« La grande porte »

« La grande porte »

Comment précipiter le déclin politique du Québec

Jean-François Lisée
Auteur de Sortie de secours

Le Devoir, mars 2000

 


Des militants péquistes, des députés du Bloc québécois, des membres de la société civile comme Gérald Larose ont, avant et après la publication de Sortie de secours, plaidé pour la nécessité de préserver le rapport de forces du Québec en attendant la réalisation de la souveraineté. Pourquoi ? Parce qu ‘ils comprennent le message transmis avec force par l’électorat: une majorité souverainiste n’est pas à portée de main. La situation du Québec se dégradant à grande vitesse, ces militants trouvent urgent de préserver notre rapport de forces collectif dans l’intervalle.

Ils semblent d’ailleurs sceptiques face aux arguments avancés sur la marche inexorable de la souveraineté, partie de 0% en 1960 pour atteindre 40% en 1980 puis 49% en 1995. Peut-être se souviennent-ils que ce dernier résultat fut au contraire enregistré alors que la pente était descendante, partie de 67% à la mort de Meech en 1990, descendue à 49% au référendum de 1995 et atteignant 41% au début de 2000. Denis Monière, Guy Bouthillier, des ministres importants citent à l’appui de leur optimisme un sondage de 1995 qui ne laissait pas présager la quasi-victoire d’octobre. Les faits indiquent plutôt que le méga-sondage de 10 000 répondants de janvier 1995 donnait 46% (et non 40, venu d’un CROP sujet à caution) à une question sur « la souveraineté » nullement assortie d’une offre d’association ou de partenariat. On savait à l’époque que l’ajout de cette offre faisait passer le cap du 50%, cap effectivement passé à l’été 1995 après la conclusion de l’accord PQ-Bloc-ADQ. En septembre, l’affaire Le Hir repoussa temporairement le vote pour le Oui à 42%. Il reprit ensuite sa progression jusqu’au résultat que l’on sait. Rien à voir, donc, avec le maigre 41% actuellement enregistré sur la « souveraineté partenariat ».

La proposition de Sortie de secours part du constat qui motive beaucoup de militants et suggère un processus actif et rapide qui modifierait du tout au tout l’avenir politique immédiat. Je n’y reviens pas ici, on sait où la trouver. Examinons plutôt les effets de la stratégie proposée par la direction du Parti québécois.

Convaincre, certes, mais de quoi?

Lorsque Chrétien et Dion affirment qu’en 1995, les Québécois « ne comprenaient pas la question », ils insultent l’intelligence des Québécois. L’électorat comprenait très bien (le mot « séparation » enlaidissait chaque poteau de téléphone au Québec) et réagissait en projetant ses propres peurs, espoirs et stratégies sur le vote, comme c’est son droit.

Mais ne commettons-nous pas la même erreur en disant que, s’il n’y a pas aujourd’hui de majorité souverainiste, c’est parce que les Québécois ne « saisissent pas les enjeux ». Qu’il faut, pour reprendre les mots de Denis Monière, « revoir les stratégies de communication ». Cet argument, parfaitement valable lorsque l’indépendance était une idée neuve, sonne un peu faux pour un électorat qui a baigné dans le débat national depuis un tiers de siècle.

Prenons le au détail. Il faut, nous dit-on, un grand effort de pédagogie pré-référendaire qui commencerait au lendemain du congrès de mai. On voudrait sans doute convaincre les Québécois que, « depuis 1995, le système fédéral est inflexible ». Or près de 60% en sont déjà convaincus. On voudrait leur dire que les Québécois « ne sont pas reconnus comme égaux au Canada ». Plus de 55% le pensent déjà. Que le Québec n’est « pas traité avec le respect qu’il mérite »? 57% ont déjà tiré cette conclusion. Que « les choses se détériorent entre le Québec et le Canada »? 74% posent déjà ce constat. Bourses du millénaire, Union sociale, budget Martin inéquitable envers le Québec, affaire Zedillo, loi du cadenas référendaire ? De fortes majorité appuient en chaque cas la position de leur gouvernement contre celle d’Ottawa. Voudrait-on les convaincre qu’ils doivent rejeter le « fédéralisme actuel », qu’on ne pourrait guère faire mieux: ils ne sont plus que 13% à préférer cette option à la souveraineté ou au fédéralisme renouvelé, plutôt que 19% en 1995. (Nota bene : Tous ces chiffres sont tirés de sondages fédéraux de 1999, payés avec nos impôts.)

Peut-être l’effort de conviction doit-il porter, non sur les tares du Canada, déjà intégrées, mais sur la réussite présumée de la souveraineté ? Là encore, la cavalerie souverainiste arrive un peu tard. Depuis le référendum de 1995, la proportion de Québécois convaincus que « le Québec a les compétences humaines, techniques et financières nécessaires pour faire la souveraineté » a cru de 3 points, pour atteindre 60%. La proportion de ceux qui croient que « le Québec a le droit de se séparer » a cru de 5 points, pour atteindre 66%. La proportion de ceux qui croient que « la souveraineté politique du Québec est réalisable » a cru d’environ 12 points, pour atteindre 52%. Certes, la pédagogie peut encore améliorer chacun de ces scores. Mais force est de constater que nous ne somme pas devant un puits d’ignorance ou d’inconscience, bien au contraire. Ces deux séries de chiffres démontrent au contraire un niveau de politisation et de lucidité admirable.

