document no 9 » fustigeant sept dangereuses importations occidentales, dont l’idée même de société civile, de liberté de la presse, de valeurs universelles. Un cadre supérieur du parti avec lequel j’avais établi un bon contact – et qui m’avait avoué avoir été un des manifestants de la place Tienanmen – était catastrophé par l’existence de ce document.

La régression

À compter donc de 2013, le débat s’engage sur le caractère transitoire ou permanent de cette régression, qui n’était pas inédite. Ce n’est que l’accumulation de démonstrations du raidissement du pouvoir chinois au cours des années qui ont suivi qui a pulvérisé les espoirs. Ceux qui souhaitaient être des compagnons de route utiles de la démocratisation chinoise devaient tirer la conclusion qu’il était désormais complètement idiot d’y croire encore.   Du moins tant que Xi Jinping et les gens de sa trempe dirigeraient le pays.

Lorsqu’Alexandre Trudeau rencontre le donateur chinois en 2013, sa volonté de faire de la « diplomatie académique » est donc parfaitement en phase avec l’esprit du temps. Lorsque les chèques sont versés en 2016, le scepticisme est déjà en forte croissance, mais il semblait encore aveugle, comme l’était d’ailleurs son frère, aux signaux de danger.

À partir de quel moment devient-il complètement idiot de ne pas comprendre que l’engagement avantage globalement la Chine et de ne pas voir que la politique chinoise d’influence, d’expansion, de soutien aux dictatures étrangères est désormais une menace qu’il faut contenir ? J’estime que le point de bascule absolu fut 2019, lorsque Pékin a renié son engagement de respecter jusqu’en 2047 l’autonomie démocratique de Hong Kong et a sauvagement réprimé les manifestants. Ceux qui n’ont pas tiré le trait à ce moment ont retardé le groupe et ont satisfait la définition de Lénine. Parmi eux figure en bonne place : Justin Trudeau.

(Une version plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

1 avis sur « Idiots utiles (intégral) »

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *