La fatwa linguistique de Pierre Dubuc

Je suis au regret de vous informer que je suis un ennemi du français au Québec. Oui, oui. Moi, Jean-François Lisée. Mes propositions linguistiques sont même  « plus dangereuses » que celles d’Alain Dubuc de La Presse car « si elles sont appliquées » elles vont nous précipiter « vers la chute de l’anglicisation ».

C’est grave car, contrairement aux plumes de Gesca dont on connait le biais, je m’avance sous « un pavillon de complaisance ». Je fais semblant d’être favorable au français. Mais j’oeuvre sournoisement pour son affaiblissement, pire, pour faire « de l’anglais et du français, les deux langues communes du Québec« . (Je ne suis pas seul sur le banc des accusés. Il y a aussi Gérald Larose, président du Conseil de la souveraineté, parmi les fossoyeurs du français.)

Qui répand de telles âneries ? Pierre Dubuc, du SPQ libre, qui me consacre sur le site de L’aut’Journal une série de — pour l’instant — 12 articles critiques (Oui, 12!).  Et ce n’est pas terminé. La série avait assez bien commencé, Pierre tentant de dégager entre nous des points de convergence et de divergence, entre membres d’un même courant politique qui n’abordent pas toutes les questions de la même manière et qui débattent franchement mais courtoisement ensemble. J’attendais la fin de sa série pour user de mon droit de réplique.

Mais Pierre est retombé, dans ses derniers écrits, dans cette posture si désagréable de l’oukase et de l’excommunication des gens qui ne pensent pas comme lui. Il n’est plus question d’admettre que je puisse faire des propositions raisonnables, mais critiquables, voire contre-productives, de promotion du français. Non, il faut que je sois l’ennemi. C’est un style. Un style qui divise et qui repousse. Ce n’est pas le mien.

J’ai beaucoup écrit sur la langue, mais j’ai résumé dans ces deux billets récents l’action que je crois essentielle pour contrer le déclin du français (ici et ici). Je me résume:

1. L’immigration. La principale variable du déclin du français est la composition linguistique de l’immigration. C’est pourquoi je propose depuis longtemps une prime au français langue d’usage au point d’entrée (et non seulement à la connaissance du français), c’est pourquoi j’approuve la proposition péquiste de requérir une connaissance minimale du français pour tous les futurs immigrants, au point d’entrée (comme le font plusieurs pays européens), puis une période d’apprentissage rémunérée du français à l’arrivée, puis une connaissance du français pour obtenir la nouvelle citoyenneté québécoise sans laquelle on ne peut briguer les suffrages — et, à mon avis, comme dans quelques cas étrangers de citoyenneté intérieure, voter aux scrutins québécois.

Je propose depuis 2000 une politique de recrutement d’étudiants étrangers principalement francophones et francotropes pour qu’on en assure, ici, la diplômation, qu’on les intègre dans la société et qu’on assure durablement l’équilibre démographique et linguistique du Québec, à son niveau de 1991, avant le début du déclin.

2. L’étalement urbain. L’exode des jeunes familles vers les banlieues est la seconde variable en importance de la fragilisation du français à Montréal. Je réclame depuis des années que le PQ fasse du maintien d’une nette majorité de francophones sur l’île de Montréal un objectif national légitime et prenne des mesures, notamment fiscales, pour retenir les jeunes familles sur l’île et susciter leur retour.

4. La langue de travail. Je suis favorable à l’extension de la langue de travail, sur un calendrier intelligent et raisonnable de 15 ans, aux entreprises de moins de 50 employés, troisième variable en importance de l’anglicisation.

5. Les Cégeps. Sur la question des Cégeps, je suis favorable à l’extension de la loi 101, mais je préfère et défends depuis 2000 une proposition à mon sens plus audacieuse, qui ne laisse pas dans un ghetto collégial anglophone les allophones historiques (grecs, italiens, juifs) et les jeunes anglophones. Je défends plutôt un passage collégial intégré pour tous les jeunes cégépiens, ce qui permettrait une réelle intégration au français de tous nos futurs techniciens et professionnels. Au départ, je défendais l’idée que les trois quarts de l’enseignement collégial soient donnés, pour tous, en français et le quart en anglais. Cela pour répondre à la réelle demande pour une acquisition opérationnelle de la langue seconde. J’ai évolué et ai proposé à la place que cette session d’immersion en anglais au Cégep soit partout offerte, mais facultative. J’ai été heureux de retrouver cette idée dans la Proposition principale du PQ. Certains Cégeps pourraient offrir une session en espagnol, pourquoi pas ?

