La stratégie de l’Alberta, de l’ouvrage bien fait

Le discours à la nation prononcé lundi soir dernier par la première ministre albertaine était en tous points remarquable. Bon, elle n’a pas dit « nation », car il est compliqué d’inventer une « nation » provinciale qui rendrait les Albertains distincts de la plupart des autres Canadiens anglais. Retirez le pétrole de l’équation, vous n’aurez plus de point d’appui pour un mouvement autonomiste albertain.

Mais il est là, tout ce pétrole, et il constitue le carburant de la crise d’unité canadienne que la première ministre est en train d’organiser, dans les 18 mois qui viennent. Décomposons sa posture stratégique et son message.

1. Un statu quo déclaré intolérable. Danielle Smith normalise et renforce le discours voulant que la province soit victime d’une énorme injustice. « Au cours des dix dernières années, les gouvernements libéraux successifs à Ottawa, appuyés par leurs alliés néodémocrates, ont déclenché un raz-de-marée de lois, de politiques et d’attaques politiques ciblant directement l’économie de l’Alberta. » Ces « attaques » et ces « politiques destructrices » sont désormais « insupportables ». Aux dernières élections, le parti et les ministres responsables de cette agression ont été reconduits au pouvoir, contre le vœu des Albertains.

2. Des exigences claires et ambitieuses. L’Alberta exige la négociation bilatérale avec Ottawa d’un accord contraignant qui doit inclure : la garantie d’obtenir un oléoduc vers les Maritimes, un autre vers un port d’eau salée en Colombie-Britannique et un accès à l’Arctique ; le retrait de toutes les lois fédérales sur l’environnement qui ont une incidence sur le pétrole, ou sur le plastique ; une réforme de la péréquation pour que l’Alberta en reçoive, par personne, autant que le Québec, l’Ontario et la Colombie-Britannique (on suppose une moyenne des trois).

3. Un délai serré. Parallèlement, une consultation démarrera sous peu pour définir un cahier d’objectifs pour l’avenir de la province. Ces propositions seront soumises à un référendum au cours de 2026. Il est impossible de prévoir la demande qui sera formulée, mais deux choses sont claires : le gouvernement ne proposera pas, lui, la souveraineté ; il est certain qu’il s’agira d’une forme d’autonomie plus grande au sein du Canada, nécessitant un changement constitutionnel quelconque.

4. Un second référendum, simultané. Le parti de Mme Smith a toujours promu la démocratie directe. Il vient de modifier la loi qui permet aux citoyens de déclencher un référendum sur la question de leur choix. Il fallait précédemment 600 000 signatures pour y arriver, il en faut maintenant 177 000, sur près de trois millions d’électeurs inscrits. Un sondage Angus Reid publié jeudi révèle que si 37 % des Albertains votaient aujourd’hui Oui à la souveraineté de leur province — un record historique —, 48 % souhaitent la tenue d’un tel référendum. Il est donc hautement probable qu’un référendum sur l’indépendance de l’Alberta aura lieu en 2026.

5. Normaliser les indépendantistes. Mme Smith le fait de deux façons. D’abord en ayant intégré le mot « souveraineté » dans la législation albertaine avec sa « Loi sur la souveraineté » et en disant faire la promotion d’une « Alberta souveraine dans un Canada uni ». Ensuite en dédiabolisant les indépendantistes : « Des milliers d’Albertains sont tellement frustrés par les attaques d’Ottawa contre le gagne-pain de leurs proches depuis dix ans qu’ils pensent que l’Alberta serait plus forte et plus prospère en tant que nation indépendante. C’est un sentiment compréhensible et justifié, même si nous divergeons sur la marche à suivre. Ces Albertains ne sont pas des traîtres et ne devraient jamais être traités comme tels. Ils aiment simplement leur province et leur famille et aspirent à un avenir meilleur que celui qu’Ottawa leur offre actuellement. »

6. Faire semblant qu’il y a de l’espoir. Devant ce tableau glauque et le niveau irréaliste des demandes albertaines (il faudrait que le gouvernement libéral renonce à la totalité de ses convictions environnementales et impose au Québec et à la Colombie-Britannique des pipelines contre leur gré), Mme Smith fait semblant qu’il est possible que sa province ait gain de cause. La popularité des pipelines augmente dans le pays, note-t-elle, et le nouveau premier ministre semble plus ouvert que le précédent. Elle dit choisir l’espoir plutôt que l’indépendance. On a clairement l’impression qu’il s’agit d’une étape préalable, avant de devoir constater que l’espoir est déçu.

Notons qu’il y a une importante variable québécoise dans l’équation. Angus Reid a voulu savoir si les Albertains seraient plus ou moins enclins à voter pour l’indépendance selon certains scénarios. Parmi les électeurs albertains plutôt enclins à voter Non à l’indépendance, un refus du Québec de laisser passer un oléoduc sur son sol pourrait en pousser 79 % à considérer voter Oui.

7. S’en laver les mains. Elle n’a pas été élue avec le mandat de tenir un référendum sur l’indépendance. Le programme de son parti jure fidélité au Canada. Elle se pose donc en spectatrice de la montée du sentiment souverainiste et de l’organisation de ce référendum dont, dit-elle, elle « respectera le résultat ». Pour l’instant, il n’est pas question qu’elle fasse campagne pour le Oui, encore moins qu’elle en dirige les troupes. Il faudrait pour cela, on le suppose, qu’un congrès de son parti, après l’échec des négociations, l’an prochain, lui en donne le mandat. Cela peut s’organiser. Elle incarnerait et accompagnerait ainsi les Albertains fédéralistes dans leur deuil de « la dernière chance » donnée au Canada et elle tirerait, avec eux et à contrecœur, la conclusion qu’il n’y a plus qu’un choix, l’indépendantisme.

