La deuxième campagne

Combien y a-t-il d’Erin O’Toole ?

La première campagne fédérale de 2021 est terminée. Elle portait sur deux enjeux : l’opportunité de la déclencher et la volonté de reconduire le mandat du déclencheur. Trudeau a perdu. Les sondages de la semaine installent une tendance lourde que le Face-à-Face de jeudi à TVA ne peut inverser. Les électeurs vont utiliser ce scrutin dont ils ne voulaient pas pour se débarrasser d’un premier ministre dont ils s’aperçoivent, puisqu’on leur pose la question, qu’ils ne veulent plus.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

La deuxième campagne commence. Elle porte sur un enjeu complètement différent et pour tout dire étonnant : voulons-nous d’Erin O’Toole comme premier ministre ? Du retour des conservateurs au pouvoir ?

La question est plus compliquée qu’il n’y paraît. Elle se pose uniquement parce que depuis quelques mois, il y a deux partis conservateurs. Celui du chef, d’une part, celui des membres et des députés, de l’autre.

Le chef est un centriste. Il a brisé un tabou central de son parti en acceptant d’imposer un tarif au carbone. Certes, son projet est le moins ambitieux de tous dans la lutte contre le réchauffement climatique. Mais le fait qu’il existe au sein d’un parti qui est, comme l’a dit Jagmeet Singh au débat, « full pétrole » est un exploit. O’Toole avait omis d’en parler lors de sa campagne au leadership, sans quoi il ne serait pas, aujourd’hui, chef. Il a ensuite tenté de convaincre le congrès de son parti d’admettre l’existence des changements climatiques. Son congrès lui a dit non. Plutôt que de se replier, le chef a foncé. Dans un geste rare de brinkmanship — de « ça passe ou ça casse » —, O’Toole a annoncé ce printemps aux médias qu’un futur gouvernement conservateur taxerait le carbone à la pompe. Il l’a fait, tenez-vous bien, sans en informer d’abord les députés de son parti. Des députés qui ont fait trois campagnes électorales contre ce principe même, dénoncé comme destructeur d’emplois. « Une taxe sur tout », affirmaient leurs pubs.

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Un de ces députés me confirme que la réunion suivante du caucus fut des plus animées. Un peu comme si le pape avait annoncé qu’il approuvait dorénavant l’avortement avant de consulter ses cardinaux. O’Toole, dont l’autorité était chancelante au sein du parti et dont la popularité était alors moindre, dans les sondages, que celle de son prédécesseur Andrew Scheer, s’exposait, au mieux à une fronde publique et à des démissions ; au pire, à des accusations de trahison et à une remise en question de son leadership.

Le miracle est qu’il ait survécu. Que ses députés, même pétroliers, avalent la couleuvre et n’émettent que quelques borborygmes à peine audibles. Cette audace ayant été payante, le chef pouvait même se permettre, l’autre dimanche à Radio-Canada, d’annoncer que le pipeline Énergie Est ne pourrait se faire sans l’aval du Québec, soit l’exact contraire de ce qu’il avait promis pendant sa campagne au leadership. Et pourtant, à l’heure qu’il est, ses intentions de vote dans les provinces pétrolières sont au pinacle.

Je m’étends sur cet événement, car il nous dit plusieurs choses essentielles pour la suite. D’abord, qu’Erin O’Toole est capable d’audace et de cran. Ensuite, qu’il est prêt à se contredire sur des points essentiels de doctrine pour ramener son parti au pouvoir. Aussi, qu’il se fiche de la démocratie interne de son parti ou des susceptibilités de ses députés. Cela présage-t-il un irrespect équivalent pour la démocratie parlementaire ? Finalement, qu’il est difficile de prévoir quel Erin O’Toole nous aurions au pouvoir s’il gagnait. Celui de sa campagne au leadership, nettement plus à droite ? Celui de la campagne électorale, nettement plus au centre ? On ne le saurait qu’à l’usage.

Il est vrai qu’une victoire assoirait superbement son autorité sur ses élus, d’autant que personne ne l’avait vue venir. Les conservateurs lui devraient leur résurrection. Mais à la longue, il y a une limite à obliger des ministres à accomplir au quotidien le contraire de la raison pour laquelle ils sont entrés en politique. O’Toole a refusé, l’autre jour, de s’engager à nommer à la Santé un ministre pro-choix. Son ministre de l’Énergie pourrait-il être climatosceptique ? Son ministre de la Justice sera-t-il personnellement horrifié par la loi 21 ? Ou alors sera-t-il un enthousiaste des armes d’assaut ? Notons que la personne choisie par O’Toole pour diriger sa campagne, Fred DeLorey, fut un temps lobbyiste de la National Firearms Association. Autant de questions ouvertes qui s’imposeront pendant cette seconde campagne.

Y aura-t-il un moment où l’élastique cédera entre le chef néocentriste et les élus à l’ADN harperienne ? Un moment où, selon le mot prêté au républicain Ledru-Rollin, O’Toole devra céder et dire : « Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef. »


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