6. Et encore… Je suis évidemment favorable à l’extension de la loi 101 aux 10% des salariés québécois qui oeuvrent dans des entreprises de juridiction fédérale et je propose même que les inspecteurs de l’OQLF puissent émettre sur-le-champ des contraventions aux commerces unilingues anglais.

Au banc des accusés: la nette prédominance du français

Cela fait de moi un bien piètre fossoyeur du français, il me semble. Alors pourquoi Pierre Dubuc lance-t-il sa fatwa contre moi ? Il me reproche de faire la promotion du concept de nette prédominance du français. Je plaide coupable. Car si le français doit être la langue officielle et la langue commune au Québec, elle doit clairement prédominer. C’est un mot fort, prédominer. Cependant il indique que le français n’est pas seul. Il indique aussi que notre objectif n’est pas d’oblitérer les autres langues.

Naguère, il était courant qu’on entende des nationalistes affirmer que « le Québec doit être aussi français que l’Ontario est anglaise ». Ce qui signifierait qu’il faut œuvrer à la disparition progressive de nos minorités linguistiques, anglophone et autochtone. Ce ne fut jamais l’objectif de René Lévesque ou de Camille Laurin.

Le concept de nette prédominance du français reflète à la fois la réalité linguistique sur le terrain et l’absolue nécessité de maintenir cette prédominance lorsqu’elle est — et elle l’est — fragilisée. En plus, elle indique à la majorité et aux minorités le cadre dans lequel on s’inscrit pour la suite. Notre objectif n’est pas l’assimilation des anglophones et des autochtones. Dans la mesure où le français est prédominant, la rétention assez longue d’autres langues d’usage par les communautés allophones n’est pas problématique. C’est au contraire un atout, une ouverture de plus sur le monde.

Pierre Dubuc me reproche d’être un « bon ententiste » et d’être « oecuménique » plutôt que d’inscrire ma proposition dans un « combat des langues » où l’anglais, c’est clair, est l’ennemi. Je plaide à nouveau coupable. Je crois que son approche de combat des langues, abrasive sur la forme et agressive dans le ton, est contreproductive. Elle rend plus difficile une acceptation plus générale par l’opinion, francophone et non francophone, des nouvelles mesures de promotion du français que nous souhaitons tous voir appliquer par un prochain gouvernement péquiste. Cela ne fait pas de Pierre un ennemi du français ayant des idées dangereuses qui mènent à l’anglicisation. Non, il est un camarade nationaliste engoncé dans des schémas d’affrontement à mon avis archaïques, mais qui souhaite ardemment le progrès du français. De plus, sur les propositions concrètes, nos convergences dépassent de loin nos divergences.

Je sais que j’innove lorsque j’affirme qu’une politique linguistique générale pourrait être présentée à tous les Québécois comme celle d’une sécurité linguistique commune. Sécurité pour les francophones qui doivent savoir que nous souhaitons reproduire, génération après génération, à peu de choses près le point d’équilibre linguistique atteint avant le récent déclin, soit en 1991. Les francophones étaient alors majoritaires sur l’île (57%) et avaient atteint 83% au Québec. La communauté anglophone disposait d’une masse critique garantissant sa permanence, de 11% au Québec, 26% sur l’île, et les communautés allophones détenaient 6% au Québec et 16% sur l’île. De plus, le Québec reconnaît les identités et langues autochtones et oeuvre à leur renaissance et à leur épanouissement.

Je sais, je sais, on ne peut pas prévoir ainsi au cordeau comment évolueront les pourcentages à l’avenir. Mais lorsqu’on élabore une politique linguistique pour l’avenir, il est bon que chacun sache quel est notre objectif général et à partir de quel niveau critique nous jugerons important d’intervenir et d’apporter des correctifs. En ce moment, nous sommes trop loin de l’équilibre de 1991 et il faut agir résolument. Si dans 15 ans, grâce à notre action, la situation se rétablissait et, qu’au contraire, la communauté anglophone devait être en péril de perdre sa masse critique, il faudrait également corriger le tir.

J’estime qu’il est plus rassembleur d’affirmer aux Québécois de toutes les langues que notre objectif n’est pas « le combat » et « l’affrontement ». Mais la recherche constante d’un point d’équilibre où le français, langue officielle et commune, prédomine nettement, aux côtés de langues qui ont et auront leur place, légitime et bienvenue. Je le crois parce que c’est respectueux de tous les Québécois. Je le crois aussi parce que cela suscitera davantage d’adhésion à nos propositions, y compris chez beaucoup de francophones, que les discours belliqueux. C’est mon style. Je le garde.