Les Québécois ne sont pas des idiots. Ils posent un regard réaliste sur la situation politique. Ils comprennent les enjeux et ont intégré, en majorité, la quasi totalité des arguments souverainistes, y compris sur le droit et la capacité du Québec de faire la souveraineté. Et ils nous disent surtout très clairement une chose: pour l’instant et pour l’avenir prévisible ils ne feront pas le saut. Oublions un instant les sondages : l’attitude de l’électorat à la veille de l’élection québécoise de novembre 1998 est éloquente. Informée de la possibilité d’une forte victoire péquiste, donc de l’obtention de conditions annonciatrices de référendum sur la souveraineté, une partie de l’électorat a retenu son vote ou l’a déporté sur l’ADQ, pour couper son élan au processus souverainiste. L’apparition de la « condition gagnante » a servi de signal d’alarme à un électorat qui refuse de se laisser entraîner dans cette direction. On peut le déplorer, on ne doit pas l’ignorer.

C’est pourquoi un effort pédagogique supplémentaire a peu de chance de porter fruit là ça compte : dans l’intention de vote souverainiste. Les Québécois ont développé un blocage, non parce que nos arguments sont mauvais, mais parce qu’ils craignent l’échec du divorce. Et je crains que loin de nous récompenser de nos efforts de pédagogie, les électeurs ne veuillent punir les souverainistes aux urnes, comme ils l’ont fait en novembre 1998, pour leur insistance à foncer vers un référendum.

Un oubli fatal : l’incidence de l’élection fédérale

Que va-t-il se produire si on reste sur la voie actuelle? L’étranglement financier opéré par le couple Chrétien-Martin a des effets majeurs sur les finances publiques québécoises. Ceux qui pensent que « le pire est derrière nous » s’illusionnent. Au delà des baisses d’impôts et des réinvestissements en santé et en éducation, la manne n’est pas de retour dans les ministères québécois, et plusieurs clientèles comprendront cette année que des budgets sont réduits, pas augmentés. L’an prochain ? Idem.

Sur ce fond de grogne collective on assistera, d’ici à l’élection fédérale, à la plus grande distribution de subventions canadiennes de notre histoire. Puisés à même des surplus gargantuesques, les chèques arborant l’unifolié prépareront l’élection auprès de segments d’électeurs déçus par un gouvernement québécois désargenté.

Si ce scrutin était tenu aujourd’hui – donc avant que les choses empirent — le Parti de MM. Chrétien et Dion récolterait 45% du vote (à la fin de mars 2000, donc malgré C-20, sa crise de leadership et les scandales dans son comté, davantage que le Bloc québécois. Le report graduel du vote naguère conservateur sur les libéraux, depuis que Jean Charest a quitté la direction conservatrice fédérale, élargit continuellement cet écart.

Réfléchissons à la signification de ce résultat. Pour la première fois en 20 ans, les trudeauistes remporteraient l’adhésion d’une majorité simple de Québécois. En 1984, les électeurs s’étaient unis pour faire payer aux trudeauistes le prix de leur coup de force de 1982. En 2001, au contraire, le parti de M. Chrétien, ayant isolé le Québec dans l’Union sociale, ayant ravi une partie de son financement social, ayant imposé un veto à son droit de disposer de lui-même, se verrait récompensé. Les trudeauistes triomphants en tireraient la conclusion que les Québécois approuvent, a posteriori, l’ensemble de leur oeuvre de marginalisation du Québec.

Déjà, à 45%, Jean Chrétien pourrait prétendre parler au nom d’une plus forte proportion de Québécois que Lucien Bouchard ou que Jean Charest. Politiquement, ce serait le plus dur coup jamais porté à l’Assemblée nationale. Rien dans la stratégie de « la grande porte » ne permet d’éviter cet échec. Au contraire, elle l’amplifie.

Car si on comprend bien, l’élection fédérale de 2001 surviendra en plein milieu de la grande campagne pédagogique préparative à un référendum sur la souveraineté qui sera présenté, du moins dans le discours public, comme prochain, sinon imminent. Mais sachant que les Québécois sont 73% à refuser ce référendum — et même si cette proportion devait se réduire quelque peu, grâce à la pédagogie –, les candidats de M. Chrétien diront qu’un vote pour le PLC est un vote contre le référendum. Ce sera tout à fait vrai. La stratégie de la grande porte offre donc à M. Chrétien un réservoir supplémentaire de mécontents qui lui permettrait d’améliorer encore son score et de se rapprocher – c’est parfaitement concevable – de la barre des 50%.

Si vous trouvez les souverainistes moroses, ces temps-ci, songez au recul que représenterait l’obtention par MM Chrétien et Dion d’une majorité simple ou absolue de votes québécois. Le choc réduirait à néant la crédibilité du gouvernement (et de l’opposition) du Québec face à Ottawa, aux provinces, au monde. Cette élection marquerait l’entrée officielle du Québec dans son déclin politique. Il ne resterait plus qu’une fin de mandat à un PQ démoralisé et démobilisé. Il serait trop tard pour emprunter quelque sortie de secours que ce soit.

(fin)