Lors du prochain affrontement, rituel et annuel, entre policiers et Black Blocs lors de la manifestation contre la violence policière à Montréal, imaginez que le premier ministre du Canada envoie l’armée. « Quoi ? diraient la mairesse de Montréal et le premier ministre du Québec. On n’a rien demandé ! On a des émeutes comme ça de temps à autre, on s’en occupe. »
« Non, dirait le premier ministre canadien. Je ne tolère plus ce genre de désordre dans mon pays. En plus, vous êtes des incompétents. Vous avez mal géré les inondations et les feux de forêt, alors le gouvernement fédéral menace de vous couper les vivres. Plus de transferts, plus de financement ! » Jusqu’à quand ? Mystère.
C’est à peu près ce qui est en train de se passer chez nos voisins du Sud. Des émeutes ayant éclaté lorsque les agents de l’immigration ont arrêté des immigrants en situation irrégulière sur leur lieu de travail, Donald Trump a signé un décret lui donnant le droit de mobiliser directement la Garde nationale de l’État de Californie, sans obtenir la demande, voire le consentement, du gouverneur de l’État et de la mairesse de la ville.
Que cette décision ait, ou non, alimenté les émeutiers est secondaire. L’important est que le président américain normalise l’utilisation des pouvoirs d’exception qui sont à sa disposition. C’est un peu comme s’il avait attendu impatiemment le premier prétexte disponible. Il a ensuite déployé 700 marines, légalement, en soutien aux forces de l’ordre. Il l’avait déjà fait pour appuyer les agents d’immigration à la frontière, y dépêchant plus de 10 000 soldats en quelques mois, du jamais vu.
On s’extasie souvent, avec raison, devant le système de « freins et de contrepoids » (checks and balances) introduit dans la démocratie américaine par ses fondateurs. Le bras de fer actuel entre Trump et les juges démontre que, même sous pression, le contrepoids toussote, mais fonctionne. Au cours des décennies et à l’occasion des crises multiples, le Congrès américain a toutefois voté pas moins de 137 articles de loi donnant au président des pouvoirs extraordinaires, pour peu qu’il déclare l’état d’urgence, ce qu’il peut faire en toute discrétion.
Chacune de ces dispositions spéciales, écrivait au moment de leur utilisation pour interner des citoyens américains d’origine japonaise en 1944 le juge dissident Robert Jackson, « équivaut à une arme chargée, disponible pour la main de toute autorité invoquant un motif plausible ».
Elizabeth Goitein, directrice du Liberty and National Security Program au Brennan Center for Justice, a faiten 2019, dans The Atlantic, une revue saisissante de tout ce qu’un président mal intentionné aurait le droit de faire.
Il n’y a pas que les troupes. Il peut saisir des véhicules, geler des comptes bancaires, prendre le contrôle d’Internet et de tout autre moyen de communication. Des décrets adoptés après l’attaque du 11 Septembre sur les tours jumelles, et toujours en vigueur, permettent au gouvernement de « désigner » quelqu’un de complicité avec le terrorisme sans devoir le démontrer.
Depuis le gouvernement de Dwight Eisenhower, explique Goltein, existent des directives appelées Presidential Emergency Action Documents (PEAD). Conçues pour parer à une attaque nucléaire soviétique, elles consistent en une série de décrets, de décisions et de messages à utiliser en cas d’urgence. Y compris des listes de gens à arrêter. Ces PEAD ont été constamment mis à jour. Pendant les années 1970, la liste comptait 10 000 noms. Sauf de savoir que les listes existent toujours, rien d’autre n’a filtré.
La question est de savoir comment utiliser ces pouvoirs, dans quel ordre et sous quel prétexte. Surtout, dans quel but. Donald Trump et ses partisans ont amplement démontré leur dégoût pour la démocratie, sauf lorsqu’ils gagnent. La perspective de perdre les élections de mi-mandat de novembre 2026 se profile à l’horizon. Une reprise par les démocrates de la Chambre des représentants serait une catastrophe. Le programme législatif présidentiel serait mort et enterré. Des enquêtes sur la corruption du président s’ouvriraient, avec, à la clé, pourquoi pas, une procédure de destitution. Des efforts considérables sont déployés par les républicains pour établir un énorme trésor de guerre — mais la défection d’Elon Musk complique les choses.
Un plan B semble donc nécessaire. Si une situation d’urgence apparaissait, notamment dans un État démocrate comme la Californie, si on pouvait y susciter un mécontentement tel qu’une partie de la population en veuille aux élites démocrates locales et vote pour des républicains. Ou encore, si la situation était à ce point grave qu’on doive arrêter des gens, contrôler l’information, mettre le vote sous tutelle. Ce ne sont pas les scénarios qui manquent. Les autocrates, souvent, agissent d’instinct. Avancent un pion, puis un autre, créent une occasion, qu’ils saisissent.
Les fondateurs de la République américaine avaient une obsession : empêcher que leur président ne devienne un roi, un dictateur. C’est pourquoi ils n’ont nulle part prévu dans la Constitution de pouvoir d’urgence. « Ils savaient ce qu’étaient les urgences, a écrit le juge Jackson. Ils connaissaient les pressions qu’elles engendrent pour une action autoritaire, savaient aussi comment elles fournissent un prétexte facile à l’usurpation. » Ils voyaient même peut-être plus loin, ajoute-t-il : « […] nous pouvons également penser qu’ils soupçonnaient que les pouvoirs d’urgence tendraient à déclencher des urgences. »
(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)