Jean Charest et le monstre du lac Meech

M989.397.95C’est la malédiction des premiers ministres libéraux. Devoir gérer des dossiers «péquistes»: la langue, la constitution, l’identité.  Voici que Jean Charest est plongé, bien malgré lui, dans deux dossiers maudits: les écoles privées anglophones et l’interdiction du niqab dans les services publics. Deux dossiers où pointe le dard empoisonné de la «clause nonobstant».

C’est la clause de la constitution canadienne qui permet aux parlementaires de «suspendre» l’application de la Charte canadienne des droits. Le Canada anglais la déteste. Les péquistes en raffolent. Les libéraux la craignent comme la peste.

Ils ont vécu un douloureux précédent. En décembre 1988, le premier ministre Robert Bourassa espérait l’adoption prochaine de l’accord du lac Meech, par lequel le Québec serait reconnu comme «société distincte» et réintégrerait la constitution canadienne. Mais la Cour suprême choisissait ce moment pour invalider les clauses de la loi 101 interdisant l’utilisation de l’anglais dans l’affichage commercial. Bourassa voulait autoriser le bilinguisme dans les magasins, mais ne prescrire que le français en vitrine. Pour y arriver, il devait invoquer la clause empoisonnée. Son ministre d’alors, Gil Rémillard, a raconté la scène:

Alors [son conseiller et ami]Jean-Claude Rivest dit:

– C’est ça Robert, si tu veux faire cette «maudite» loi, il faut que tu dises que tu mets la Charte de côté. Et je vais te dire, moi, Robert, ce que ça veut dire…

Jean-Claude se lève et se dirige alors vers le tableau accroché au mur. Il prend une craie et dessine une pierre tombale. Il y trace une grande croix et écrit en grosses lettres «MEECH».

Il avait raison. Le Canada anglais n’a pas accepté que les parlementaires québécois agissent en élus d’une société distincte en invoquant la clause maudite. Deux provinces,  fidèles à l’opinion anglophone, majoritairement opposée à la reconnaissance du Québec, ont donc refusé d’entériner l’accord du lac Meech.

Vingt-deux ans plus tard, un autre premier ministre libéral est confronté au dilemme.

Faut-il encore légiférer pour protéger la loi 101 ?

La Cour suprême a invalidé la loi 104 qui colmatait la brèche par laquelle des Québécois n’ayant pas droit d’inscrire leurs enfants à l’école publique anglaise pouvaient «s’acheter» ce droit en s’inscrivant un an ou deux dans une école primaire privée anglophone. Dans un avis remis la semaine dernière, le Conseil supérieur de la langue française propose au gouvernement d’étendre la loi 101 aux écoles privées non-subventionnées. C’est une voie possible. Mais il est certain que la loi serait contestée et il est possible que la Cour suprême trouve cette solution exagérée et l’invalide. D’où la suggestion du PQ de blinder cette décision en adoptant la clause nonobstant.

Le gouvernement Charest a trois choix:

1) la voie basse, qui est de ne pas légiférer mais de traiter les étudiants au cas par cas, comme le suggère la Cour suprême. Son Conseil supérieur veut l’en dissuader et ce choix ne serait pas autre chose que l’introduction d’ «accommodements linguistiques». L’opinion l’accueillerait mal. Le premier «accommodement linguistique» refusé serait contesté devant les tribunaux. Mais les libéraux gagneraient du temps.

2) la voie moyenne, celle du Conseil supérieur: étendre la loi 101 aux écoles privées anglophones. La contestation de cette loi sera immédiate, mais le temps passera avant que la chose n’atteigne la Cour suprême.

Dans ces deux premiers cas, le calcul politique en est un de calendrier. Si la Cour suprême invalide les balises utilisées pour les «accommodements linguistiques» ou la législation qui étendrait la loi 101, le choix du moment appartient à la Cour. Et puisqu’il reste deux ans, peut-être trois, avant la fin du mandat libéral, il est possible que la Cour ait la mauvaise idée de gifler l’Assemblée nationale dans une période pré-électorale. Donc de souffler dans les voiles du Parti québécois. La pierre tombale, là, serait celle de la réélection du PLQ. Ce n’est cependant pas une certitude, seulement un risque. C’est pourquoi je crois que le gouvernement Charest prendra probablement la première de ces deux voies.

3) la voix haute, c’est-à-dire l’extension de la loi 101 aux écoles privées anglophones, et l’adoption de la clause nonobstant pour soustraire cette décision aux humeurs de la Cour suprême. (Ajout pour préciser: il s’agirait ici de déroger à l’article 7, sur la liberté, et non à l’article 23, sur les droits linguistiques.  Pierre Trudeau avait pris garde de soustraire l’article 23 au pouvoir de la clause nonobtant.)