Cliquer pour commander. Versions ePub et PDF disponibles.

En conférence de presse, mercredi, elle était remarquablement préparée pour répondre aux questions posées sur les conséquences d’une indépendance albertaine sur les droits des Premières Nations. Elle n’avait que des réponses rassurantes. Je n’ai jamais entendu, au Québec, de politiciens fédéralistes aussi zen face aux conséquences de l’indépendance québécoise.

Je me souviens d’une remarque que m’avait faite Jacques Parizeau au sujet d’une stratégie tordue, mais efficace, de Robert Bourassa : « Ça, c’est de la belle ouvrage ! » On peut en dire autant de la construction stratégique de Mme Smith… mais seulement si elle veut conduire sa province à l’indépendance. Car sinon, l’échec des négociations avec Ottawa — ou l’obtention d’une décevante fraction de ses demandes — ne pourra que nourrir la frustration des Albertains qui, s’ils ne peuvent se venger en sanctionnant le Canada, trouveront un autre bouc émissaire, plus près de chez eux. Danielle Smith joue donc simultanément l’avenir de sa province, l’avenir du Canada et son avenir personnel. Elle le fait avec un impressionnant aplomb. Avec l’étoffe des faiseurs (et des faiseuses ?) d’histoire. 

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

7 avis sur « La stratégie de l’Alberta, de l’ouvrage bien fait »

  1. Je crois que c’est une opportunité en or pour chacune des provinces pour redéfinir le Canada . Evidemment, particulièrement le Québec . Il y certainement dès pré requis, pour le Québec dont un gouvernement solide qui sait où il veut aller ! Vivement des élections!

  2. Très bon texte, Mais je regarde les principes d’une Nation. Etre fier de ses origines, de sa langue, des principes fondamentaux d’égalité, fraternité et de solidarité et qui ce tiens debout, ce qui à mes yeux est loin de décrire le Québec.

    En 2025 on est loin très loin de l’indépendance, comme Yvon Deschamps le disait, On veut un Québec indépendant et fort, dans un Canada uni.

    Je n’ai pas votre instruction ni votre expérience en politique, j’ai travaillé toute ma vie pour nourrir ma famille et aujourd’hui j’ai une pension qui me permet juste de vivre.

    Je vous écoute aux Mordus et me tiens assez à jour dans les nouvelles politique et je constate que si un jour le Québec veut devenir réellement indépendant il devra avant tout de ce séparé de Montréal cette terre supposément non cédé. Les médias ne sont concentré que sur cette région du Québec qui sont à 80% responsable des problèmes du Québec.

  3. Vos réflexions sur l’actuelle saga indépendantiste de l’Alberta me permettent d’envisager une possible continuité de l’histoire coloniale en Amérique du Nord . J’ai tout de même remarqué que plusieurs autres commentateurs politiques de RC semblent ignorer la trame de fond impérialiste de l’histoire américaine comme si les Libéraux centralisateurs du Canada étaient en parfait contrôle de la chose. Les grands changements politiques en Amérique se sont toujours réalisées dans un contexte sous-jacent impérialiste . La prise de possession des territoires autochtones par les Européens, la’’ Conquête’’ de la Nouvelle-France par l’Angleterre, la Révolution américaine, l’Impérialisme qui a donné naissance a plusieurs États Américains au dépend de l’Espagne (Mexique) en sont des exemples éloquents. Au regard de l’histoire, tous les ingrédients du changement pourraient bien être réunis aujourd’hui en Alberta. Pour citer un certain président arrogant : Il ne faut jamais dire jamais….

  4. Je pense que « Who’s that? » Smith oublie certains points comme: il va falloir payer des frais d’utilisation pour Trans Mountain qui est propriété du Gouvernement du Canada, que son pétrole sale ne trouvra pas preneur en dehors des USA, qu’en se séparant du Canada, l’Alberta nous libérerait d’une certaine obligation d’acheter son pétrole et que cette ressource n’est pas inépuisable ce qui veut dire qu’elle devra quêter ses voisins quand la ressource sera épuisée ou que le prix et la demande ne justifieront plus l’extraction. Vision à courte vue et sans avenir pour les Albertains….

  5. Très intéressant M. Lisée ,
    Le lancement de votre livre : Lévesque / Trudeau au Château Laurier de Québec fut un événement marquant .
    Des péquistes, des libéraux ,des ministres de notre gouvernement Québécois,
    Mme Louise Beaudoin était présente pour une discussion avec vous , j’ai beaucoup d’estime pour cette grande politicienne .
    Ce fut une belle soirée .

  6. Les Canadiens anglais sont plus solidaires entre eux que les québécois francophones. De plus nous subissons une migration bien orchestrée par Ottawa pour diluer nos forces. Faudrait nous réveiller pour de bon nous aussi !

  7. L’Alberta indépendante n’aura plus accès à aucun océan pour exporter son pétrole. Pas plus qu’aux grands lacs. Il ne lui restera plus que l’option de devenir le 51ième état Américain.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *