La roulette nucléaire russe

Le mot « vitrifié » est généralement utilisé pour décrire l’état dans lequel une explosion nucléaire laisse, derrière elle, la matière. Mais à observer comment, cette semaine, les Polonais et les Américains ont échoué à livrer aux Ukrainiens une trentaine d’avions Mig-29 qui aurait pu changer l’équilibre des forces et mettre les Russes sur la défensive à l’aube de leur assaut sur Kiev, on peut penser que la vitrification a déjà eu lieu. Au dictionnaire des synonymes, on trouve côte à côte « vitrifié » et « intimidé ».

L’intimidateur est, évidemment, Vladimir Poutine. En laissant planer, comme il l’a fait dès les premiers jours du conflit, la menace nucléaire, il a réussi à dissuader les Occidentaux à poser les seuls gestes qui permettraient d’empêcher la lente et sanglante prise de l’Ukraine : les renforts aériens déjà cités, l’interdiction de l’espace aérien par l’aviation de l’OTAN ou encore le pilonnage des forces d’invasion russes par des armes conventionnelles.

Les pays de l’OTAN préfèrent absorber jusqu’à cinq millions de réfugiés, constater l’usage, illégal par les Russes, de bombes à fragmentation, le bombardement, contraire aux traités, d’hôpitaux et d’immeubles civils, plutôt que de jouer à la roulette nucléaire russe.

La gesticulation nucléaire

Il serait irresponsable d’affirmer que le risque de l’utilisation de l’arme nucléaire par Poutine n’existe pas. Mais souhaiter le risque zéro conduirait non seulement au lamentable échec de l’affaire des Mig-29, mais à tout geste qui pourrait susciter l’ire de Poutine. Pourtant, chaque jour, nous livrons aux Ukrainiens des armes antichars et antiaériennes dernier cri. Pourtant, le Congrès américain vient de voter pour 6,5 milliards de dollars afin de déployer des troupes dans les régions alliées et fournir de l’équipement militaire aux ennemis de Poutine. Pourtant, nous avons collectivement déclaré la guerre à l’économie russe.

Le dictateur aurait pu choisir n’importe laquelle de ces actions comme prétexte pour faire pleuvoir ses radiations. Il ne l’a pas fait. Chez les experts de ces questions, il existe une expression cynique : la gesticulation nucléaire. Il s’agit de l’expression, par un chef d’État, d’une menace nucléaire à des fins de pure intimidation. Nikita Khrouchtchev, au tournant des années 1960, en était le champion. Richard Nixon, pendant la guerre du Vietnam, avait laissé courir le bruit qu’il pourrait lancer la bombe A ou H sur le Nord. Le tyran nord-coréen gesticule à intervalle régulier.

Puis, il y a les moments où on a pensé plus sérieusement que l’arme ultime s’apprêtait à sortir des silos, des sous-marins ou des hangars. Pendant la guerre de Corée en 1950, la crise du canal de Suez en 1956, la crise des missiles de Cuba en 1962, la guerre frontalière entre l’Union soviétique et la Chine en 1969, la guerre du Vietnam au tournant des années 1970, la guerre de 1999 entre l’Inde et le Pakistan.

Pendant les 77 ans qui nous séparent de la seule utilisation de l’arme atomique de l’histoire, par les Américains au Japon, en 1945, rien ne s’est produit. Pas parce que les dirigeants estimaient que toute utilisation d’une arme nucléaire conduirait à l’annihilation de la planète. Ils possèdent depuis longtemps des armes nucléaires tactiques, à petite portée, qui ne sont pas de nature à provoquer l’apocalypse. Ces armes ont fait l’objet de milliers de discussions sur leur utilisation, mais n’ont jamais été employées.

Le tabou nucléaire

Cumulativement, la retenue des dirigeants de trois quarts de siècle — élus et dictateurs, têtes froides et têtes brûlées — alimente ce que les spécialistes appellent le tabou nucléaire. La terrifiante responsabilité de briser ce tabou devant l’histoire augmente avec chaque génération de dirigeants pratiquant l’abstinence atomique. À entendre les opposants à une intervention plus directe de l’OTAN en Ukraine, Poutine serait disposé à briser le tabou. Il lui faudrait rompre ainsi avec la doctrine nucléaire russe, qui a établi que ce pas ne serait franchi qu’en cas d’attaque sur le territoire russe lui-même ou qu’en riposte à une attaque nucléaire ennemie imminente. Rien de cela n’est à l’horizon.

Mais faisons rouler les scénarios. Admettons que Poutine veuille réagir atomiquement à la présence d’avions de l’OTAN venus renforcer les positions ukrainiennes. Le spécialiste Michel Fortmann, de l’Université de Montréal, évoque le principe de l’escalade pour désescalader. C’est lorsqu’un belligérant pose un geste dramatique dans l’espoir de calmer l’adversaire. En entrevue au Devoir, Fortmann pose l’hypothèse de l’utilisation d’une arme nucléaire tactique contre un lieu d’où proviendraient les troupes de l’OTAN, par exemple un centre de commandement situé en Pologne. Le dommage serait réel, mais moins lourd que la destruction d’une ville comme Kiev.

Pavel Felgenhauer, spécialiste de la défense basé à Moscou, a expliqué à la BBC qu’une « option serait de faire exploser une bombe nucléaire quelque part au-dessus de la mer du Nord, entre le Royaume-Uni et le Danemark, et voir ce qui va se passer ».

L’essentiel, si on se rend là, est le risque d’escalade. Or, il n’existe aucun scénario où l’Occident répondrait à une arme nucléaire tactique ou lancée sur la mer par une riposte nucléaire, quelle qu’elle soit. La riposte viendrait par une augmentation du pilonnage des positions russes, sur le terrain ukrainien, avec des armes conventionnelles, additionnée peut-être d’une intensification de la guerre cybernétique, où rien n’a encore été fait pour mettre hors ligne des infrastructures russes.

Poutine serait donc le seul à briser le tabou. Que ferait-il ensuite ? Aller plus loin dans le nucléaire supposerait que le dictateur a perdu la boule, ce que ses interlocuteurs occidentaux récents démentent. Il habite sa propre logique, rapportent-ils, mais reste rationnel. Gustav Gressel, spécialiste au Conseil européen des relations internationales, résume au New Yorker la posture de Poutine ainsi : « Il n’a plus d’autres cartes disponibles dans son jeu que de jouer avec la peur qu’ont les Européens d’une guerre nucléaire. Mais c’est un jeu, rien de plus. » Pour l’instant, à ce jeu, il gagne. L’Occident est vitrifié. Les Ukrainiens sont sacrifiés.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)


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4 avis sur « La roulette nucléaire russe »

  1. Eh oui, roulette russe. Au sein de montagnes russes. Et ‘poupées russes’?

    Une « option serait de faire exploser une bombe nucléaire quelque part au-dessus de la mer du Nord, entre le Royaume-Uni et le Danemark, et voir ce qui va se passer » ?

    C’est ce qu’avait recommandé un bon gars jadis au président des USA, en 1945; d’au lieu de faire sauter le Japon même, d’emmener ses principaux dirigeants en un grand désert et y faire éclater leur Bombe épouvantable; afin de les convaincre ainsi, en capitulant, d’éviter la destruction d’Hiroshima et Nagasaki, ainsi que l’odieux carnage de leurs habitants. Il a refusé, le président. Il avait le coeur aussi affable que Poutine. Qui, lui, oui, joue sur la peur occidentale. Et qu’ça marche !…

    L’Occident est un modèle sinon LE Modèle de peur. L’art du trop peu trop peur.

    À l’évidence, ainsi, ce qu’on fait pour l’Ukraine est, gigantesquement, trop peu.
    Et ce en raison d’un trop-peur. Trompeur. De « pleutres », comme vous dites.

    Trudeau père et Reagan eussent-ils été là, ça ne se serait pas passé ainsi!

    Vrai aussi ce que disiez-vous, il y a deux semaines :
    « Ne pas être présents là, maintenant, au cœur de l’action, n’est-ce pas renoncer à ce qui nous unit comme êtres libres ? »

    On a renoncé. À la dignité humaine. À la liberté humaine. À notre commune

    humanité…

    les Ukrainiens étant aujourd’hui considérés comme n’en faisant pas partie

    d’humanité nôtre / sacrifiés sont-ils sur autel d’hypocondrie occidentale.