Il n’y a aucune chance que Jean Charest emprunte cette troisième voie, je vous dirai pourquoi dans quelques paragraphes.

Interdire le niqab ? Pas si facile

Au lendemain de l’affaire de l’étudiante en niqab au Cégep Saint-Laurent, le Premier ministre et la vice-première ministre ont été étonnamment clairs:

Toute personne doit avoir le visage découvert pour «transiger avec l’État» ou «recevoir des services d’institutions publiques» a déclaré Nathalie Normandeau, ajoutant qu’il «faut aller plus loin dans les circonstances».

«Nous aurons l’occasion comme gouvernement de faire d’autres gestes au cours des prochaines semaines relativement à tout cet enjeu lié au niqab, au port du voile. Ces gestes vont permettre de clarifier certaines situations», a-t-elle affirmé, refusant d’en dire davantage.

On doit veiller tard ces jours-ci au ministère québécois de la Justice, car tous les constitutionnalistes sont formels: une interdiction générale du niqab dans les services publics québécois, soutenue massivement par l’opinion québécoise, serait subito presto jugée inconstitutionnelle par les tribunaux, car contraire à la Charte canadienne des droits. Qu’on se le dise: le Québec n’a même pas le droit d’invoquer une règle générale d’interdiction du niqab, en permettant des exceptions. Pour se conformer à la jurisprudence actuelle, il doit affirmer que le niqab est, règle générale, accepté, sauf lorsque son utilisation est, au cas par cas, déraisonnable.

Alors que faire ? La clause nonobstant est toujours prête à mordre. Et elle a mordu un interlocuteur très particulier: Gérard Bouchard. Voici ce qu’il affirmait lors d’une allocution prononcée à McGill la semaine dernière, selon les notes prises par ma collègue blogueuse Josée Legault:

Si nous devions en arriver au point où la Cour suprême, de par ses jugements, de manière répétée et presque systématiquement, violait et mettait en danger les valeurs les plus fondamentales du Québec telles que l’égalité entre les sexes, la langue française, la séparation de l’État et de l’Église; si jamais nous devions en arriver là, je crois que le Québec aurait pleinement droit de se prévaloir de la clause dérogatoire de la Constitution canadienne.

Évidemment, Gérard Bouchard a tout son temps, et voudrait attendre un refus «répété et presque systématique». Pour le gouvernement Charest, un seul refus serait un refus de trop, surtout s’il survient en période pré-électorale.

Mais ici, l’affaire se corse, car la Cour pourrait décider d’invalider la décision québécoise d’interdiction du niqab en invoquant un article de la Charte qui n’est pas couvert par la clause nonobstant, l’article 27. Il vaut la peine d’être lu:

Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.

Ce serait, pour le gouvernement Charest, une catastrophe politique.

(Ajout suite à des commentaires d’internautes — deux constitutionnalistes, je suis choyé !: Il est vrai que l’article 27 est interprétatif.  La Cour pourrait-elle s’appuyer dessus pour neutraliser la clause nonobstant ? Il n’y a pas de précédent. Elle devrait créer ainsi du droit nouveau. Mais elle a déjà été très créative auparavant, sur la loi 101, l’inexistant veto du Québec, sur la sécession, et tutti quanti. Il y a un risque, il est vrai inquantifiable.)

La nouvelle pierre tombale

Je l’ai dit plus haut, je prévois que le gouvernement Charest utilisera pour les écoles passerelles l’option basse: les accommodements linguistiques individuels.  Il les appliquera le plus largement possible, afin d’éviter une contestation judiciaire et priera Sainte Kateri Tekakwitha pour que rien ne se passe.

Sa décision de sortir en lion sur le niqab le rend nettement plus vulnérable. J’estime cependant que Jean Charest refusera, là aussi, d’utiliser la clause nonobstant. Pourquoi ?

Je crois que M. Charest se voit toujours un avenir national et rêve toujours au 24 Sussex. La route qui le mène d’ici à là est semée d’embuches. Mais elle passe par l’Ontario, où il doit faire la démonstration qu’il est l’homme qui peut «livrer» les votes ontariens et québécois à une future majorité conservatrice post-Harper. Il ne peut cependant se présenter chez ses amis ontariens comme l’homme qui a suspendu la Charte canadienne des droits. Ce serait, pour lui, dessiner une pierre tombale sur son projet politique.

Il ne le dira jamais, mais cela pèse dans son calcul du risque.  Donc sur la capacité du Québec d’affirmer son identité. D’assumer, donc, son caractère distinct.

La clause qui a tué Meech (Image Aislin/Musée McCord)