La mémoire historique fêlée de François Legault

Jean Drapeau en avait fait une obsession. Il était convaincu que Charles de Gaulle ne pouvait en aucun cas avoir dit ce qu’il avait dit, ou tout au moins avoir voulu dire ce qu’il avait semblé dire. Cela avait été, au mieux, pensait le maire de Montréal, un « accident ». Nommé ambassadeur à l’UNESCO en 1987, Drapeau réunit un jour plusieurs collègues pour leur poser cette question : Si un chef d’État vient chez vous et dit « Vive (votre pays) libre », il veut dire qu’il est déjà libre, non ? C’était un peu pathétique, m’a raconté un témoin de la scène, et suscita les regards médusés des autres ambassadeurs.

Drapeau avait tout fait pour éviter l’accident, en juillet 1967. Se rendant au balcon de l’hôtel de ville quelques heures avant l’arrivée de son hôte, Drapeau est choqué de voir qu’on y a installé un micro. Il demande qu’on le désinstalle. Il semble vouloir réserver la parole présidentielle aux notables de la ville qu’il a conviés sur la terrasse située à l’arrière du bâtiment.

Lorsque l’illustre invité arrive à l’hôtel de ville, le maire lui demande s’il est fatigué. « Pas du tout ! » lui répond-il. Le maire l’emmène vers son bureau. Dehors, la foule scande « On veut de Gaulle ! » Le général dit au maire : « Il faut que je salue la foule ! »

Le diplomate français Bernard Dorin, présent, raconte que le général se déplace alors au pas de charge vers le balcon. Le maire Drapeau, beaucoup plus petit, doit presque courir pour le rejoindre. « C’était une scène comique », dit Dorin.

Au balcon, de Gaulle salue la foule. Elle crie : « Un discours ! Un discours ! »

« Il faut que je leur parle », dit le général au maire.

« C’est impossible, M. le Président, il n’y a pas de micro », plaide Drapeau.

Drapeau raconte la suite : « Par infortune, le technicien du matin était de nouveau là, et il dit : “Je l’ai caché derrière le rideau, mais je peux le remettre en marche” ; et, en deux gestes, il le fait, avant que j’aie eu le temps de réagir. » Bon prince, Drapeau aide même le technicien à déplacer le micro vers le centre du balcon.

Après le discours, le maire a le cran de dire au président : « Vous savez, mon général, que Vive le Québec libre ! est un slogan employé par les séparatistes. » De Gaulle réplique : « Mais on s’en fout, monsieur le maire ! »

L’idée que le président français, héros de la Seconde Guerre, géant de l’histoire moderne, vienne d’appeler à l’indépendance du Québec n’arrive pas à entrer dans les têtes. Dans Le Devoir du lendemain, Claude Ryan titre son article « Qu’a voulu dire le général ? ». Comme beaucoup d’autres commentateurs, et comme 65 % des Québécois le diront au sondeur CROP, il n’a pas pu appuyer l’indépendance. Seulement la volonté d’affirmation des Québécois au sein du Canada, ce que désirent alors autant le gouvernement de Daniel Johnson que l’opposition libérale de Jean Lesage.

Le diplomate canadien Lionel Chevrier a l’occasion de vérifier la chose, le lendemain, car il accompagne dans sa voiture le président pour sa visite à l’Expo. Il lui dit que sa déclaration du balcon est bienvenue, si elle implique que le Québec reste dans le Canada.

« Mais, monsieur, réplique le Général, il ne peut en être question ! »

Pour bien clarifier les choses, lors de son retour en France, lors de sa première conférence de presse en novembre, de Gaulle affirme qu’il est dans l’ordre des choses que le Québec devienne « un État souverain, maître de son existence nationale, comme le sont par le monde tant et tant d’autres peuples, tant et tant d’autres États, qui ne sont pourtant pas si valables, ni même si peuplés, que ne le serait celui-là ».

* * *

François Legault a déclaré ces jours derniers : « Je pense que René Lévesque l’a pris au premier degré, c’est correct, mais c’était aussi pour dire que le peuple [québécois], la nation québécoise doit s’affirmer dans le Canada. » Il aurait été acceptable de l’entendre, en juillet 1967, douter que de Gaulle ait vraiment parlé d’indépendance au balcon. Il aurait été étrange qu’il répète cette sornette après la conférence de presse du Général de novembre, mais une partie de l’élite fédéraliste, dont Jean Drapeau et Gérard Pelletier, a longtemps insisté pour dire qu’il y avait de l’ambiguïté là où tout était clair.

La publication par le ministre gaulliste Alain Peyrefitte, en 2000, des carnets où il avait noté les déclarations de de Gaulle sur une foule de sujets, dont le Québec, y compris lors des rencontres des conseils de ministres, est venu faire éclater la vérité sur la précocité et la constance avec laquelle, depuis 1960, de Gaulle s’était convaincu que l’indépendance du Québec était souhaitable et inévitable. (J’ai offert la dernière synthèse disponible de l’évolution de la pensée du général dans mon De Gaulle, l’indépendantiste.)

Que François Legault, 25 ans après notre connaissance complète des faits, assis dans le bureau du grand homme, ait eu l’audace de travestir sa pensée, alors même que son fantôme rôdait aux alentours, est à la fois une insulte à de Gaulle et, en prime, à René Lévesque, accusé d’avoir mal interprété le général. Dans l’affaire du Québec, de Gaulle avait un grand regret. Que Daniel Johnson n’ait pas eu le cran, après la visite de juillet 1967, de faire l’indépendance. Johnson n’était, a-t-il dit avec dédain, qu’un « politicien de province ». C’est sans doute ce qu’a pensé aussi son fantôme, entendant Legault médire de lui et de l’histoire.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

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