    Beaucoup de figures anciennes reviennent : Ponce-Pilate, la Vierge…

    Lors de la Première Guerre, Notre-Dame de Fatima avait demandé avec
    force intensité que la Russie fût consacrée à son Sacré-Coeur…
    Or, aujourd’hui encore, le pape s’avère, suprêmement, incapable de…
    simplement, seulement, clairement reconnaître que c’est la Russie…
    l’Agresseur !

    On est bien ‘servis’, n’est-ce pas?

    L’enfer, jadis, était ‘dessous’; aujourd’hui il est au ciel, au-dessus d’Ukraine.
    Et impossible de l’arrêter de pleuvoir son feu, assure-t-on.

    19 : ça, c’est funeste / ils sont 19 les « gardiens du Feu » d’Islam
    (par ‘Feu’, comprendre enfer)
    19 : ils étaient au nombre de 19 les député.e.s montréalais ayant
    voté contre la loi 21!
    19 : le dernier virus, mondial, mortel, n’était-il pas 19 ?
    (en ce moment c’est le vi russe, ensuite vie russe)

    19 : nombre d’années depuis déclenchement il y a 19
    ans exactement aujourd’hui de la guerre À l’IRAK

    Bref, non, ce n’est pas une bonne idée de tout laisser faire à Poutine et…
    se contenter de « « r’garder l’show » » à ‘télé…

    C’est affreux, épouvantable, inqualifiable, ce qu’il fait (faire) c’gars-là ?

    Ce n’est pas moins affreux, épouvantable, inqualifiable et impardonnable
    qu’on le lui laisse faire, nous. C’est ce qu’en dira inévitablement l’Histoire.

  2. Il y a un moyen plus simple et plus direct: que l’Europe renonce TOUT DE SUITE, peu importe le choc pétrolier qui s’en suivrait, au pétrole et au gaz inondés de sang du régime mafieux de Poutine jusqu’à ce que ce dernier soit renversé par ses barons mafieux aidés de la population réduite à revivre submergée par les pénuries comme sous les Soviets.

    Voilà LA sanction économique ultime qui tarirait cette guerre absurde à la source même, une bonne fois pour toutes. Nous n’en sortirons pas dans le monde libre tant et aussi longtemps que la Russie ne suivra pas l’exemple de l’Ukraine en marchant dans les pas de sa démocratie qui était en train de réussir avec beaucoup de brio.

  3. Excellente analyse
    Putin est un bully et leur mo est l’intimidation. C’est leur façon de fonctionner. Soit on leur répond avec une menace encore plus grave que celle qu’ils font ou on «  call their bluff »
    Je suis pour les MiGs

  4. Normalement, les occidentaux auraient dû empêcher cette salle guerre. Mais, leur mépris de la Russie nous à conduire là où nous sommes aujourd’hui. Tant que les occidentaux ne sont pas le Créateur. Leurs sanctions , puissant qu’ils soient ne changera rien sur le terrain. Ils vont souffrir, oui mais, ils vont surmonter. Le simple covid-19 dépasser déjà les Politiciens à bien gérer. Imagine alors une guerre nucléaire/biologique ? La sécurité d’un pays ne doit pas compromettre la sécurité d’un autre pays en aucun cas. Le jour où les occidentaux reconnaissent ce principe, il n’aurait plus la guerre. L’OTAN a officiellement reconnu la Russie comme une adversaire/ennemie. Donc, tout pays membre de l’OTAN sont automatiquement les adversaires de la Russie. Si le président de l’Ukraine était sage, il devrait même abandonné l’affaire de l’OTAN. Mais, on sais que il y a un agenda caché . Aujourd’hui les Ukrainien meurent à cause de une décision égoïste et dangereuse d ‘un Président. En écoutant la rhétorique et les actions des Occidentaux, la guerre est loin d’être fini. Ils se préparent et exploitent tout les moyens comme un vert légal devant les yeux du monde pour officiellement entre dans la guerre. La Russie alors, sera en face 30 pays dans un guerre de live or die. Qui souhaite la suite ? Politiciens , Attention ! Baissons nous égos et sauver l’humanité. Je ne pense même pas que les États-Unis accepteront un jour que le Cuba engage un accord qui vas permettre les Russes de s’installer au Cuba militairement comme ils veulent. Et c’est ça l’affaire !

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